Chapitre 10 - Rêve

Elle s’était enfuie au petit matin.

Lorsqu’Ottar retourna dans la chambre avec les gardes en service et le premier médecin trouvé, Koré s’était volatilisée. L’armoire au sol, l’odeur de sang et un mot sur le lit confondaient Ottar dans une angoisse croissante. Il entendit le cliquetis des épées à moitié levées. Les gardes hésitaient, le soupçonnaient. Koré Akhylis avait succinctement écrit sur le parchemin « Je serai de retour avant l’éveil de Nabû ». Autrement dit, avant l’arrivée du printemps. Ottar contrôlait à peine ses tremblements. Il s’adressa aux gardes d’une voix serrée, mais accusatrice. La meilleure défense était l’attaque.

« L’armoire a dû faire du bruit… lorsqu’elle est tombée. Pourquoi personne n’est venu ? Le couloir était vide lorsque je suis allé chercher de l’aide… Où étiez-vous donc ?

— Nous avons entendu un grand fracas, Votre Altesse. Vers deux heures du matin. Lorsque l’on a frappé à votre porte, la reine a refusé de nous laisser entrer et nous a congédiés pour le reste de la nuit. Elle nous a assuré qu’il ne s’agissait de rien d’important… qu’elle avait renversé la table de chevet. »

À quoi pensait-elle ? Il aurait été si simple d’appeler à l’aide et de le dénoncer. Ottar aurait dû se réveiller au fond d’un cachot pour avoir blessé la dernière descendante des Akhylis. Tout n’était peut-être pas perdu. Il devait absolument la retrouver et lui parler.

 

Onze heures plus tard, Ottar se retrouvait à Harrad, village de pécheurs situé à l’embouchure d’un des effluents du fleuve Apsû, avec plusieurs centaines d’hommes. La reine avait été aperçue pour la dernière fois dans ce port de misère. Alors que le soleil se couchait derrière son dos et que la nuit s’avançait sur l’océan d’Oronte, les Harradins vivaient une crise sans précédent. Les soldats enfonçaient les portes des masures, fouillaient les navires, éventraient les sacs de marchandises. Chaque minute était précieuse. Ottar bouillonnait d’un mélange d’anxiété et de fureur. Ne pas savoir si sa faute était irréparable était insoutenable. Il ne voulait pas vivre avec la culpabilité d’avoir entraîné ses amis dans sa chute. Les soldats se tenaient à distance mesurée de leur roi. Aucun d’eux ne comprenait ce qu’il se passait, mais des rumeurs commençaient à circuler. Il était à un fil de perdre toute forme d’autorité. Pour l’instant, aucune de ses rumeurs ne laissait entendre qu’il n’était pas un en enfant de Shamash, comme il se faisait passer. Koré avait l’air de s’être évaporée sans avoir révélé le moindre détail de leur dispute.

« Votre Majesté ? »

Marduk s’avança. Il était bien l’un des rares qui oseraient s’adresser à lui pendant cette crise. Cet homme, de sept ans son aîné, lui vouait une loyauté sans faille. Ils venaient du même quartier sordide de Sialk : Sippar. Appelé le quartier des brûlés, depuis la purge menée par Vahid Akhylis. Après son couronnement, Ottar nomma Marduk, ministre des armées. Celui-ci prit alors le nom de Nesu qui signifiait lion en ancien mezdhien. Depuis sept siècles, c’est-à-dire depuis que les premiers Akhylis régnaient sur Mezdha, douze ministres formaient le Conseil et épaulaient le couple royal. Mezdha était la terre de Nergal, le fondateur lié aux étoiles. Les ministres adoptaient une des anciennes constellations à leur prise de pouvoir. Certaines traditions étaient trop ancrées dans les mœurs des Mezdhiens pour être changées. Même par le roi. Cependant, rien n’empêchait Ottar de continuer d’appeler ses proches par leurs véritables noms.

« Marduk. J’espère que tu as des nouvelles qui en vaillent la peine.

— Les soldats de la 4e division ont confirmé nos hypothèses. Sa Majesté la Reine a dérobé une barque au sud de Sialk et a descendu l’Apsû sans poser pied à terre jusqu’à atteindre Harrad. Nous n’avons pas trouvé de complice. Il semblerait qu’elle ait agi seule. Un marchand de poissons qui vit au port aurait aperçu la reine… » Marduk hésita à continuer.

« Qu’a-t-il vu ? » La journée avait plus que pesé sur sa patience et il ne cherchait pas à dissimuler son ton menaçant.

« Il semblerait que la Reine ait embarqué sur le navire de Dagan le Fossoyeur.

— Pardon ? »

Instinctivement, les soldats à ses côtés sur la place s’éloignèrent un peu plus. Il était à deux doigts de craquer. Ottar n’était normalement pas si émotionnel. Il était pragmatique, brillant, ambitieux et optimiste. Il pouvait garder un sang-froid exemplaire, même dans les situations les plus désavantageuses. Sinon, comment aurait-il pu devenir le roi du plus puissant des Six royaumes, alors que rien ne l’y prédestinait ? Il voyait de la stupeur dans le regard de Marduk. Jamais son ami d’enfance ne l’avait vu ainsi.

Ottar s’efforça de reposer sa voix.

« Général Nesu. Expliquez-moi comment une jeune fille de dix-neuf ans, qui a passé ses quinze premières années à être cloîtrée dans un temple et nourrie à la pâte de haricot, a pu échapper à la surveillance des soldats les mieux entraînés du royaume, à celle de deux cents gardes postés nuit et jour sur les murs extérieurs de la ville ? Qu’elle ait parcouru plus de 40 lieues à bord d’une chaloupe volée sur le fleuve le plus fréquenté du royaume et qu’elle ait finalement intégré la flotte d’un des pirates les plus sanguinaires des océans d’Oronte et de Pasiphe ? »

Une part de lui, qu’il refusait d’écouter, était plutôt impressionnée.

Le lion ne dit rien. Il était incapable de lui fournir une réponse satisfaisante.

Les gens étaient prévisibles. Sa femme ne faisait pas exception. Ottar avait cerné sa personnalité en quelques jours seulement. Il n’était guère étonnant que la fille de celui que l’on surnommait l’Aigle des Akhylis ait rêvé de fuir sa vie de palais, en quête de liberté.

Il était en revanche impensable qu’elle ait réussi.

« La 4e division continue de mener les interrogatoires. Nous devrions découvrir sous peu comment la reine a pu convaincre le Fossoyeur de la prendre sous son aile, avança Marduk. »

Derrière lui, Ottar entendit presque imperceptiblement un soldat étouffer un ricanement. Puis, tout bas, il l’entendit chuchoter une possible réponse à sa dernière question, en rapport avec les formes avantageuses de la reine.

Marduk blêmissait à vue d’œil, tandis qu’il voyait les lèvres de son roi s’étirer en un sourire qui n’avait rien de chaleureux. Pourtant, celui-ci était sincèrement ravi de ce qu’il venait d’entendre. Certes, la violence ne résolvait rien. Bien au contraire, il se trouvait dans ce pétrin parce qu’il avait levé la main sur la personne qu’il avait juré de protéger. Peu importait que son geste fût un accident. À son âge, il n’avait aucune excuse de ne pas avoir contrôlé ses flammes… Inutile de se lamenter, il devait avancer. Au vu de la situation, il devait se concentrer en priorité sur la recherche de la reine. Sa raison lui soufflait également qu’il devait urgemment rassurer ses troupes et son peuple. Il n’avait pas pour principe de se battre avec les plus faibles, mais… un soldat pouvait difficilement se comparer à une victime sans défense, n’est-ce pas ?

Ottar ne voulait pas être raisonnable.

Depuis qu’il gouvernait sur Mezdha, il passait ses journées soit assis à un bureau, soit à voyager de ville en ville pour jouer le souverain bon et diplomate. Il s’amusa de constater que la mémoire des Mezdhiens était fugace. Lorsque Koré lui remit la couronne, peu étaient ceux qui ignoraient le passé controversé de leur nouveau roi. Chaque survivant de Sippar avait dû apprendre à user de ses mains pour s’en sortir. Être intelligent ne suffisait pas lorsque l’on était au cœur de la misère humaine. Ses ennemis n’avaient pas eu tort de craindre son ascension.

Il n’avait pas pour principe de se battre avec les plus faibles… mais il n’était certainement pas innocent.

Il se retourna lentement vers l’officier indiscret.

Ottar observa avec perversion la peur transformer le visage du soldat, alors même que celui-ci entrevoyait les conséquences de ses propos déplacés. Sous les regards médusés de ses soldats et des quelques Harradins qui se trouvaient aux alentours, Ottar le mit à terre, d’un seul crochet droit.

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Cléooo
Posté le 31/08/2024
Ah, j'aurais pensé à quelque chose de plus définitif qu'un crochet du droit !

(Bonjour, au passage ^^)

Aussi, vu qu'elle a réussi à l'assommer sans trop de mal, je suis surprise qu'il s'étonne qu'elle ait réussi à fuir. Elle a visiblement plus d'un tour dans son sac.


Quelques remarques au fil de ma lecture :

"confondaient Ottar dans une angoisse croissante" -> cette phrase m'a laissée un peu dubitative. Confondaient Ottar, c'est-à-dire pointaient vers lui? Mais du coup, pourquoi "dans une angoisse croissante"?

"effluents du fleuve" -> ce n'est pas plutôt "affluent" dans ce contexte ?

"Ne pas savoir si sa faute était irréparable était insoutenable." -> formulation un peu lourde, c'est dur à lire.

"un en enfant" -> ? un mot de trop je crois

"l’un des rares qui oseraient s’adresser" -> qui aurait osé
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