Chapitre 10: The Guest

The Guest

 

 

On y est ! C’est le jour J que je redoute depuis plusieurs mois. Ce soir, je serai l’invitée de l’émission people la plus populaire du pays. J’ai longuement hésité à accepter. Sans réponse de ma part, la présentatrice en personne a fini par me contacter via ma maison d’édition. Elle a su me mettre tellement à l’aise que je n’ai pas réussi à contrer le moindre de ses arguments. Pourtant, ils n’étaient pas particulièrement persuasifs, si on y réfléchit : « Vous avez accordé très peu d’interviews dans votre carrière… Votre nouvelle patrie a hâte de vous connaître un peu plus… Ici tout est différent, vous verrez… Depuis combien de temps n’êtes-vous pas passée à la télé ou à la radio ? Laissez-vous tenter, vous ne le regretterez pas… Si telle est votre demande, nous veillerons à ce qu’il n’y ait aucune rediffusion sur le Net… » Mise à part cette dernière phrase, le reste de ce laïus me paraissait trop léger, sans réel intérêt. Je suppose que ce sont la bienveillance, la sympathie et les encouragements de la présentatrice qui m’ont décidée. J’espère que je n’aurai pas l’air trop stupide et que je m’exprimerai dans un anglais suffisamment fluide. Pas envie de ridicule !

Au chaud dans le lit, je me tourne côté vitres. Il fait encore noir. Marius, à l’affût, devine que je suis réveillée. Il pousse la porte et vient me donner des frissons en frottant une truffe humide sur mon visage. Je m’exécute et descends lui servir de quoi manger. Pour ma part, je n’ai pas faim, j’ai plutôt des crampes aux intestins. Je ressens une urgence de partir. Cela doit être dû à un état d’anxiété assez élevé, je me connais.

En dépit du froid relatif de cette matinée, je choisis une tenue semi-légère, car je m’apprête à marcher plusieurs kilomètres qui me donneront quelques sueurs et aideront à diminuer le stress. Néanmoins, ici, je ne conseille à personne de s’habiller de la sorte à la fin du mois de novembre s’il n’a pas l’intention de brûler des calories. D’autant qu’il fait particulièrement frisquet aujourd’hui. Dehors, il tombe un crachin glacial annonçant l’arrivée de l’hiver. L’hiver vient, devise de la Maison Stark qui pourrait aussi être la mienne tant j’aime cette saison qui donne le choix d’avoir chaud ou froid. L’été est sans concession. J’aime la neige, page blanche recouvrant une histoire déjà tracée que l’on peut remodeler à sa guise. L’architecture parfaite des flocons me fascine, infimes Taj Mahal en provenance directe du paradis. À la fois légers, chétifs, partie négligeable d’un tout uniforme et néanmoins suréminent. Je ne sais pas d’où me vient cette comparaison, mais la voici : l’amour est un flocon. Éphémèrement divin. Divinement éphémère…

Il a plu durant la nuit et mes bottines s’enfoncent désagréablement dans le sol spongieux. C’est ce qui se produit quand on ne rentre pas la voiture au garage et qu’on n’a pas pris la peine de reverser du gravier. Marius à l’arrière, nous voilà en partance vers Vancouver.

À l’entrée de la ville, une brume épaisse ondule sur la route jalonnée d’érables à grandes feuilles mordorées et plane au-dessus de chaque plan d’eau. Je ne tarde pas à me garer dans le parking sécurisé du Rosewood Hotel Georgia où nous passerons cette nuit. Ce soir, je serai trop fatiguée pour refaire la route.

La métropole, à peine réveillée, scintille de lumières et la foule grouille déjà dans ses artères creuses. Frôlant les buildings, les premières lueurs de notre étoile réchauffent vaguement le ciel blafard. Nous déambulons sur une avenue aux multiples enseignes en tout genre : Versace, Prada, Scapa, Sephora, Papyrus, Starbucks, etc., et des banques, galeries commerciales, hôtels, dont on ne voit pas le bout. Les carrefours se succèdent avec cette impression déroutante de déjà-vu – ils se ressemblent trop – et le fait de ne croiser que des bus arborant le numéro deux cent cinquante renforce ce trouble. Je suis paumée. Non pas que j’ai oublié mon itinéraire, mais plutôt parce que je ne me sens pas très bien. Les gratte-ciel futuristes donnent le tournis. Visiblement, il n’y en a pas assez, car de nouveaux sont en construction. Les passages pour piétons n’ont pas de bandes blanches comme en Europe, mais deux lignes qui délimitent une sorte de couloir dans lequel on doit traverser, encore un détail perturbant. Je n’ai jamais été très à l’aise dans les grandes villes aux immeubles incommensurables. À choisir, je préférerais être au centre de la terre à côtoyer des centaines de champignons géants…

Je m’aventure vers un des nombreux food trucks qui sillonnent les rues et commande un chocolat chaud. Marius s’assied sans que je lui en donne l’ordre, jaugeant le vendeur dans l’attente d’un petit geste. Le vieil homme conquis tend un biscuit sec à l’intention de mon adolescent canin. Tandis que je déguste ma boisson, des passants s’affairent autour d’une ancienne pendule qui m’évoque un peu une miniature de Big Ben. Ils sont ébahis quand elle se met à jouer de la musique et applaudissent un chef d’orchestre imaginaire.

Le soleil a enfin percé les reliquats de la nuit et les trottoirs sont rongés d’ombres bourdonnantes. Je me représente une ruche, et les autres sont des abeilles toutes identiques et hostiles. Je n’ai qu’une hâte : atteindre le parc au plus vite.

Comme je descends Coal Harbour, je détache quelques instants la laisse du collier. Entre les réverbères et les haies dénudées, j’entends trois jeunes filles brimer un ado non épargné par l’acné. Leurs quolibets sont assez rudes et acculent le garçon dans un coin. J’entends des « ta gueule » à tout va. Autant le garçon que les filles s’en donnent à cœur joie. Le pauvre, il me fait mal au cœur. À mon arrivée, ils se figent tous et examinent Marius avec un air surpris. La corne de brume d’un bateau retentit et je profite de cette diversion pour déstabiliser les jeunes filles. En quelques secondes, elles se retrouvent toutes trois leur bonnet sur le nez et perdent l’équilibre en se heurtant les unes contre les autres. Mon bref passage aura permis à l’adolescent de s’échapper, laissant derrière lui les drôles de filles achever leurs mouvements disgracieux en criant : « Quel connard a fait ça !? »

Admirant les yachts le long du Coal Harbour Community Centre, je foule les feuilles multicolores, derniers vestiges de l’automne, qui craquent sous mes pieds. Marius, intrigué, prend part au jeu en s’y roulant et en aboyant dès que l’une d’entre elles reste silencieuse. La partie terminée, il reprend son chemin, satisfait, son pelage décoré de petits bouts de feuilles bordeaux répartis dans l’épaisseur de sa fourrure.

Au bord de l’eau, où il fait plus froid, je ressens un frisson et tente de l’oublier en me concentrant sur les environs. À gauche, une longue file de bancs attend ses occupants qui seront à nouveau plus nombreux au printemps ; la piste cyclable est presque autant fréquentée qu’en été, les jets d’eau ont disparu et la réplique d’une orque sur une terrasse me rappelle que je n’ai pas pu les voir et qu’il faudra y remédier. À droite, des promenoirs, des hydravions à flotteurs et un groupe de femmes qui ont le courage de pratiquer l’aviron sous cette météo.

Sur la Seawall Water Walk, Marius se promène fièrement au bout d’une double laisse en nylon noir. Il me plaît de croire que c’est parce qu’il est heureux d’assurer ma protection. Langue pendante dans un sourire d’où s’échappent des filets de salive, mon garde du corps de sept mois trébuche en évitant les passants. Son corps en plein développement, il a les pattes proportionnellement trop longues et le pas maladroit.

Plus loin, aux abords du Lost Lagoon, il aperçoit un raton laveur s’échappant d’une poubelle, une peau de banane autour du cou. Il le prend en chasse et, dans la confusion, je ne remarque pas de suite que sa laisse se détache du collier. Trop tard, le chenapan me file entre les doigts. Le raton laveur hors d’atteinte, il tente néanmoins de l’attraper et traverse la rue, tandis que je cours en criant son nom. Une camionnette FedEx et un taxi se croisent au moment où Marius arrive à leur niveau et c’est l’accident. Je hurle de terreur, étant persuadée que mon chien agonise sous leurs roues, mais il a esquivé le choc. Je m’enquiers de savoir s’il va bien. Il est sain et sauf, c’est le plus important. Tant pis pour l’amende, une de plus ou une de moins…

Ce petit incident nous met en retard au rendez-vous avec Jean-Yves et Sophie qui doivent attendre dans notre salon de thé favori. Arborant un style rétro, épuré et lumineux, on y sert des desserts artisanaux, dont des gâteaux aux multiples saveurs : au chocolat noir, au lait ou blanc, aux fruits, au fromage, fourrés de biscuits ou de noix de coco, avec ou sans chantilly. Un vrai régal pour les papilles !

Mes amis sont en retard. Étonnant. Je nous choisis une table près de la fenêtre qui donne sur la petite avenue. Sophie est venue sans Jean-Yves. On dirait qu’elle a couru un kilomètre, tant elle est en nage. Elle s’assied, l’air tendu, voire triste. L’exaltation que je lui connais s’est totalement dissoute. Elle paraît avoir vieilli de dix ans, en une semaine. Il ne faut pas être fin psychologue pour comprendre qu’elle ne va pas bien du tout. Ses yeux aux contours violets sont injectés de sang à force de verser des larmes. Elle parle sans discontinuer en engageant de petits rires nerveux et passe régulièrement la main sur des traits tirés. Ses phrases coulent à flots dans une profusion de contradictions. Une ligne de sueur apparaît sur le haut de son front quand elle m’annonce, tel un aveu : « Jean-Yves ne viendra pas, nous nous sommes disputés. »

La voix hésitante et frêle, elle explique que Jean-Yves est parti aider des amis bûcherons à Mahatta River. C’est une zone dangereuse située au nord de Vancouver, ouverte aux vents du Pacifique pouvant atteindre deux cents kilomètres par heure. Avec une telle puissance, les rafales brisent les arbres qui se couchent, roulent et s’entremêlent. Il restera trois jours dans cette forêt primaire dont certains arbres sont millénaires et mesurent six mètres de large. Des hommes y sont déjà morts, écrasés sous des troncs de quarante-cinq mètres de haut, pesant quarante tonnes. Elle ne comprend pas pourquoi son époux a, soudainement, des envies de risques comme s’il n’en avait pas assez avec son métier.

Je ne souhaite pas exaspérer cette peine en participant à son autocommisération, mais je ne peux faire autrement que de compatir. Au fur et à mesure de son monologue, son mal-être s’amplifie. Elle ne parvient plus à retenir ce qui la bouleverse le plus : la prise de distance de Jean-Yves depuis quelques mois. Elle le juge très distrait, nerveux et grincheux, des adjectifs qu’elle n’aurait jamais cru lui prêter.

En l’écoutant, mes appréhensions sur l’amour se confirment et se renforcent. Les relations ne sont pas mon fort et c’est peu dire. Je fais partie de ceux qui naviguent entre deux eaux dans la tentative de s’accommoder des autres. Un véritable cancre en la matière ! Je suis désarmée de ces protections qui permettent aux nantis d’amour de grandir en sécurité. Et quand j’entends ce genre de propos, cela ne fait qu’accroître mon agacement et ma lassitude devant les niaiseries d’un amour chimérique. Tout est affaire d’ego. Par exemple, quand le partenaire s’échappe, on redouble d’efforts dans l’espoir de le ramener. Mais ce n’est pas par amour de l’autre, non. C’est parce que l’idée de refus, d’abandon est insupportable. Le manque se fait sentir dès lors qu’il se retire de sa propre initiative. Aussitôt le compagnon revenu à notre chevet, on l’oublie de nouveau et ça recommence. De toute évidence, j’évite d’exprimer mon point de vue à Sophie.

Ne souhaitant plus s’apitoyer sur son sort, elle me questionne sur mes appréhensions concernant l’émission télévisée de ce soir. Après tout ce qui vient d’être dit, je n’ai pas l’esprit à parler de cela. Je prétends que tout va bien, d’autant plus que la diffusion se fera en direct, ce qui sera plus rapide. Nous nous quittons sur une note amère, navrées.

Dans la chambre d’hôtel, le sommeil me cueille sans que je l’aie vu venir. Je suis physiquement et moralement épuisée. Si je m’écoutais, j’annulerais cette soirée, mais je ne suis pas asociale à ce point. Après une courte sieste, j’embrasse Marius et je rejoins les studios.

Au pied de l’immeuble, mon anxiété me donne la nausée et je cherche désespérément le Motilium qui est resté au SunLee. Ça promet ! Une petite dame très affable m’accueille ; elle a la mission de faire visiter les lieux aux invités, ce qu’elle accomplit avec précaution, à la manière d’un agent immobilier soucieux de recevoir un avis sur le bien qu’il présente. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi spacieux et chaleureux. Il y a notamment trois salons aux tons clairs plongés dans une ambiance tamisée, deux salles de réunion qui doivent être très lumineuses en plein jour, des bureaux individuels et un autre, immense, blindé d’ordinateurs et d’employés, une cafétéria écodesign avec bar, salle de projection et, bien sûr, quelques plateaux destinés aux programmes.

On m’a préparé une loge aérée où une assistante viendra me chercher. En attendant la maquilleuse, je me pose sur le sofa en cuir rouge, les jambes et les mains tremblantes. J’aurais dû accepter la proposition de Sophie de m’accompagner. Au lieu de cela, j’ai préféré venir seule, fière comme un lion.

Le générique de The Guest est lancé et je suis invitée à rejoindre le plateau. Les applaudissements de la présentatrice et du public présent me mettent mal à l’aise. Dans ce genre de situation, j’ai tendance à me dire que c’est exagéré. Vêtue d’un chemisier rouge aux boutons à pression nacrés et d’un pantalon noir cintré à la taille assorti d’une large ceinture brune, la présentatrice annonce une quarantaine d’années. D’entrée, j’apprécie l’habilité de son discours. Je lui consens d’ailleurs une intelligence certaine. Je ne suis pas là depuis cinq minutes que je tente de me composer un air absorbé, car je sens déjà mes pensées partir dans tous les sens. Je prends, en effet, un grand risque en étant ici. J’inspire profondément avant que les premières questions ne tombent. Elles concernent ma venue en Colombie-Britannique, comment je m’y sens et mon rapport à la population. Jusqu’ici, je m’en sors plutôt bien, même si je mens en partie sur les raisons de ma présence dans ce pays. Les questions un peu plus coriaces suivent :

–– Dans vos polars, la plupart du temps, ce sont les femmes qui tuent. Est-ce un hasard ?

–– Je suis persuadée que vous connaissez la réponse, Mme Molina. Évidemment, non, ce n’est pas un hasard.

Le public rit.

–– Partageriez-vous vos secrets ? insiste-t-elle, dévoilant la blancheur de sa denture.

–– Je pense que c’est déjà parce que nous retrouvons couramment des hommes dans le rôle de l’assassin. J’ai voulu féminiser un peu le genre, dis-je en riant. C’est ça aussi l’égalité des sexes, non ?

Nouveaux rires du public et de la présentatrice. J’ai dit la vérité, mais j’ai omis d’ajouter qu’à chaque fois qu’un de mes personnages commet un homicide, je m’identifie à lui et que chaque victime a le profil de ma mère. En quelque sorte, je fantasme l’acte ou bien je le prépare…

–– Une question un peu bateau mais que chaque romancier se voit poser : d’où est venue l’envie d’écrire ? Pourquoi écrivez-vous ?

–– Je pense que, pour beaucoup d’entre nous, écrire est une manière d’exister avant tout. On bouche les trous dans les filets de notre parcours, on se questionne, on s’analyse, on répare. C’est assez thérapeutique, je n’invente rien, c’est connu. Alors plutôt que de dépenser des fortunes chez un psy, autant écrire et être payée pour. C’est deux fois plus rentable, de cette manière, dis-je sur le ton de la plaisanterie. On prend toutes nos blessures, ratures, frustrations… et surtout le vide. On comble le vide par les mots. On écrit parce qu’il y a un truc qui ne tourne pas rond ou qui manque. On prend tout ça, cette espèce de matériau abstrait et on tente d’en faire une histoire qui tient pas trop mal la route. On transforme. Nous sommes de vrais petits alchimistes, en fait.

–– Vous vous inspirez donc de votre propre vécu ?

–– Entre autres, en le métamorphosant en une fiction. Pour être plus exacte, je dirais : en le métaphorisant. Ce sont souvent des ressentis que je mets en actions.

–– Ce que vous écrivez est assez sombre. Vos ressentis sont sombres ?

–– Oui et non. Pas tous, heureusement, je réponds en riant. Le positif ne demande pas un long traitement cérébral. Le négatif, par contre, l’exige. On ne rumine pas vraiment ce qui nous arrive de bon, mais plutôt ce qui cloche. J’écris ce que l’esprit a du mal à digérer. Mais j’écris aussi sur les autres, ceux que je croise. J’écris ce qu’ils me racontent, ce que j’en éprouve, ce que j’en devine ou crois deviner. Je parle d’eux et des différents personnages qui m’habitent.

–– En transformant la réalité…

–– En transformant la réalité, oui. Elle est d’ailleurs disséquée, amplifiée et, parfois, magnifiée.

–– Vous êtes l’un des écrivains les plus célèbres au monde. Qu’est-ce que cela fait ?

Aussitôt, mon esprit est percuté par cette question…

–– Pour tout dire, autant je la convoite, autant je suis terrorisée par la réussite. Devoir continuellement être à la hauteur de ses succès est bien plus compliqué qu’on pourrait le supposer. Rien n’est vraiment acquis. Je me réjouis à chaque fois que je constate les retours positifs de mon nouveau roman et j’en suis soulagée. Je vis ce bonheur et je repars aussitôt dans mes doutes sur l’efficacité du prochain.

Je m’arrête là, j’en dis bien assez. J’ai gravi tant bien que mal les marches de mes propres exigences dans le but de parvenir aux plus hauts sommets. Debout sur ce zénith, je me force à analyser mon évolution, mais tout ce que j’éprouve c’est le vertige et la peur de perdre l’équilibre bancal que j’ai acquis. Parfois, j’ai envie de me jeter du toit du monde et de voir ce qui pourrait advenir. Peut-être volerais-je ? Mais là encore, je me sentirais comme un oiseau catapulté dans un infini où il n’y a pas de ciel. Je suis constamment effrayée de voir s’évanouir le peu de consistance que je possède, de fondre et de me diluer jusqu’à me répandre sur le sol dans une rue trop sombre aux lampadaires éclatés. Et là, désertée de mon essence, couler le long d’une rigole et me déverser dans les égouts.

En fait, le destin a lancé ses dés. Quoi que je fasse, j’en reviens continuellement à la case « départ ». J’en reviens au malheur de mon enfance, de mon adolescence, à ce malheur qui me colle à la peau : ma solitude singulière. Mon parcours est un jeu de l’oie rempli de cases « retour en arrière », « passe ton tour » et la terrible « banqueroute ». Un jeu sans fin, un éternel recommencement où je m’acharne bêtement en entretenant le déni de mes honteuses incapacités. J’ai honte de mes échecs qui ne sont autres que mes abstinences. Honte de mon humanité, aussi. Qu’on ne s’y méprenne pas, je ne fais pas référence à la partie sensible et noble, caractéristiques attribuées à l’humain. Non. Je parle du goût de notre espèce pour la destruction massive, la convoitise, le besoin de dominer. Je fais également allusion à cette propension au mécontentement, à l’humiliation, à l’autoapitoiement, au sport de la mise à mort : un panel de faiblesses qui sont l’affaire d’une intelligence en déroute. Une honte qui irrigue ma mémoire et les projets que je nourris. Sensible à la lumière, elle me fait baisser les paupières et m’empêche de regarder droit devant. Elle érige des escaliers qui mènent à cette solitude qui gonfle et elle ferme des portes aussi bien au nez de mes prétendants qu’à celui de mes prétentions. Le succès ne peut contrer tout cela.

–– Efficace, vous l’êtes toujours. Certains parlent même de génie. Vous avez beaucoup de talent.

En entendant ces éloges, je ne peux me retenir de préciser :

–– Bah, je n’ai pas supprimé la faim dans le monde, n’exagérons pas non plus.

Et puis, je pourrais faire tellement mieux qu’écrire. Je voudrais réaliser des actes héroïques qui seraient vraiment utiles. Seulement, j’ai peur. Peur de faire face à ma médiocrité.

–– Vous êtes humble, dit-elle tout sourire, votre montée a été assez fulgurante, comment l’avez-vous gérée ?

–– Il est vrai qu’on a fréquemment cette représentation de l’humain qui doit s’élever, aller plus haut vers d’autres sphères. J’ai un peu de mal avec ce concept. J’avoue ne pas très bien comprendre le principe. Pourquoi devoir aller ailleurs ? J’ai plutôt tendance à me dire qu’au contraire, il faut descendre de plus en plus profond. En soi. Le but étant d’être face à nous-mêmes. On fait connaissance avec nos vérités même difficiles, on tente de les comprendre, d’accepter qu’elles existent et on peut, ensuite, s’engager dans certaines réparations, transformations de l’être. En écrivant, on met un peu d’ordre dans notre chaos, on met de la matière dans le néant. C’est là qu’on se sent au plus proche de notre vérité, qu’elle soit sombre ou lumineuse. Souvent un peu des deux. C’est après qu’on remonte. Je ne vois pas ma carrière comme une montée donc, mais une descente en moi-même.

–– À chaque émission, nous proposons au public de noter une question de façon anonyme, sur un bout de papier. Nous en sélectionnons deux au hasard. Vous jouez le jeu ?

Aïe ! J’espère que cela ne sera pas trop indiscret.

–– Je vous écoute, je rétorque, une boule dans la gorge.

–– La première est celle-ci : est-il vrai qu’il faut être narcissique pour être romancier ?

Elle semble étonnée de cette question qu’elle vient visiblement de découvrir en même temps que moi. Assez facile. Je réponds volontiers :

–– Selon moi, et ce n’est que mon avis, l’histoire d’un roman est un prétexte pour parler de soi. Alors, oui, il faut sans doute être un minimum narcissique pour être écrivain, dis-je timidement.

Mme Molina sourit, ses jambes se croisent, son buste s’incline en avant. Elle me pose la deuxième question :

–– Vous ne parlez jamais de votre vie privée, la partagez-vous avec quelqu’un ?

LA question qu’il ne fallait pas poser. Mes pensées s’entortillent entre elles, ne sachant pas trop lesquelles pourront être partagées. Je frémis, j’espère que cela ne se remarque pas. Ma réponse est simple, en fait. Mais ce que cela évoque est trop perturbant. Je dis une partie de la vérité :

–– Non, je suis célibataire. Je préfère, néanmoins, garder ma vie privée bien à l’écart de ma vie publique. Je considère cela comme plus respectueux envers moi-même et la personne qui m’accompagne. Le respect est la base de l’amour. Sans respect, rien n’est beau, rien n’est noble.

J’ai des bouffées de chaleur et des nausées. Le respect, parlons-en ! Ma dernière relation fut un véritable enfer ! Ce que cet homme m’a fait endurer m’a retirée du marché des amours pour un très long moment. C’était un de ces êtres qui ne peut souffrir que par orgueil. Benjamin. Ce nom dont la seule évocation, y compris muette, m’est intolérable. Je pourrais clairement l’appeler : Celui dont on ne doit pas prononcer le nom. À cause de cet énergumène, j’en suis venue au point de dénigrer mes qualités propres et de ridiculiser mes goûts. Une idée osait s’approcher de mon esprit ? Elle était brutalement chassée par la crainte de ne pas être conforme aux attentes de ce fou. Subitement, un imbroglio d’aménités des plus blessantes ressurgit. Ce n’est pas le moment d’y penser, il me faut réfréner ces réminiscences. Pas facile…

Pendant une année interminable, j’ai appris le poids des mois, des jours et des heures sans fin. Depuis, je ne fais que ressasser mes remords, revivre sans cesse les jugements, les mensonges, les séquestrations et manipulations dont j’ai été l’objet tant avec Benjamin qu’avec ma mère. C’est comme s’ils étaient la même personne. Constamment rejouer les scènes dans ma tête espérant que les intestins de mon cerveau parviennent un tant soit peu à digérer et expulser la toxicité ingérée. Les mêmes questions harcelantes, à devenir folle : « Comment est-ce arrivé ? Qu’aurais-je pu faire ? » Les mêmes conclusions persécutrices : « C’est de ma faute, je suis responsable de mon bonheur et de mon malheur, je ne mérite pas mieux car je ne vaux pas mieux. Je n’ai pas été assez comme ceci, j’ai été trop comme cela, si j’avais procédé autrement cela aurait pu fonctionner »… Et bla-bla-bla… Alors que non, j’aurais pu faire n’importe quoi, cela n’aurait rien changé ! Et ces phrases torturantes : « C’est avec toi que je suis comme ça, Lena ! C’est toi qui me rends comme ça, Lena ! » Autant de la part de ma mère que de Benjamin. Mais c’est faux ! Ils n’ont pas attendu que j’entre dans leur quotidien pour être ce qu’ils étaient et ce qu’ils sont certainement encore, car ces gens-là ne changent pas ! C’est plutôt leur manipulation perverse qui transforme l’autre, le fait dévier de sa trajectoire et l’arrache à son essence propre. Ils réussissent à te persuader qu’un mur bleu est jaune, ces timbrés ! On se réveille chaque matin complètement lobotomisée, étrangère à soi-même et plus sombre. Leur présence a fini par annihiler mon existence. Je ne me sens décidément pas bien du tout. Vivement que cette interview se termine !

–– Dernière petite question qui est un rituel de l’émission, poursuit mon interlocutrice. On reprend une phrase de l’invité précédent et on demande au suivant ce que ça lui évoque. Il s’agit de M. Orson, philosophe, qui affirme que nous ne sommes rien dans l’univers et se demande pourquoi alors nous nous en faisons autant. Qu’en dites-vous ?

Je tente de reprendre le fil de notre échange et ne trouve rien d’autre à dire que :

–– Peut-être est-ce à cause de cela qu’on se prend la tête, parce qu’on a l’impression de n’être rien et qu’on veut « être ».

Nous en avons enfin fini. Je ne m’attarde pas trop. J’échange quelques mots et remerciements avec l’équipe, je signe quelques autographes et m’en vais rejoindre Marius à l’hôtel. Mon corps envoie le signal clair d’une fatigue négligée. Je pense à Jeanne et croise les doigts dans l’espoir que la chaîne respecte ma condition selon laquelle rien ne doit être diffusé sur le Net. Je ne sais ce que je ferais si elle venait à me débusquer. Je ne répondrais plus de moi. La folie l’emporterait sans doute sur ma morale, mes principes et mes valeurs.

Tout en caressant Marius, j’éprouve une tristesse sans nom, un manque dangereux. Pourtant, je suis loin de ma mère, j’ai des amis, ma carrière littéraire se porte au mieux et je vis dans un endroit idyllique avec mon chien. Mais c’est étrange… Je ressens le vide aujourd’hui, un peu plus que d’ordinaire. Quelque chose aurait eu un impact sans que je m’en rende compte ? L’émission m’aurait-elle trop remuée ? Tout ce que je peux dire est que tout cela ne suffit pas à mon bonheur.

Que me faudrait-il de plus ? De surcroît, en adoptant Marius, j’ai retrouvé mon âme, c’est certain. Mais alors, que me faut-il de plus qu’une âme ?

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