« Je m’appelle Brune, et le grand gaillard à l’arrière est Elias. Désolée pour le confort sommaire. On a eu un léger… accrochage. Il faudra faire avec.
— Aucun souci ! Je m’appelle Baptiste et voici Constance. Merci encore beaucoup pour votre aide. »
Ils étaient (à nouveau) en route pour Sialk. Il n’y avait que trois sièges dans ce bus, qui semblait avoir été bricolé pour faire office d’immense camping-car. Sans être experte sur la question, Constance voyait que les étagères en bois et la petite cuisinière ne faisaient probablement pas partie du design d’origine. Elle et Baptiste avaient mis leur ceinture de sécurité avec attention. Brune les gratifia d’un sourire légèrement moqueur, lorsqu’elle les vit tester la solidité de la fermeture. Le modèle d’origine du bus semblait avoir été conçu vingt ans plus tôt, au minimum. Les améliorations apportées ne dissimulaient pas son côté « vintage ». Constance compta quatre lits, mais ils n’avaient pas l’air d’avoir été utilisés depuis un certain temps. Des boîtes de rangements étaient posées sur trois d’entre eux, retenues par des sangles. Ces liens n’avaient pas empêché certains couvercles de s’ouvrir. Des vêtements à strass et aux couleurs plus criardes que jamais, en débordaient. Leur véhicule était original par ces aspects, mais ce n’était pas ce qui l’inquiétait. Il était difficile de ne pas attarder son attention sur l’arrière du bus. Le toit y avait été comme arraché aux deux tiers, une bonne partie des murs était noire de cendres et toutes les vitres étaient brisées. Constance trouvait encore des débris de verres sur son siège, alors qu’elle l’avait passé au peigne fin. Depuis qu’ils étaient partis, elle avait vu plusieurs vêtements, dont un boa de plumes, s’envoler au travers des vitres. Rien ne la convaincrait que cet accident était le résultat d’un simple accrochage.
Constance et Baptiste étaient assis côte à côte, juste derrière leur conductrice. Elias s’était mis en tailleur sur les plaques de la kitchenette encastrée, au centre du bus (rien que l’emplacement de « l’espace cuisine » n’était certainement pas aux normes). Constance se sentait observée et détestait la sensation.
L’enfant au costume violet s’était volatilisé.
Elle avait couru aussi vite qu’elle le put, et malgré cela, elle ne l’avait pas rattrapé. Elle frissonna en repensant qu’ils auraient pu mourir avec Baptiste, si elle ne s’était pas lancée à sa poursuite de ce gamin. Le fait que Baptiste l’avait aperçu comme elle constituait le seul réconfort qu’elle pouvait trouver à cette situation. Il existait. Elle n’était pas folle.
Son humeur se dégradait néanmoins. Constance avait la désagréable impression d’avoir abandonné les victimes du train. Certes, elle n’avait pas contesté la décision de ses nouveaux compagnons de voyage. Le bus n’aurait jamais pu rouler jusqu’au train, il se serait coincé dans la première crevasse, et il aurait été dangereux qu’elle et Baptiste fassent le retour à pied. La chaleur était devenue à la limite du supportable, même à l’ombre de la moitié d’un toit. Inutile de rajouter une difficulté supplémentaire aux secours… Constance pouvait donc bien reconnaître qu’ils avaient fait preuve, à cet instant-là, d’une logique et d’un pragmatisme dont ils semblaient peu pourvus. Brune, dont elle commençait sérieusement à remettre en question la santé mentale, souriait comme si elle avait simplement pris deux touristes en auto-stop. Elle avait retiré sa perruque ridicule, mais pas ses lentilles de contact dorées. Elle était pieds nus et sa brassière ne couvrait pas les cicatrices sur ses deux avant-bras. Celles-ci étaient impressionnantes. Sa peau était violacée et rugueuse sur une trentaine de centimètres. Non que ceci ou le fait d’être à moitié nue aient l’air de la déranger. Baptiste semblait faire tous les efforts du monde pour garder ses yeux sur le tableau de bord, lorsqu’il ne fixait pas le paysage.
Un petit bip s’échappa de la poche de Baptiste. Il sortit son téléphone et leur donna une première bonne nouvelle :
« On a quelques barres de réseau ! »
À ces mots, Brune s’arrêta de rouler. Ils étaient encore loin de Sialk, inutile de risquer de perdre le signal. Constance composa aussitôt le numéro des pompiers. Elle essaya de donner un maximum de détails pour rendre compte de la gravité de la situation. Une simple équipe de sauvetage ne suffirait clairement pas. Elle recommença à respirer lorsqu’on lui confirma que des hélicoptères étaient d’ores et déjà en chemin. Les secours avaient été prévenus par des rescapés, juste après le tremblement de terre. Constance allait donner leur propre position lorsque Brune lui arracha le portable des mains et raccrocha.
« Si ça ne t’embête pas, j’aimerais arriver à Sialk par la petite porte. Je suis une grande timide. » La folle osa lui faire un clin d’œil complice. « Nous arriverons dans moins d’une heure à ce rythme. Si ma compagnie te déplaît, je peux toujours vous laisser sur le bas-côté si vous préférez.
— Ça nous va parfaitement », intervint Baptiste avant que Constance réagisse. Il lui lança un regard lourd en sous-entendus. « Inutile de perdre notre temps avec les autorités. Nous ne leur serions d’aucune aide. Il s’agit d’une catastrophe naturelle. C’est horrible, mais notre témoignage n’apporterait rien. »
Constance les regarda tour à tour, consternée. Est-ce qu’elle était la seule à ne pas avoir perdu la raison ? Elle entendit le souffle d’Elias s’approcher d’elle. Sans se retourner, elle s’obligea à inspirer, puis expirer, une grande bouchée d’air. Elle aurait tout le temps de se rendre à la police une fois à Sialk, s’ils finissaient par lui donner une raison de s’y rendre. Pour le moment, elle n’était pas en position de force.
« Très bien… Est-ce que j’ai le droit d’appeler ma famille et de laisser un message à mes amis ? La nouvelle ne va pas tarder à circuler et je ne veux pas qu’ils s’inquiètent.
— Bien sûr, ma belle. » Brune lui rendit son téléphone dans un geste faussement désinvolte.
« Moi aussi », demanda hâtivement Baptiste. « Je dirais à mes parents que j’ai loupé le train et que je suis bien arrivé à Sialk par la route classique. En covoiturage, avec des touristes. » Constance n’avait pas eu l’intention de mentir à ce point. Elle haussa un sourcil, et Elias laissa échapper un rictus.
« Quelqu’un aime faire du zèle ici… ou bien, nous ne sommes pas les seuls à avoir des secrets. »
Ils passèrent leurs appels rapidement. Aucun d’entre eux n’avait envie de s’attarder plus de temps que nécessaire en si charmante compagnie. Brune envoya également des messages sur son propre téléphone portable. Le bus n’était pas la seule antiquité. Il n’était pas tactile et avait un clapet. Brune redémarra le moteur, qui obtempéra dans un vrombissement peu rassurant. Ils ne roulaient pas vite, mais la route de terre sèche était devenue si accidentée, qu’ils devaient se tenir à tout ce qui passait sous leurs mains pour ne pas passer par-dessus bord. Le bus rebondissait violemment sur la moindre bosse. Seul Elias semblait s’amuser. Il se penchait au gré des secousses, comme si rien n’était plus naturel. Il demanda :
« Pourquoi étiez-vous si loin du train ? »
Baptiste ne semblait pas enclin à répondre. Il se cramponnait à la portière depuis plusieurs minutes, la tête baissée vers ses chaussures. Constance le prit par pitié et répondit :
« Nous venions de dérailler. Le train n’allait pas repartir de sitôt et j’ai aperçu une étrange colonne de fumée au loin. Elle semblait plus proche qu’elle ne l’était réellement et j’étais curieuse de voir ce que c’était.
— Vous n’aviez pas eu votre lot de sensations fortes ? », demanda Elias. On entendait qu’il ne la croyait pas au son de sa voix. « Qui va au-devant du danger par simple curiosité ?
— C’est l’hôpital qui se fiche de la charité, intervient Brune.
— Je ne me mets jamais en danger sans raison.
— Bien sûr… Monsieur ne se bat jamais que pour une excellente raison… Je n’ai jamais vu quelqu’un s’amuser autant alors qu’on cherchait à le tuer. »
Constance entendit Baptiste déglutir. Elle n’était pas non plus certaine d’apprécier le tour que prenait la conversation. Brune se retourna rapidement vers eux (le rétroviseur était cassé).
« Elias a raison pourtant. Vous n’avez pas l’air stupide au point de faire quelque chose d’aussi irréfléchi. Pourquoi aviez-vous quitté le train ? Sans mentir. »
Constance défia Brune du regard. Elle leur était redevable de les avoir récupérés au milieu du désert, mais elle ne lui faisait pas confiance. Le bus s’enfonça soudain dans un creux. Ils hoquetèrent de surprise à l’unisson et Brune eut le réflexe de braquer immédiatement le volant. Les roues raclèrent une roche bruyamment avant de réussir à s’extirper dans un seul mouvement. Brune ne s’arrêta pas de rouler.
« Désolée ! Tout le monde est toujours en place ?
— Vous avez un sac en papier ? »
Baptiste était blanc comme un linceul. Elias lui dénicha une casserole qu’il prit avec reconnaissance. Constance s’écarta. Il ne manquait plus qu’à ce qu’il lui vomisse dessus pour parfaire cette journée.
« Je reste concentrée sur la route, promis ! » Elias observait le cuir chevelu de Brune d’un air inquiet. Cela n’était rassurant pour personne. Constance observa plus attentivement la femme au volant. Derrière sa voix enjouée et ses sourires forcés, Constance remarqua seulement à cet instant qu’elle avait l’air franchement épuisée. Elle clignait des yeux fréquemment et ses gestes étaient souvent saccadés. Elle ferait peut-être mieux de proposer de prendre sa place. Conduire un bus ne pouvait pas être très différent d’une voiture, si ?
« Vous n’avez pas à nous répondre », reprit Brune d’une voix plus douce. « Je ne tiens pas tant que ça à savoir pourquoi vous n’étiez pas dans le train lorsqu’il y a eu ce tremblement de terre. L’essentiel, c’est que vous n’ayez rien.
— Tu es sûre qu’on peut leur faire confiance ? » Elias semblait prêt à les jeter par la fenêtre sans forme de procès. Constance avait l’intuition qu’il le ferait très certainement, si Brune le lui demandait.
« Pourquoi devrait-on se méfier ? Ce ne sont pas des Larmes, n’est-ce pas ?
— La fille est une descendante d’Azul.
— Qu’est-ce que je suis ? »
Quelques mois plus tôt, Constance n’aurait pensé qu’à la marque de luxe Azul. Celle dont la boutique aux célèbres murs de marbre blanc était située sur l’Avenue de la Victoire à Ornes. Baptiste releva la tête de sa casserole. Il n’avait pas encore vomi et elle jurerait que son regard scintillait d’intérêt. Constance n’avait pas oublié ses élucubrations sur les superstitions liées aux Fondateurs. Azul est le troisième. Le Fondateur de Vinterspeil et de l’hiver.
« Comment peux-tu le savoir ? continua Brune. » L’intervention de Constance n’était qu’un bruit de fond visiblement.
— Tout à l’heure, lorsqu’on était au bord du bassin. Ses yeux sont devenus plus foncés.
— Est-ce que je suis censée comprendre, Elias ?
— Lorsque les enfants d’Azul regardent une étendue d’eau, leurs yeux prennent la même couleur que celle-ci.
— Ce n’était pas juste un effet de lumière ? Avec le soleil ?
— Je suis certain que non.
— Mmm… » Brune pianota sur le volant. Lorsqu’elle reprit la parole, Constance s’attendit à ce qu’elle s’adressa à elle, mais non. Elle était devenue apparemment transparente.
« Est-ce que ça fonctionne avec tout ce qui est liquide ? Qu’en est-il d’une tasse de thé par exemple ?
— Il faut que le volume d’eau soit assez grand. Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un dont les yeux changeaient de couleur pour un simple verre. Plus les enfants des Fondateurs sont puissants, plus leurs caractéristiques physiques sont visibles et donc difficiles à cacher. Ça reste donc possible en théorie.
— Mes yeux sont tout à fait normaux. »
Constance n’était pas quelqu’un de transparent.
« Est-ce que les enfants d’Azul peuvent provoquer des séismes ? demanda Brune.
— Non. Les seuls descendants des Fondateurs qui le pourraient seraient ceux de Nabû, mais je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un d’aussi puissant.
— Vous avez fini de faire comme si je n’étais pas là ? Qu’est-ce que tu veux dire par descendante d’Azul ? » Constance atteignait les limites de sa patience. Cette discussion avait l’air importante, et pas uniquement parce qu’ils parlaient d’elle. La dernière fois qu’on lui avait parlé des Fondateurs, le G.I.S.R.E. avait débarqué chez elle. Du coin de l’œil, Baptiste ne perdait pas une miette de l’échange.
« Ça signifie que tu ne crains rien de nous, princesse. Désolée pour les cachotteries, c’est… un code entre Elias et moi. Des personnes nous recherchaient à Fontfroide. On est un tantinet méfiant. Rien qui vous concerne.
— Est-ce que vous avez vu une personne à côté du lac, juste avant que l’on arrive ? » intervient Baptiste.
Constance lui assena aussitôt un coup de coude dans les côtes. Son réflexe capta l’attention de leurs compagnons de voyage. Baptiste ne se découragea pas.
« Un garçon nous a attirés hors du train. Il était âgé d’une dizaine d’années environ. C’est lui qui nous a conduits à vous. On l’a perdu de vue, bien avant d’atteindre le bassin.
— Je n’ai vu personne de mon côté. Elias ?
— Non plus. À quoi ressemblait-il ? Avait-il l’air… normal ?
— Oui ? Enfin, je n’ai rien remarqué d’anormal hormis ses habits. Il était recouvert des pieds à la tête d’une sorte de longue tunique bleu et violet vif. La coupe était bizarre. Et ce n’est pas tout, n’est-ce pas Constance ? »
Baptiste encouragea Constance du regard, elle lui renvoya un regard noir. Il ne s’attendait quand même pas à ce qu’elle raconte à ces inconnus qu’elle avait déjà vu ce gamin des mois plus tôt. Veut-il vraiment parler de la mystérieuse pierre manuscrite ? Après tout le cinéma qu’il lui a fait pour n’en parler à absolument personne ? Dire qu’elle aurait pu laisser toute cette histoire derrière elle. Pourquoi avait-il fallu qu’elle s’inscrive au campus de Mezdha ? Elle aurait pu supporter de voir Guillaume et Clémence nager dans leur bonheur de couple au campus de Vinterspeil. À de nombreuses reprises, elle avait craint de regretter son choix, mais c’était un euphémisme par rapport à ce qu’elle ressentait à cet instant. Le prix à payer était déjà trop lourd. Elle était tentée de se morfondre sur son sort, mais Brune, Elias et Baptiste attendaient une réponse. Une chose était certaine, ils n’auront aucune information sur cette tablette maudite de sa part.
« J’ai terminé trois années de suite sur le podium du 3 x 500 mètres du tournoi interacadémique de Dane. Il ne devait pas avoir 10 ans, mais ce garçon courait plus vite que moi, je n’ai jamais réussi à le rattraper. »
Baptiste régurgita son petit déjeuner dans la bassine en plastique. Constance s’écarta autant que possible de son siège, la mine écœurée.
« Courage, on est bientôt arrivé. Regardez, on aperçoit enfin Sialk. »
Constance se pencha en avant. La capitale historique de l’île se devinait enfin à l’horizon, prise entre le lac Turmiel et les montagnes d’Allos. Contrairement à Ornes ou même Dane, aucun immeuble ne surélevait la ville. Constance avait lu quelque part qu’une interdiction de construire des bâtiments hauts de plus de cinq étages avait été établie en l’an 236 pour garder l’attractivité touristique de la ville. La seule économie, légale du moins, qui la portait encore. Et en effet, même à cette distance, le paysage était digne d’une carte postale. Les maisons peintes de couleurs chaudes s’étaient construites sur le flanc de la montagne. Surtout, elles étaient surplombées par le palais des Akhylis. Monument reconnaissable entre mille. Il était si grand, qu’on reconnaissait aisément son architecture, même à cette distance. Il formait comme une ceinture qui entourait le flanc de la première montagne accolée à la ville. Cette ceinture était formée par un agrégat de plusieurs bâtiments hétéroclites, haut au-dessus de toits de Sialk. Le palais des Akhylis était inhabité depuis la chute du royaume de Mezdha. Il était devenu ensuite le symbole du duché de Mezdha, bien que le Duc habitât Fontfroide.
Le téléphone de Brune sonna une dizaine de minutes après avoir aperçu la silhouette Sialk. L’appel était masqué. Elle le refusa l’appel une, puis deux fois. À la troisième sonnerie, Elias demanda :
« Qui est-ce ?
— Sûrement Hélène. Bertrand ne sait pas comment cacher son numéro et n’aurait pas de raison de le faire. Je lui ai envoyé un message pour qu’elle m’envoie son adresse à Sialk pour nous héberger, mais comme d’habitude, elle fait ce qu’elle veut. »
Brune posa son téléphone sur ses cuisses et prit l’appel en haut-parleurs sans arrêter de conduire.
« Allô Maman ?
— Ma chérie ! Tu vas bien ? J’ai reçu ton message. Qu’est-ce que tu vas faire à Sialk ? Tu as pris la caravane ? On t’a chassée de la planque ? Ton patron a fini par te virer ?
— Je vais très bien, maman. Du calme ! Je suis en voiture avec… des amis et tu es en haut parleur.
— Des amis ? Depuis quand tu as des amis ? Pourquoi je ne les connais pas ?
— J’ai toujours eu plein d’amis. Comment est-ce que je te les présenterais ? Tu habites à Ornes.
— Tes aventures et les réguliers du café ne comptent pas. Rose m’a appelée samedi dernier. Elle se faisait du souci pour toi.
— Rose se fait du souci pour tout le monde. Est-ce que tu peux me loger quelques jours ?
— Bien sûr, la maison est libre. Il n’y a pas de parking pour la caravane, mais je loue un hangar un peu à l’écart de la ville. Je t’envoie les adresses et les codes.
— Merci maman ! Je savais que je pouvais compter sur toi.
— Remercie mon avocate. J’ai failli perdre la maison de Sialk et le pavillon à Drône avec le divorce. Ces diplomates mezdhiens sont pires que tout. Ils te promettent le monde, puis pleurent dès qu’ils perdent quelque confort que ce soit. Tu aurais dû voir la tête de Raymond lorsqu’il a compris que je ne partais pas avec moins de 30 % de sa fortune. On aurait dit Rose quand elle jouait Cassie dans la tragédie de Théodore Plin…
— J’aurais bien aimé voir ça… Ce fut rapide comme mariage. Est-ce que j’aurais la chance de rencontrer le prochain ?
— Je suis la première à la souhaiter. Tu n’as pas manqué grand-chose avec Raymond. C’était le pire de mes mariages. Je ne sais pas comment j’ai pu penser que ça marcherait. Il était le genre de monstre à vider sa valise dans les placards de l’hôtel après avoir franchi le palier de la chambre.
— Pire que Fujii et sa collection d’insectes naturalisés sur 100 mètres carrés ?
— Ne me taquine pas. Je change de sujet ; je pensais me rendre à Fontfroide prochainement. Sarah m’a contactée pour un nouveau film. Tu penses que tu y retourneras bientôt ?
— Impossible à dire… Donne-moi tes dates et je te tiendrais au courant.
— Je pensais prendre l’avion la semaine prochaine. J’ai juste un rendez-vous chez la dermato lundi, mais rien ne m’empêche de l’annuler. Si tu as besoin de moi, je peux venir à Sialk directement bien sûr. Je ne me rappelle pas la dernière fois que l’on s’est vues.
— Non ! »
Constance fronça les sourcils. Les épaules de Brunes s’étaient tendues.
« Je veux dire… bien sûr, je veux te revoir aussi, mais ce n’est pas — du tout — le bon moment. J’ai quelque chose à régler avant… ah ! »
Brune freina brutalement. Elle plaqua ses mains contre ses oreilles avant même qu’ils ne soient entièrement arrêtés.
« Que se passe-t-il ? Brune ? Réponds-moi ! »
La voix d’Hélène monta dans les aigus. Elias s’était comme téléporté à l’avant du bus. Il s’était emparé d’un vêtement — une sorte de grande cape rouge ? — et il l’enroula autour de la tête de Brune. Celle-ci le laissa faire. Elle semblait au bord des larmes, le visage tordu dans une grimace de douleur.
« Madame Ottero, Brune va devoir raccrocher.
— Qui est-ce ? Qu’est-il arrivé à ma fille ?
— Je suis Elias. Vous vous souvenez de moi ? On s’est vu une fois au Café l’année dernière. Je suis un ami de Brune. Elle vous rappellera au plus vite, lorsque nous serons arrivés à Sialk. Bonne journée. »
Elias mit fin à l’appel en fermant le clapet du portable. Baptiste avait eu le merveilleux réflexe de balancer sa bassine par fenêtre brisée. Il n’avait presque pas de vomi sur lui. Constance en avait sérieusement assez de ses accidents et faux départs en tous genres.
« Qu’est-ce qu’il se passe encore ? »
Elias plaqua sa paume de main sur la bouche de Constance et leur fit signe de se taire. Ils restèrent plusieurs minutes ainsi à observer Brune essayer de reprendre calmement une respiration normale. Elle finit par relâcher sa tête, son turban de fortune toujours en place. Elle jeta un regard interrogateur à Elias, comme si, elle-même, ne comprenait pas ce qui lui arrivait.
« Le vent s’est levé. » Elias avait chuchoté si doucement que Constance dut se pencher en avant pour l’entendre. « Tes oreilles ne savent pas encore trier le son qu’il porte. » Cela n’avait pas de sens, Constance n’entendait rien qui sortait de l’ordinaire. Seulement, maintenant qu’Elias l’avait fait remarquer, le temps avait changé. De violentes bourrasques soulevaient au passage de larges nuages de poussière jaunes sur leur passage. Le vent provenait visiblement du nord-est. Là où se dressaient Sialk et sa montagne. Brune fit un geste de la main pour dire qu’elle comprenait. Elle posa, quelques secondes, sa tête sur le volant. Puis elle se releva, l’air décidé et ralluma le moteur. Constance ne comprenait pas ce qu’il se passait, mais elle n’avait pas échappé d’un séisme pour mourir dans un accident de la route. Elle chuchota pour satisfaire Elias :
« Tu ne comptes quand même pas conduire dans cet état ?
— Ça va aller… je peux le supporter avec les oreilles couvertes. Merci Elias. Parlez seulement moins fort s’il vous plaît. Ou même pas du tout. En voilà une meilleure idée. » Brune rouvrit son téléphone et le passa en mode silencieux. Elle avait cinq appels manqués et quatre SMS non lus.
« Hélène m’a envoyé l’adresse. Quelqu’un a un GPS sur son portable ?
— Qui n’en a pas aujourd’hui ? » ne put s’empêcher de dire Constance.
Baptiste secoua négativement la tête, Elias fronça les sourcils, Brune s’adressa à Constance. Même en chuchotant, le ton restait impertinemment ironique.
« Il faut croire que tu es notre seul espoir. Merci d’avance pour ta coopération, princesse. On se rend au parking des Abattoirs, box 702. Et maintenant, plus un mot, sauf pour me donner la direction ou si vous voyez que je m’endors. »
La fin du trajet fut mémorable. Dans le mauvais sens du terme. Le vent s’intensifiait à mesure qu’ils s’approchaient de Sialk et Brune ne parvenait pas à dissimuler ses grimaces de douleurs. Contre toute logique, il y avait clairement un lien entre le vent et la migraine fulgurante de leur conductrice. Constance ne compta pas le nombre de fois où les roues quittèrent le chemin. Elle prit sur elle, et chuchota les directions jusqu’au fameux hangar.
Le parking des Abattoirs était à l’extrême sud-ouest de la ville, directement en bordure du maquis, loin du lac et des quartiers touristiques. Constance n’aurait jamais parié qu’ils entreraient inaperçus dans Sialk, mais ce ne serait pas la première fois qu’on lui donnerait tort. Le parking était entouré de hangars décrépits, loin de tout. Personne n’était visible aux alentours lorsqu’enfin, ils s’arrêtèrent devant le box 702. Presque étonnés d’être arrivés entiers. Elias descendit leur ouvrir et Brune dut s’y prendre trois fois avant d’arriver à se garer dans le peu de place qu’il restait.
À peine la porte du hangar refermée, Brune poussa un soupir de soulagement audible. Elle se massa les tempes avant d’enlever délicatement son turban de fortune. Elle leur fit un vague geste pour leur dire de descendre, les yeux à moitié fermés. Baptiste fut le premier à sortir, sur des jambes flageolantes. Constance trouva l’interrupteur et une lumière brutale révéla la centaine de meubles et autres objets en tous genres qui encombrait le box. On aurait dit un débarras plus qu’un garage. Nombres de tableaux et vases attirèrent l’œil de Constance. Ils avaient de la valeur. Beaucoup. Elle en était certaine. Son regard s’arrêta sur une robe à volants carmin qui habillait un mannequin de fer. Elle avait vu cette robe sur le grand écran et sur la couverture du magazine Gant. Elle était une pièce devenue iconique après le succès du film Mia et la Rose trois ans plus tôt.
« Attends une seconde… La personne au téléphone, ce n’était quand même pas Hélène Percival ? L’actrice ? »
Elias lui jeta un regard noir tandis qu’il aidait Brune à descendre de son siège. Celle-ci la gratifia d’un sourire, même si elle tenait son front dans une main.
« Celle-là même. La seule, l’unique, la sublime Hélène. » On entendait de la fierté dans sa voix.
Hélène Percival était apparue de nulle part, quatre ans plus tôt. Alors âgée de 31 ans, elle n’avait eu besoin que de jouer le rôle principal dans un film à succès pour se hisser au sommet de l’industrie du cinéma en quelques semaines. Depuis, sa carrière n’avait connu aucun repos. Elle enchaînait les projets et raflait prix après prix. Sa vie d’avant était un mystère qu’elle aimait cultiver en interview. Elle avait indéniablement un grand talent, mais sa notoriété était aussi grande que sa réputation était scandaleuse. Hélène avait tout d’une diva. Elle jouait sur les codes, improvisait ses tirades au cinéma, était capricieuse. Un cauchemar pour ses metteurs en scène et réalisateurs. Elle pouvait frôler la vulgarité, mais sans jamais dépasser les limites de la décence. Ses détracteurs pondaient une pléthore d’articles injurieux qui ne la rendaient pas moins célèbre. En dehors des plateaux, sa vie personnelle faisait également les unes. En quatre ans, Hélène avait connu trois mariages et divorces. Qu’on l’aime ou la déteste, personne à Erret n’ignorait qui elle était.
« Tu es vraiment la fille d’Hélène Percival ? Tu ne lui ressembles pas. » Et puis, elle était trop vieille pour être sa fille biologique.
Brune se tourna vers Baptiste.
« Dis-moi, est-ce qu’elle est toujours comme ça ou je l’énerve particulièrement ? »
Baptiste ne savait pas où se mettre. Il haussa les épaules d’un air gêné. Brune enfila l’immense veste qui lui recouvrait tantôt sa tête. Elias avait finalement décidé de revêtir un haut (un large t-shirt doré qui lui collait à la peau au vu de sa corpulence). Il était toujours en jupe, mais il n’avait pas l’air d’avoir d’alternative au vu du type de vêtements qui emplissait les boîtes du bus de Brune. Elle reprit la parole :
« Vous n’avez rien oublié dans le bus ? Si c’est bon pour vous, c’était un plaisir de vous avoir rencontré, mais je crains qu’on ne doive se quitter. J’ai quelques heures de sommeil à rattraper. »
Baptiste hocha la tête. Il avait repris quelques couleurs.
« Merci encore de nous avoir conduits jusqu’à Sialk. Nous n’allons pas vous déranger plus longtemps. »
Brune sembla hésita un instant, puis elle fit signe à Baptiste de lui passer son portable.
« Voici mon numéro. Si jamais tu revois cet enfant avec des habits étranges, ou… si tu as affaire de nouveau à quelque chose qui sort de l’ordinaire, n’hésite pas à appeler. On ne pourra pas forcément aider, mais j’ai l’impression qu’il y a une possibilité, même si infime, que ça puisse me concerner.
— Que veux-tu dire ? »
Brune ne semblait pas encline à leur donner plus d’informations. Une chose était sûre pour Constance. Si Brune et Elias avaient un quelconque lien avec la tablette, mieux valait s’éloigner d’eux au plus vite.
Brune attrapa une écharpe et l’enroula de nouveau autour de ses oreilles, comme si elle avait choisi cette coiffure par goût. Elle se dirigea vers la porte de sortie pour les piétons, les invitant à la suivre. Lorsqu’elle ouvrit la porte, le vent l’arracha des mains. Il semblait être monté en puissance. Ils sortirent tour à tour, Brune était collée contre Elias. Elle semblait sur le point de s’évanouir.
« Et bien, c’était un plaisir… commença Baptiste. » Elias l’interrompit d’un geste, le visage levé vers un immeuble à 200 mètres. Il souleva Brune dans ses bras comme si elle n’était pas plus lourde qu’un sac de plumes. Elle fut aussi surprise qu’eux, mais n’eut pas la force de protester. Il fallait choisir ses combats. Elias leur chuchota :
« On nous observe. En haut, sur le toit de l’immeuble de huit étages. » Constance et Baptiste suivirent son regard. Ils eurent à peine le temps de voir une ombre bouger derrière la corniche. Constance jurerait avoir aperçu brièvement l’éclat de lumière. Une vitre ?
« J’ignore qui c’est, mais si vous ne voulez pas avoir d’ennui, le plus sûr reste de courir. Le plaisir était partagé, adieu ! »
Elias s’élança dans la rue sans demander son reste. Constance et Baptiste n’eurent pas à tergiverser pour courir à leur tour. Ils perdirent de vue Elias dès le premier tournant. Même avec une personne dans ses bras, Constance comprit qu’il serait impossible à suivre, non qu’elle en eut envie. Ils coururent pendant plusieurs minutes, sans savoir où ils se dirigeaient exactement. Constance menait. Elle avait plus ou moins en tête la direction du centre-ville. Il suffisait de se diriger vers le palais des Akhylis que l’on apercevait entre deux maisons. Elle avait ralenti son allure pour ne pas perdre Baptiste. Ils finirent par s’arrêter au cœur d’un marché ouvert. L’odeur de viande grillée et d’épices prenait leurs narines, tandis qu’ils essayaient de reprendre leur respiration. Les étals de souvenirs côtoyaient celles de nourritures et d’étoffes en tous genres. D’après les guides, Sialk était connue pour l’artisanat de ses tapis et autres étoffes à motifs complexes, et pour ses cultures de roses, à l’origine de nombreux parfums et pâtisseries. Sialk était également connu pour ses chiffres records de vols à l’arraché et de blessures à l’arme blanche. Rien d’étonnant à ce qu’aucun passant ne s’était inquiété de leur course affolée dans les ruelles.
Sinon, que de mystères. Ce chapitre apporte surtout de nouvelles questions, et plus ou moins la certitude qu'on va recroiser Élias et Brune.
Ils ont donc des sortes de pouvoir... Constance pourrait elle aussi en avoir.
J'ai hâte que Baptiste traduise tout ce que ça pourrait vouloir dire à Constance, le fait d'être une descendante d'Azul etc, parce que je crois qu'il a dû en comprendre davantage qu'elle !
Remontées en vrac, au fil de ma lecture :
"aux couleurs plus criardes que jamais" -> pourquoi "que jamais" ? ils les rencontrent juste, ils ne connaissent pas tant leurs habitudes.
"Elle avait couru aussi vite qu’elle le put" -> qu'elle avait pu
"et il aurait été dangereux qu’elle et Baptiste fassent le retour à pied." -> réflexion comme ça, on va sûrement (peut-être) retrouver ses affaires dans le train, puisqu'elle les a laissé derrière elle (ce qui n'est pas le cas de Baptiste, me semble-t-il). Elle ne risque pas d'être déclarée morte ? Et sinon, on va forcément interroger le pourquoi elle a quitté le train...
Bon après elle a prévenu les pompiers, mais lieront-ils la chose à elle ?
"Elle était pieds nus et sa brassière ne couvrait pas les cicatrices sur ses deux avant-bras." -> beh... Heureusement, sinon c'est pas une brassière ^^
"prévenus par des rescapés, juste après le tremblement de terre" -> alors qu'ils n'avaient pas de réseaux là-bas ?
"Si ma compagnie te déplaît, je peux toujours vous laisser sur le bas-côté si vous préférez." -> deux fois "si", ça alourdit un peu la phrase
"une grande bouchée d’air." -> bouffée ?
"intervient Brune." -> intervint
"Veut-il vraiment parler de la mystérieuse pierre manuscrite ? Après tout le cinéma qu’il lui a fait pour n’en parler à absolument personne ?" -> pourquoi soudainement le présent, au milieu de la narration ?
"Baptiste régurgita son petit déjeuner dans la bassine en plastique" -> c'était une casserole
"haut au-dessus de toits de Sialk" -> un peu dur à lire, ça aussi, mais surtout : des* toits, plutôt ?
"Je suis la première à la souhaiter." -> le souhaiter ?
"par fenêtre brisée." -> la*
"qui lui recouvrait tantôt sa tête" -> lui + sa, ça ne va pas. L'un ou l'autre suffit.
"quelque chose qui sort de l’ordinaire" -> sorte (subjonctif)
"Lorsqu’elle ouvrit la porte, le vent l’arracha des mains." -> ?
"ne s’était inquiété" -> ne se fût inquiété