Ophélie, Le 18 mai 2019
Ces fins fils fournissant ma chevelure n’en finissent plus de blanchir. En ce sens là, le climat isorian était meilleur, plus favorable à mon immortalité. Depuis cette date fatidique où ma loyauté m’a poussée à suivre mon amie, je suis privée de cette éternelle jeunesse que je chérissais tant.
Je ressens dans chaque parcelle de ce corps trop âgé des souffrances dont je pensais être à jamais préservées. Moi, huitième Sentinelle et fidèle servante de Sophie, me déclare désarmée face au mal progressant, contaminant chaque millilitre de sang, réclamant mes organes, dérobant mon dynamisme...
La Maladie de l’Autre Monde me ravage à l’intérieur, détruisant progressivement toutes les cellules de vie à sa portée. Elle se propage tel un virus vorace, assoiffé de la vivacité qu’elle me vole impunément. Depuis des années déjà, je dépéris lentement, tout comme Aurore avant moi. Plus jeune de plusieurs siècles, le mal n'était pourtant pas clément envers elle.
Avant que son destin ne la rattrape, des traces de vieillissement se dessinaient évidemment sur sa personne. Sa beauté régalienne fanait tandis que des traits fatigués apparaissaient sur son visage, de larges cernes ne le quittant plus. Des cernes tout à fait compréhensibles pour une mère solitaire déterminée à la fois à élever correctement son enfant et à toujours fournir un travail irréprochable dans son activité professionnelle.
La fatigue n’affecte pas physiquement les Sentinelles. Il ne nous fallut que peu de temps pour deviner que nous étions victimes d’un mauvais sort. Nous le nommions la Maladie de l’Autre Monde, car nous ne lui connaissions pas d’équivalence dans le nôtre. Même si elle était plus tendre avec Aurore, d'une certaine façon, son temps était compté sans qu’elle ne puisse échapper à son étouffante étreinte.
J’ai beaucoup de mal à comprendre comment cette satanée maladie n’a jamais eu aucun effet sur Nathaniel. Il est certes plus jeune et, naturellement, plus fort, mais ce n’est qu’une maigre explication… J’aurais dû au moins pouvoir décelé certains signes.
Enfin...
Je n’ai pas trouvé de traces de l’agresseur d’Aurore. Je soupçonne une Ombre talentueuse d’être derrière ce crime parfait. Je n’ai encore pu remonter aucune piste jusque là, car tout indice m’est interdit et Sophie n’a pour l’instant pas daigné me concéder la moindre information. Une question embrume toutefois ma thèse, et elle n’est pas des moindres. Pourquoi épargner Nathaniel ?
L'assassin d'Aurore savait que celle-ci avait un fils, mais la seule explication plausible que j'ai supposé jusqu'à présent est que le criminel ne savait pas à quoi il ressemblait ni où le trouver avec certitude. Si tel est le cas, cela signifie probablement qu'il n'est pas resté dans ce monde très longtemps. Ou bien qu'il était pressé de retourner en Isoria.
L’ignorance du fils d’Aurore aurait aisément causé sa débâcle. Il n’aurait pu lutter contre la lame d’un professionnel, malgré son entraînement qui, on le concédera, n’était pas maigre, sa génitrice y ayant veillé. Face à une Ombre, sa surprise aurait été si totale qu'il ne se serait probablement même pas défendu.
Tandis que l’encre du livre de mon existence s’efface peu à peu, je prends le temps de philosopher comme je l’ai toujours fait. J’assemble les morceaux du puzzle pour mon successeur. Ces pages seront lues, cela ne fait aucun doute, car mon savoir sera nécessaire à l’avancée de notre histoire. Si mes compétences guerrières et magiques m’ont souvent fait défaut, ma plume est aussi affûtée que les piquants de Rose.
Je me contente humblement de transcrire ce que murmure Sophie à mes oreilles. D’une certaine façon, je suis plus privilégiée que les autres. La déesse a toujours aimé mon intellect. C’est pourquoi, en ce jour de déprime, je te le demande Ô toi si grande, pourquoi m’infliger cette intenable souffrance ?
Pourquoi dois-je traverser cette épreuve ? Pourquoi ne puis-je revenir célébrer avec mes sœurs la Bénédiction de l’enfant roi ? Ce millénaire de loyaux service et d’amitié ne signifie-t-il donc rien à tes yeux ? Pourquoi me torturer de la sorte si ton affection n’était pas que mensonge ?
Tu m’as comblé lorsque tu m’as transmis que Nathaniel a rejoint Rose. À en croire Aurore, le petit est appelé à devenir un grand homme. Il lui faudra d’abord parfaire son éducation mais son caractère est indubitablement sur la juste voie. Réservé, il n’est pas avare de bravoure sans que cette dernière n’aveugle non plus sa raison. Il saura choisir ses batailles, et c’est une grande vertu.
Je te l’ai envoyé comme tu me l’avais demandée, pourquoi diable n’es-tu pas plus précise au sujet de cette Dix-neuvième Sentinelle ? Nathaniel sera ta Dix-huitième, cela ne suffit-il pas ? Quel dessein entretiens-tu pour vouloir bénir deux Sentinelles le même siècle ?
* * * * *
Ophélie déposa sa plume et repoussa l’encrier à l’autre bout de la table. Habituée à recevoir Aurore quotidiennement, elle réalisait désormais que son appartement était trop vaste pour une seule habitante. Le désarroi l’accablait comme la vieillesse. Deux poisons sans remède apparent qui saisiraient sans tarder le peu de biens dont elle jouissait encore.
Certains se complaisaient à dire en Isoria que les voies de la déesse étaient impénétrables. Elle ne croyait pas ces facéties, connaissant Sophie presque autant qu’elle même. Elle avait toujours une raison d’agir. Elle prétendait être passive, que les isorians étaient libres. Pure illusion. Voilà ce qu’Ophélie en pensait. Sa simple existence influençait sa création, elle ne pouvait le nier. Laissant de côté son agacement, Ophélie reporta son attention sur le cahier dans lequel elle vidait sa négativité et toute chose qu’elle percevait comme potentiellement utile à la postérité. Des lignes apparurent devant ses pupilles désenchantées. Elle n’était plus impressionnée par l’ancienne magie, l’ayant vu à l’oeuvre à tant d’occasions.
Ophélie soupira.
Est-ce donc ce que tu attends de moi, Sophie ?