Chapitre 9 - Baptiste

Cinq mois et treize jours plus tard, le 15 octobre de l’an 344 du calendrier Sauffroy

La gamine assise face à Baptiste dans le compartiment lui donnait régulièrement des coups de pied, mais peu lui importait. La petite ne devait pas avoir quatre ans et surtout, rien ne pouvait le mettre de mauvaise humeur aujourd’hui. Après avoir passé son été à enchaîner les petits boulots, Baptiste était enfin installé dans le train à destination de Sialk. Il allait passer sa dernière année d’études dans l’ancienne capitale de Mezdha, comme il en avait si souvent rêvé. Qui sait, peut-être qu’il ne voudrait plus jamais retourner à Dane. 

Sialk était une ville aussi mythique que mystérieuse pour quelqu’un comme Baptiste. Les historiens étaient convaincus que les secrets du royaume déchu de Mezdha étaient dissimulés entre ses murs. Vincent vivait à Sialk depuis près d’une dizaine d’années et aux dernières nouvelles, ils ne s’installeraient ailleurs pour rien au monde. Baptiste espérait retrouver son oncle pour l’aider dans ses travaux. Entre les lignes de ses courriers, ce dernier laissait entendre qu’il avait trouvé des possibilités d’avancer qui auraient été inenvisageables sur le continent. S’il était parfaitement honnête avec lui-même, Baptiste avait une deuxième raison d’être si heureux de quitter le continent. Jamais il ne l’avouerait de vive voix, mais il était soulagé de s’éloigner de ses parents. L’ambiance à la maison était devenue étrange depuis leur retour. C’était comme s’ils avaient oublié comment vivre ensemble. Baptiste ne supportait plus les silences gênés qui emplissaient leur cuisine pendant les repas en famille.

Le wagon était bondé. Seulement deux trains transitaient chaque jour entre Fontfroide et Sialk. Baptiste avait choisi le voyage de nuit, dans sa version la plus économique. Autrement dit, sans banquette. Dire qu’il n’avait pas beaucoup dormi serait un euphémisme. À l’aube, le wagon semblait s’être transformé en champ de bataille. Des odeurs de sueur, de pieds et de nourriture tiède emplissaient l’air. Il restait encore trois heures de trajet… Sialk ne possédait pas d’aéroport, contrairement à Fontfroide, la véritable capitale économique du duché de Mezdha. Cette ville côtière, à l’est du pays, s’était grandement développée après l’annexion du royaume de Mezdha à Erret par Claude Sauffroy Ier en l’an 29. Ce développement s’était fait au détriment de Sialk, l’ancienne capitale, qui était plus éloignée d’Erret. Depuis 300 ans, Sialk s’était lentement engluée dans une pauvreté inexorable. Quoi qu’en dise l’actuel Duc de Mezdha et sa direction de communication, la ville était à la merci des gangs de quartiers. Il était extrêmement déconseillé de s’aventurer à l’aveuglette dans les rues de la ville. Seuls les quartiers historiques, dont celui qui entourait l’ancien palais des Akhylis, la bibliothèque et l’annexe de l’université Beausel étaient activement surveillés par la police. Ils étaient relativement sûrs pour les touristes.

Les passagers étaient nombreux à être venus en famille. Les vacances scolaires d’automne commençaient ce samedi même. Alice et Benoît emmenaient sa sœur Félicie dans un chalet vers Canères pour deux semaines. Les étudiants de Beausel n’avaient pas encore fait leur rentrée. L’académie Beausel fermait pendant plusieurs mois entre deux années scolaires pour laisser le temps à la future élite de la nation de faire leurs premiers pas dans le monde du travail. Pour les stagiaires qui n’avaient rien à craindre de leur avenir grâce au réseau de papa et maman, cette période se traduisait par deux mois supplémentaires de vacances sur les plages de Kalahari. La rentrée du campus de Sialk pour les quatrièmes années était officiellement dans huit jours. Baptiste comptait profiter de cette semaine pour prendre ses marques dans cette nouvelle ville. C’était la première fois qu’il partait si loin. Non qu’il ne soit pas habitué à vivre seul.

Ses paupières se refermaient fréquemment. L’étudiant avait terriblement besoin de café, mais aller au wagon-bar était probablement une mauvaise idée. Au vu de l’état de celui de la troisième classe, il avait de grandes chances de finir par tomber malade. Dans le coin de son champ de vision, il entraperçut une personne qui entra dans le wagon. Il mit quelques secondes à comprendre ce qui avait retenu son attention. Lorsqu’il se concentra à nouveau, il vit avec stupeur Constance Valois enjamber des sacs laissés au milieu du chemin. Elle ne l’avait pas vu. Baptiste saisit son guide de Mezdha (acheté la veille) et s’y cacha derrière. Sa voisine de quatre ans dut trouver son comportement comique, car elle se mit à rire, ou plutôt à pousser des cris stridents, et à essayer d’attraper son livre. Gagné. Constance le repéra immédiatement. C’eût été trop beau qu’elle l’ignore. Sa camarade d’université s’avança, plus déterminée que jamais. Il prit une inspiration avant de demander :

« Qu’est-ce que tu fais là ? » Il en oubliait de la saluer. Il n’avait pas eu de nouvelles de Constance depuis au moins quatre mois et avait espéré que ça resta ainsi. Il l’avait assez facilement évité jusqu’aux partiels de leur troisième année à l’académie.

« Je te cherchais, voyons. Tu ne pouvais pas te mettre plus loin encore ? dit-elle d’une voix haute et claire. Prends tes affaires et viens, je suis dans la première voiture. Qu’est-ce que ça sent mauvais ici. » Elle plissa le nez de dégoût. Sans lui laisser le temps de répondre, elle repartit aussi rapidement qu’elle avait débarqué. Les regards des passagers réveillés par la scène se retournèrent intuitivement vers Baptiste dont le visage était devenu cramoisi de gêne. En bredouillant des excuses que personne ne réclamait, il prit à la hâte son sac et tomba à moitié sur son voisin de droite, avant de réussir à s’extirper du wagon. Constance ne l’avait pas attendu, et il ne la rattrapa que trois portes plus loin. Elle ne se retourna pas à son approche, et il n’avait rien de mieux à faire qu’à la suivre docilement. Il n’avait aucune envie de se faire remarquer et il commençait à comprendre que Constance ne partageait pas ses préoccupations. Les cabines de première classe n’avaient rien à voir avec les espaces qu’il laissait derrière lui. Des compartiments fermés par des portes en bois massif séparaient les voyageurs les uns des autres. Le silence régnait de manière presque surnaturelle. Constance entra dans un compartiment en début de rame. Le numéro cinq. Il emboîta son pas et s’assit gauchement sur le banc face à sa camarade. Constance était sagement assise sur le lit. Elle avait l’air reposée.

« Est-ce que tu peux m’expliquer ce que cela signifie ?

— Moi aussi tu m’as manqué, ça fait longtemps. » Le ton était suffisamment ironique pour que Baptiste ne relève pas. Face à son mutisme, Constance soupira et reprit :

« Surprise ! Je vais étudier à Sialk moi aussi. »

Elle affichait un grand sourire et les mains en fleurs. Ce n’était pas logique. Le campus de Sialk était de loin le pire campus de Beausel parmi les six autres. Constance Valois n’avait aucun intérêt à y finir sa scolarité. Avec son dossier et son nom, elle aurait pu choisir n’importe quel autre campus.

« Pourquoi ? Impossible… Comment m’as-tu retrouvé ? Qu’est-ce que tu fais vraiment là ?

— Ta joie fait plaisir à voir. J’ai longtemps hésité, tu sais ? J’étais inscrite au campus de Vinsk, mais je n’arrêtais pas de penser à cet enfant, cette tablette…

— Attends ! »

Avant que Constance n’aille plus loin dans ses explications, Baptiste ouvrit son sac et en sortit un brouilleur à ultrasons qu’il activa. Cadeau de Vincent.

« Tu peux continuer.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Juste une assurance. Il y a peu de chance qu’on soit sur écoute, mais inutile prendre de risques. » Constance le regarda avec un air qui en disait long. Elle se retint de faire une remarque. Son expérience avec le G.I.S.R.E. l’avait peut-être fait nuancer certaines de ses certitudes.

« Je disais, cette histoire m’a occupé l’esprit tout l’été. Je veux en savoir plus. Comme toi.

— Tu es prête à mettre en péril ton avenir plus que prometteur simplement par… curiosité ?

— Je ne mets rien en péril du tout. J’ai déjà des notes suffisantes pour obtenir le diplôme. Quant à la suite, j’ai signé un stage de 6 mois à l’ambassade d’Umi pour l’été prochain. Par ailleurs, tous les membres de ma famille ont étudié à Beausel et ont évidemment réussi. La réputation de l’université prendrait un sacré coup si on me voyait échouer. Cette dernière année est du bonus. Je vais en profiter pour faire du tourisme. Je n’aurais jamais pensé faire de Mezdha une de mes destinations de voyage, alors c’est l’occasion ou jamais. »

Baptiste retint un rire nerveux. Il était presque impossible de discuter.

 Déchiffrer les mystères du passé n’était pas qu’un passe-temps. Chaque soir, il s’endormait en rêvant de pouvoir découvrir un jour la vérité sur la chute de Mezdha. Les avancées des historiens ne se résumaient pas à des coups de chance. Tous travaillaient sans relâche sur des tâches souvent répétitives et rébarbatives dans l’espoir d’apporter une pièce au puzzle pour le reste de la communauté. Derrière chaque découverte se cachaient des milliers de fausses pistes et autres échecs. Constance avait la curiosité d’une enfant gâtée qui n’avait rien de mieux à faire.

« On aurait dit que tu savais que je serais dans ce train.

— C’est le cas.

— Comment as-tu fait ?

— Facile. J’ai accès aux dossiers de l’administration en tant que déléguée des élèves de troisième année. C’est un titre pompeux, mais il me prenait moins de temps que la présidence du club de boxe. D’ailleurs, il va falloir que je me trouve d’autres activités pour cette année. Je n’ai trouvé aucune information sur les associations du campus de Sialk. Je ne peux pas croire qu’il n’y en a pas… J’ai voulu appeler le campus, mais l’administration est fermée pendant les vacances. Est-ce que tu le crois ? Bref, tu es boursier n’est-ce pas ? J’ai vu tes bulletins de notes, c’est impressionnant ! Je ne savais pas que tu étais un petit génie. Heureusement qu’on ne suit pas le même module, je suis en politique et sciences sociales, je n’aurais certainement pas été dans le top trois sinon !

— Tu voulais en venir quelque part ?

— Je disais… Comme tu es boursier, tes billets ont été payés par l’école. Je n’ai pas eu à chercher longtemps pour les trouver. Je n’avais pas encore pris ma décision à l’époque puis une fois décidée, je me suis dit que je te ferai la surprise. »

Baptiste n’en revenait pas.

« Ne me regarde pas comme ça ! C’était la première fois que j’enfreignais le règlement, je me suis sentie coupable de mentir à madame Salès, mais c’est pour la bonne cause. Nous sommes dans le même bateau maintenant, et je te promets de t’aider pour mettre au clair toute cette histoire de tablette ! »

Baptiste resta un moment pétrifié avant de répondre : « Tu m’as dénoncé.

— Hein ?

— Il n’y a pas d’autres explications sinon… pourquoi insistes-tu autant ? Ils t’ont proposé combien ? Ou ils t’ont menacé peut-être ? Je suis en état d’arrestation ? Ils t’utilisent pour chercher à en découvrir plus ?

— Baptiste, calme-toi…

— Calme-toi ? Calme-toi, oui ! Je serai bien calme à l’isoloir de Barren, tiens ! Est-ce que tu sais comment ils traitent les gens comme moi là-bas ?

— Je ne t’ai pas dénoncé, tu débloques.

— Comment j’ai pu être si stu… »

Un violent choc projeta Baptiste et Constance contre le mur. Un bruit assourdissant suivi de secousses s’ensuivit. Le temps semblait s’être arrêté. Des hurlements des autres passagers ne tardèrent pas à retentir. Constance et Baptiste étaient trop sonnés pour crier sur l’instant, les secousses cessèrent après quelques secondes, qui parurent être des minutes.

« Ma tête, gémit Constance. » Elle se passa la main dans ses cheveux, là où son crâne avait percuté le mur de la cabine. Elle avait gagné une bosse. Baptiste, qui était tombé à ses pieds, avait eu un peu moins de chance. Son genou s’était pris le coin en métal de la couchette et saignait.

« Ça va ?

— Oui, rien de grave, je crois… Qu’est-ce qu’il se passe bon sang ?

— J’ai l’impression qu’on a déraillé, dit Constance en regardant par la fenêtre. Je peux voir les rails… »

Ils entendirent leurs voisins ouvrir en catastrophe les portes des cabines. Un brouhaha grandissant succéda au très bref silence post-impact. Des personnes couraient, criaient, une annonce ne tarda pas à se faire entendre : « À tous les voyageurs… Notre train est momentanément à l’arrêt, il semblerait que nous ayons percuté quelque chose. Si des personnes ont été blessées, veuillez vous signaler auprès de nos agents… S’il y a du personnel médical à bord, merci de vous manifester. Nous sommes en train de contacter les autorités de la gare de Sialk, je reviendrais vers vous lorsque nous aurons plus d’informations… Merci de ne pas descendre du train. »

Baptiste ouvrit la fenêtre. Leur wagon ainsi que celui du conducteur étaient sortis des voies. Il essaya de trouver la cause de leur accident, mais le train avait fait soulever des nuages de poussière importants. Ils étaient au milieu de la vallée désertique à l’est de Sialk. La région était très aride. En plissant les yeux, il distingua une silhouette qui se précisait peu à peu. Il ne savait pas ce qu’il s’était imaginé trouver. Peut-être le cadavre d’un animal ? Ou bien le tronc d’un arbre. En tout cas, certainement pas un petit garçon habillé de mauve de la tête au pied, qui semblait faire de grands signes comme pour l’appeler.

« C’est pas vrai… »

Constance l’avait rejoint sans qu’il s’en aperçoive.

« Je ne rêve pas ? dit-elle abasourdie. Tu le vois comme moi ? Baptiste, c’est lui. Le garçon dont je te parlais ! Celui qui m’a donné la tablette. »

Lorsqu’il fut certain d’avoir été vu, l’enfant leur désigna un point à l’horizon. Une immense colonne de fumée grise se dressait au loin sur le paysage désertique. Constance prit sa veste et son sac à main en hâte.

« Qu’est-ce que tu fais ?

— Je ne sais pas ce qu’il se passe, mais cette fois, il ne s’enfuira pas.

— On nous a dit de ne pas sortir… »

Trop tard. Constance avait quitté la cabine. Baptiste reporta son attention sur la silhouette mauve. Il vit Constance sortir de leur wagon. L’enfant attendit qu’elle traverse le rail avant de partir en courant dans la direction de la colonne de fumée. Constance avait beau lui crier de ne pas bouger, il semblait courir très rapidement malgré sa petite taille.

Baptiste resta hébété un instant, ne sachant que faire.

« À tous les voyageurs, je répète. Notre train est momentanément immobilisé au milieu de la voie. Veuillez ne pas ouvrir les portes ni ne descendre du train, nous sommes en communication avec la gare de Sialk. Des unités de police et de pompiers vont nous être envoyées sous peu. Si des médecins sont à bord… »

Constance s’était déjà bien éloignée, mais la distance la séparant du garçon ne semblait pas rétrécir. Baptiste jura et saisit son sac de voyage. La tablette arkhydienne y était rangée et il était hors de question qu’il s’en sépara même pour quelques minutes.

« Pardon, pardon. Excusez-moi ! » Tous les passagers étaient désormais sortis dans le couloir pour observer de leurs yeux l’ampleur de l’accident. Il avait du mal à se frayer un chemin. Lorsque finalement il s’extirpa hors du train l’étrange garçon n’était qu’une silhouette au loin. Constance courait vite. C’était étrange qu’elle ne l’ait pas encore attrapé.

Au moins, se dit-il, si l’on se concentrait sur le positif, probablement ni la milice ni le G.I.S.R.E. n'était derrière tout ça… Ce plan était inutilement alambiqué pour les miliciens du service de sécurité d’Erret. Ils n’hésitaient généralement pas à utiliser des moyens plus directs, comme la torture, pour arriver à leurs fins.

Baptiste secoua la tête. Inutile de trop réfléchir. Il se mit à courir en direction de la colonne de fumée grise. Le train n’allait pas partir tout de suite.

 

 

 

 

Après seulement quinze minutes, Baptiste les avait perdus de vue. Il crachait ses poumons, et un point de côté n’avait pas tardé à lui lacérer le ventre. Il faisait de son mieux, en alternant course et marche rapide. Le résultat était pathétique. Il essaya de se rassurer sur sa performance en se disant qu’il portait son sac à dos, tandis que Constance n’avait qu’un sac à main. Le terrain le rappela à l’ordre, tandis qu’il trébuchait une énième fois sur un rocher.

Le désert du Minh s’étendait sur plusieurs centaines d’hectares au sud de l’île mezdhienne. Ses terres arides avaient empêché pendant des siècles la construction de villes. La densité de population n’y dépassait pas deux habitants au kilomètre carré. Le désert était connu pour ces dunes de sable, mais elles ne représentaient qu’une infime partie du territoire de Minh. D’après son guide, la dune la plus proche de Sialk se situait à soixante kilomètres au sud de la ville. Baptiste s’avançait non pas sur du sable, mais dans un paysage sauvage, fait de roches et de maquis. La végétation était hostile. Certes, les buissons les plus hauts ne lui arrivaient pas à hauteur de hanches, mais ils portaient des épines et les plantes plus basses dissimulaient les trous éventuels. Baptiste devait rester attentif à où il posait les pieds. La fumée avait grandement perdu en volume, mais elle restait heureusement visible. Il ne restait plus qu’une fine colonne grise lorsque Baptiste finit par atteindre la colline derrière laquelle Constance et le garçon avaient disparu. Il hésita un instant à la contourner, mais elle lui offrirait un bon point de vue. Non sans rechigner, il démarra son ascension. À mi-parcours, la terre trembla. La secousse était faible. Elle ne dura que quelques secondes, mais il était impossible de se dire qu’il l’avait imaginée. Lentement, Baptiste se tourna vers le train au loin. À quelques mètres de hauteur, il pouvait observer plus aisément l’ampleur des dégâts. Les trois premiers wagons de son train étaient entièrement sortis des rails. Heureusement, aucun n’était renversé. Pourvu qu’il n’y ait que des blessés légers… Les secours ne semblaient pas encore arrivés. Baptiste ne pensait pas que lui et Constance se soient autant éloignés. Il avait vérifié sur son téléphone. Il ne captait aucun réseau depuis un moment. Il ne fallait pas s’attarder.

Baptiste arriva au sommet de la colline. À sa grande surprise, un grand bassin d’eau surplombait la colline, seulement à quelques pas de lui. La surface scintillante lui fit cligner des yeux. Il regarda autour de lui et fronça les sourcils. L’origine de la fumée qui s’échappait du paysage lui était toujours invisible. Il fronça les sourcils en se rendant compte qu’il avait dévié plus à droite qu’il ne le pensait. Un bruit d’éclaboussement attira alors son attention. Il porta à nouveau son regard sur le lac, où une femme venait d’émerger. Elle se releva entièrement. Nue. L’eau lui arrivait à mi-cuisses.

Baptiste resta comme paralysé. La baigneuse essorait de ses mains de longs cheveux blancs qui disparaissaient dans l’eau. Il n’osait pas faire un geste. Elle ne semblait pas encore l’avoir remarqué. Il se demanda un instant s’il s’agissait d’une nymphe née des mythes. Lorsqu’il finit par reprendre sa respiration qu’il avait inconsciemment bloquée, la créature se retourna vers lui. Une paire d’yeux dorés le fixa comme si elle pouvait transpercer son âme. Ils restèrent un moment à s’observer ainsi, jusqu’à ce que la femme fasse mine de dissimuler sa poitrine.

« Pervers ! »

Il détourna son regard aussitôt. Il se sentait rougir, mais ne pouvait le contrôler.

« Ex… Excusez-moi. Je ne voulais pas voir… Vous déranger pendant votre toilette… » Sans contrôler ses mots, il ajouta : « Êtes-vous une fée ? »

« Une fée ? » Elle laissa échapper un éclat de rire, puis se ressaisit. « Tu me diras… pourquoi les fées n’existeraient pas ? Il faudrait que je demande à Elias. Est-ce que tu peux me passer mes habits ? Ils sont à ta gauche. »

Effectivement, des vêtements étaient entassés juste à côté de lui avec une serviette. Il les avait rassemblés dans ses bras quand un cri retentit au loin. Constance? Elle était peut-être en danger. Le cri venait de la fumée qui n’avait pas encore entièrement disparu. Il prit son élan, mais la femme le héla avant qu’il ne coure tout à fait :

« Mes vêtements !

— Ah oui… Pardon ! » Il lui jeta ses habits aussi loin qu’il le put. Ils atterrirent dans l’eau, à deux mètres de sa cible.

« Je suis vraiment désolé ! Je dois y aller ! »

Sans se retourner, il se précipita vers ce qu’il restait du nuage de fumée. Pas très loin, en contrebas, il aperçut enfin Constance. Elle était soulevée d’une main par un colosse qui n’avait d’autre habit qu’une longue jupe rouge. En arrière-plan, un bus était arrêté au milieu d’une route. Son toit avait à moitié disparu, le métal était noir de cendres et de la fumée s’en échappait.

L’homme la balança au sol, comme si elle ne pesait rien. Elle émit un faible cri, suivi d’un gémissement qu’elle semblait retenir.

« Arrêtez ! » Baptiste hurla dans le vide. L’inconnu lui jeta un bref regard, mais il fut clair qu’il ne le considérait pas comme une menace. Patiemment, il attendait que Constance se relevât.

Baptiste voulait l’arrêter, mais ses jambes refusaient de l’écouter. Il avait peur. Que pouvait-il faire face à un monstre pareil ? Il était suffisamment loin pour s’échapper, du moins, il l’espérait, mais il ne voulait pas non plus laisser Constance seule. Il était impuissant et se détestait pour cela. Constance se relevait. La main droite sur ses côtes, et le regard déterminé. Contre toute attente, elle ne cherchait pas à fuir. Elle dévisageait son agresseur avec un air de défi qui impressionna Baptiste. Comment pouvait-il penser à détaler ?

« Ce n’était pas trop mal, jugea le colosse. Tu as une bonne garde, mais tu as tendance à surprotéger ta gauche. Ton bras droit mériterait d’être plus descendu pour laisser moins d’ouverture. Tes appuis sont bons, et tu arrives à prévoir mon prochain coup, mais ce n’est pas suffisant. On voit que tu n’as aucune expérience de combat réel. C’est facile de prévoir ce que tu vas faire…

— Cause toujours ! »

Avec une rapidité que Baptiste ne lui pensait pas possible, Constance se jeta sur l’inconnu, les bras en garde, remontés pour lui protéger le visage. Dans une attitude presque nonchalante, son adversaire attendit qu’elle lui assène un premier coup pour saisir son bras et la projeter de nouveau au sol en un soleil spectaculaire. Constance se contorsionnait au sol de douleur, mais l’inconnu recula de deux pas. Il attendait qu’elle se relève pour attaquer de nouveau. Toujours immobile, Baptiste sursauta lorsqu’il sentit du froid sur son épaule. La baigneuse l’avait rejoint. Elle posait son bras encore mouillé sur son épaule. Elle s’était couverte de la serviette qu’il lui avait jetée et qui était désormais trempée, et elle avait enroulé son autre bras de sa chevelure pour pouvoir se déplacer plus aisément. Au vu de l’épaisseur, ses cheveux blancs étaient encore plus longs que ce qu’avait présumé Baptiste.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Êtes-vous après nous ? »

Baptiste déglutit.

« Nous sommes des étudiants… nous allons à Sialk, mais notre train a déraillé… C’est un malentendu. Nous ne savons pas qui vous êtes… Je le jure. »

Elle lui avait semblé plus vieille, mais la femme qu’il avait face à lui devait en réalité avoir à peine quatre ou cinq ans de plus que lui. Ses cheveux blancs l’avaient trompé. Dans un soupir, elle cria au loin à son compagnon : « Elias ! Laisse-la tranquille. Ils n’ont pas l’air méchants. »

Ledit Elias semblait déçu, mais s’exécuta. Il tendit la main vers Constance, pour l’aider à se relever, mais celle-ci rejeta son geste, et se remit sur pied tant bien que mal. À peine debout, un nouveau tremblement de terre survint brusquement. Plus violent. Ils furent tous les quatre projetés au sol sous la puissance du séisme. Les secousses furent brèves, aucun d’eux n’eut le temps, ne serait-ce que de crier. Après seulement une poignée de secondes, Elias fut le premier opérationnel. En quelques enjambées, il se retrouva au sommet de la colline, ayant facilement dépassé Baptiste et la baigneuse. Ces derniers le rejoignirent rapidement, suivis de Constance. Le spectacle de la catastrophe les laissa un long moment sans voix. Le train avait été englouti dans la terre. Une immense fissure fracturait le paysage rocailleux, seuls quatre wagons étaient restés à la surface. Il était fort probable qu’il y ait des morts.

« C’est horrible. » Constance semblait tétanisée. Baptiste se dit qu’il ne devait pas avoir une expression très différente d’elle, mais il surprit un échange entre ceux qu’ils venaient de rencontrer.

« Ce sont elles ? » Elias hocha la tête en silence.

« Comment est-ce possible ? chuchota la fille, toujours trempée de la tête au pied. Je croyais qu’elles ne pouvaient rien nous faire en journée.

— Regarde le ciel… La lune n’a pas disparu.

— C’est pas vrai… on est encore en danger ?

— Je ne sais pas, il faut rester sur nos gardes, mais on devrait les avoir semées pour un moment. Va savoir pourquoi elles ont attaqué ce train… »

La fille fronça les sourcils. Elle regarda tour à tour la crevasse, Elias et le bus enfumé encore visible en contrebas de la colline, puis finit par soupirer et hausser les épaules. Elle avait pris une décision. Baptiste l’entendit chuchoter « un problème à la fois ». Ses mimiques étaient très expressives. Elle se dirigea vers le bus, Elias sur ses talons. Baptiste les regarda partir sans essayer de les arrêter. Il se retourna vers Constance qui avait toujours les yeux rivés sur ce qui avait été un chemin de fer.

« Constance… Tu vas bien ? » Elle se retourna vers lui comme si elle venait de s’apercevoir de sa présence.

« Si je vais bien ? Est-ce que j’ai l’air d’aller bien ? On est perdu au milieu du désert, notre train vient de disparaître au fond d’une crevasse, il doit y avoir des blessés graves, voire des morts… On était dans ce train ! On aurait pu mourir ! Qu’est-ce que je fais ici ? Je devrais être avec Guillaume et les autres à l’université de Vinsk. Je m’étais même acheté un nouveau en chinchilla pour supporter l’hiver de Vinterspeil. J’aurais dû écouter mes parents ! Quelle connerie ! J’ai perdu la trace de cet enfant qui, je pense, cherche à détruire ma vie en me faisant aller dans ce coin paumé. Pour couronner le tout, je viens de perdre toutes mes affaires et de me faire mettre au sol comme un sac à patates par un illustre inconnu qui avait en plus l’air de se foutre de ma gueule tout du long ! Non, Baptiste, ça ne va pas bien ! »

Baptiste hocha la tête en silence. Il n’avait pas grand-chose à rajouter si ce n’est qu’elle oubliait de mentionner qu’ils risquaient tous deux de se faire arrêter par milice d’Erret pour avoir dissimulé leur découverte d’une tablette arkhydienne.

« Que fait-on maintenant ? On retourne au train ? » Constance ne répondit pas, elle était comme en état de choc.

« Coucou ! » Sans un bruit le colosse était apparu derrière son dos. Il portait désormais sur son nez des lunettes en plastique rouges en forme de cœurs, mais toujours pas de tee-shirt. Il paraissait plus jeune de près. Peut-être dix-sept ans ? Baptiste était persuadé de l’avoir vu à plusieurs dizaines de mètres d’eux seulement quelques instants auparavant. Comment avait-il pu se déplacer si rapidement ?

« Nous nous rendons à Sialk, vous pouvez vous joindre à nous. Brune insiste.

— C’est… gentil. Mais on devrait retourner au train… aider les rescapés…

— C’est vous qui voyez. » Elias haussa les épaules, et s’en retourna à ce qu’il restait du bus. Est-ce que Baptiste faisait le bon choix ? Il rejeta un regard anxieux à Constance, mais celle-ci avait l’air aussi abasourdie que lui.

La baigneuse ouvrit la portière du bus à son arrivée. Elle s’était changée. Elle était vêtue d’une simple brassière et une jupe aux motifs de tournesols, et surtout ses cheveux bruns coupés au-dessus des épaules remplaçaient la longue chevelure blanche. Elle portait donc d’une perruque ? Étrange d’avoir plongé dans le lac avec. Lorsqu’elle vit qu’ils étaient restés plantés au même endroit, elle donna une pichenette à Elias à travers la fenêtre et les appela. 

« Ne soyez pas idiots, montez ! Il commence à faire chaud, vous risquez l’insolation à rester ici. Nous ne pouvons pas rouler jusqu’au train, il n’y a pas de route et ma caravane n’est pas tout terrain. Vous pourrez appeler les secours dès que l’on arrivera à se connecter à un réseau. »

Constance et Baptiste échangèrent un regard. Elias monta dans le bus en laissant la portière ouverte. Il n’avait pas l’air ravi de la décision de sa comparse, mais l’invitation était claire. La baigneuse tourna sa clé, et le moteur finit par repartir dans un bruit tonitruant après trois essais. Elle leur fit alors signe de se dépêcher, un sourire encourageant aux lèvres.

 

 

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Cléooo
Posté le 29/08/2024
Coucou Eleonore !

Eh bien que de péripéties. Je ne m'attendais pas à ça ! Je m'attendais un peu à ce que Baptiste et Constance se revoient, le contraire aurait été dommage, mais quelle étrange rencontre, qui semble guidée par cet enfant.
Dans mon souvenir, l'enfant est une larme. Dans la discussion entre Brune et Élias, je ne peux m'empêcher de songer que "elles" réfèrent aux larmes. Donc j'ai l'impression qu'ils les fuient, et qu'en même temps elles ont manipulé leur rencontre avec Baptiste et Constance.
Après tout, si elles peuvent ouvrir des crevasses et faire dérailler des trains, elles auraient sans doute facilement pu les retrouver...

Tout ça n'est que pure spéculation bien sûr, et en lisant mon commentaire, tu te diras peut-être "mais qu'est-ce qu'elle raconte celle-là" donc je vais m'arrêter là, et te laisser sur mes notes sur la forme !

○ "ils ne s’installeraient ailleurs pour rien au monde" -> ça ne devrait pas être au singulier?
○ "et s’y cacha derrière." -> se cacha derrière ?
○ "ça resta ainsi." -> reste ainsi
○ "Elle se passa la main dans ses cheveux" -> les cheveux? C'est assez logique, que ce sont les siens
○ "Baptiste ne pensait pas que lui et Constance se soient autant éloignés." -> je n'ai pas bien saisi cette phrase. Tu veux dire qu'il ne pensait pas qu'ils se seraient tant éloignés? Genre, il n'aurait jamais cru qu'ils avaient autant marché ? Ce n'est pas non plus très lié aux phrases d'avant et d'après.
○ "couverte de la serviette qu’il lui avait jetée" -> c'étaient des vêtements.
○ "acheté un nouveau en chinchilla" -> ??
○ "Elle portait donc d’une perruque ?" -> "d' " est en trop

À bientôt :)
Vous lisez