L’auteur derrière l’auteure
Plus d’une demi-heure de recherche et on ne détecte rien. Où peut-il bien être ? Je crains le pire ! S’est-il noyé dans la boue où mes mollets s’enfoncent en ce moment ? A-t-il glissé et aurait-il été avalé par un torrent ? Aurait-il été la proie d’un animal ? Ces questions rivalisent les unes avec les autres et alimentent mon angoisse.
Mon Morveux. Sa présence fait reculer mes cauchemars, imprègne mes réveils d’un peu plus de sérénité et peint mes journées d’une lumière cuivrée. Avant lui, les matins étaient fréquemment l’objet d’une analyse péremptoire de l’endroit où j’ouvrais les yeux, suivie du soulagement d’être loin de Jeanne. Aujourd’hui, je sais qu’il m’attend et je dois abandonner ces tourments au profit de son éducation. Je ne voulais plus d’animaux, mais il a plié ces appréhensions à sa volonté et dévié l’aiguillon de ma détermination. Désormais, si j’ai des sueurs froides lorsque je dors, c’est parce que je crains de le voir disparaître, emporté par un accident, la maladie ou les mains glaciales de Jeanne. Oh oui, je vérifie régulièrement si ce petit est bien là, tout près, tant ces visions se multiplient et débordent de la silhouette de Jeanne penchée au-dessus de sa couche. Cette vigilance grandit alors dans la constance, sauf ici, happée par le récit de Sophie. Je m’en veux de ne pas avoir attaché sa laisse.
Soudain, ne me voyant plus, Sophie crie. À quelques pas d’elle, je murmure ma présence et elle inspire, la main sur le cœur, rassurée. Elle suggère de se séparer à distance respectable afin de pouvoir s’entendre. On cherche plus loin à l’affût d’une ombre, une oreille, un bout de queue, un gémissement. Rien.
Ce n’est pas possible qu’une telle injustice survienne encore ! Pas ça non ! Je ne peux pas croire qu’il soit perdu, sans retour.
Pas plus tard qu’hier, il mangeait précieusement des pommes de terre du bout des dents et ses croquettes quasi une à une. C’est sa façon de se nourrir, du moins en ce moment. Rassasié, il boit abondamment, donnant l’impression de faire le plein avant un long voyage. Dans le même mouvement, il abreuve continuellement la plante située près de la gamelle et répand un filet d’eau sur son passage dans le living. J’ai essayé différents types d’écuelles, mais il semble ne pas vouloir contrarier le parquet propre et sec accoutumé à son arrosage quotidien. Le plus drôle, c’est qu’il vient essuyer ses babines sur les vêtements de tout individu proche de lui. En vrai voyou, il renouvelle le geste systématiquement après chaque lampée.
Ses pleurnicheries, ses caprices, ses bêtises, ses aboiements, ses jeux, tout me manque déjà. Mes convictions désaccordées s’entrechoquent et se fracassent les unes contre les autres. Je parviens enfin à convoquer d’autres mécanismes que le déni et à franchir la distance que je maintenais entre mon nouveau compagnon et cette fragilité.
Il aura fallu qu’il disparaisse pour que tout s’éclaircisse. C’est typiquement humain ça ! Se rendre compte des choses et se bouger les fesses non pas au bord du gouffre, mais quand on est tout au fond, en train d’agoniser : les citoyens demandent des passages pour piétons, des ralentisseurs, un rond-point, un panneau, et les autorités ne réagissent qu’après avoir compté les blessés graves, voire les morts ; on porte plainte contre des conjoints violents, preuves à l’appui, et le gouvernement attend des années de féminicides avant de se dire qu’il y a peut-être un problème à résoudre. Je ne déroge pas à la règle ! Qui a dit que nous étions les êtres les plus évolués ? Bullshit ! Je supporte mal ces faiblesses.
Quelque chose bouge derrière cet arbuste ! Un gémissement ! C’est lui ? Non. Fausse alerte. Ce n’est qu’un ourson. Un magnifique petit ours brun qui aurait été émouvant si la situation n’était pas grave. Il gambade insouciant. Un ourson ? Mais là où il y a un bébé, il y a sa mère ! Je sens une présence dans mon dos et je n’ai pas le temps de me retourner qu’elle empoigne mes épaules ! C’est Sophie ! « Elena, ne bouge pas et ne fais pas un bruit », murmure-t-elle de sa voix la plus basse, l’index collé contre la bouche.
Nous tournons simultanément la tête vers l’immense mammifère qui a rejoint sa progéniture. Il ne manquait plus que ça ! Je parie que si j’avais eu l’intention de rencontrer un ours, je n’aurais vu aucun spécimen passer pendant deux jours, un peu comme ce fut le cas avec les orques. C’est toujours pareil ! Nos cœurs battent la chamade. J’entends celui de Sophie, c’est pour dire ! Je ne sais pas combien de temps nous maintenons cette position, mais j’ai l’impression de jouer à Un, deux, trois, soleil. En attendant, nous prenons du retard dans notre recherche et je sens le sang de la colère me taper les tempes. Enfin, ils s’en vont ! Nous respirons à nouveau normalement et reprenons les fouilles.
Je t’en prie, reviens, Morveux. La fatigue s’intensifie, l’averse poursuit sa besogne. Je m’en veux tellement ! Je voudrais ne plus me donner les moyens de me lamenter et me consacrer pleinement à notre relation. Un flot de souvenirs indigestes se télescopent : Jeanne me persuade que je ne suis pas digne d’amour, Jeanne dénigre mon lien avec SunLee, Jeanne est insultante parce que mon Golden a fait pipi et s’acharne pendant que je nettoie, Jeanne et son sourire quand elle m’arrache mon âme… Jeanne, Jeanne, Jeanne !
Mon chien. Je pleure comme un gosse. Reviens, je t’en prie ! Continue de foutre le bordel dans cette vie sans couleurs ! Ton désordre me remet en ordre. Même ma plume est plus dynamique, depuis que tu es là. Tu as la capacité d’alimenter ma créativité et ce n’est pas rien, tu peux le croire : l’écriture est l’anticorps du syndrome qui me consume, l’antichambre de ma cicatrisation, l’antidote au venin de mes rétrospections. Pendant que les mots courent sous mes doigts, je suis immunisée. Et ils volent depuis toi.
Subitement, je lève la jambe, car je viens d’être touchée au genou. C’est lui ! Il est là, patte tendue dans le vide que mon retrait a laissé. Les pupilles brillantes, les oreilles tombantes sous le poids des gouttes, il tremble, trempé comme s’il sortait du lac. Je l’emporte tendrement, sous mon pull, son poil à même le corps, le froid humide agressant ma peau, me jurant de le protéger à tout prix.
Avant de l’annoncer à Sophie, je mets tout en œuvre pour reprendre contenance. J’appelle Sophie qui accourt, prise d’un fou rire nerveux, submergée de joie, de soulagement : un feu d’artifice émotionnel. Elle embrasse sa tête mouillée et recrache aussitôt une touffe de poils dont la moitié reste accrochée à ses lèvres. La météo en guise d’excuse, je cours, les perles salées chassées de mon visage sous le souffle d’une rafale qui n’est plus, à mes yeux, qu’une brise.
Je l’éprouve de l’intérieur, je vérifie et, en effet, il me fixe dans toute sa fragilité. Ce regard où, en tant qu’humain, tu sais qu’il t’aime, que tu es son foyer, sa famille et que, plus tard, adulte, il aura cette conscience absolue qu’il est prêt à donner sa vie pour la tienne. D’autant que lui comprend déjà que tu es prête à tout également.
Je ralentis et mon pouls s’apaise en même temps que le ciel, Sophie sur mes talons. Avec plus de netteté, nous entrevoyons les sentiers empruntés et nous sortons enfin de ce périple. Du mode catastrophe, nous sommes passées aux plaisanteries, histoire de nous remettre de ce remue-ménage. Chacune taquine l’autre sur son aspect physique : cheveux en bataille garnis de feuilles et brindilles, pantalon dégueulasse qui descend sur les fesses, visage tacheté de terre, etc.
Nous approchons du chalet sous des rayons solaires qui percent timidement la grisaille des nuages et apportent une chaleur supplémentaire à l’humeur ambiante. Je laisse Sophie passer devant dans la salle de douche du rez-de-chaussée tandis que je fais signe à l’unique voisine dont je peux apercevoir la terrasse qui recouvre son hangar à bateau. Elle doit se trouver à une cinquantaine de mètres et je souris, car elle donne l’impression d’avoir été prise en flagrant délit d’observation quand elle rentre chez elle en me rendant furtivement mon bonjour d’un geste de la main. Mon imagination s’enclenche, je la verrais bien incarner un personnage de roman.
Sophie est partie plus tôt que prévu, épuisée de cet éprouvant après-midi. Elle nous a serrés bien fort tous les deux encore emballés, moi dans une sortie de bain, lui dans un essuie, blotti dans le creux de mes bras. « Prenez soin l’un de l’autre », s’est-elle exclamée en nous plaquant une grosse bise à chacun.
Je lance Netflix et me coule dans une comédie distrayante et drôle. Assez de palpitations pour aujourd’hui. Le temps est décidément indécis et grincheux. La pièce baignée de lumière devient sombre et le vent vient tambouriner aux fenêtres.
Le petit berger allemand poursuit une araignée et interrompt son jeu, surpris par le changement d’atmosphère. Le martèlement de la pluie sur les vitres de la véranda le perturbe et on peut voir sa truffe sursauter sous les va-et-vient d’un hoquet soudain. Déstabilisé, il pleurniche en venant se réfugier sous la table. Comme il relève ma bienveillance, il s’empresse d’escalader le sofa et saute, son nez humide enfoncé au creux de mon oreille qu’il renifle frénétiquement. SunLee agissait à l’identique…
Confortablement installé, en sécurité, il s’endort. Et tandis que je le couve du regard, l’amassement des crises d’angoisse, de solitude et de désespoir se transforme et se déverse en vagues de caresses, rompant les barrages de ma rigidité. Sa brusque apparition dans mes habitudes et le soulèvement ravageur qu’elle a provoqué dans ma complaisance ont changé pas mal de choses.
Ce petit bout de canidé est une nouvelle révélation comme le fut SunLee, jadis. Un mois aura suffi pour faire basculer ce petit confort de recluse, d’autocondamnée. J’ai eu tendance à faire de mes déconvenues une réelle mortification. Un désœuvrement qui m’a enracinée dans l’amertume, et ce Morveux parfait par défaut a mis en péril cette homéostasie en fonçant bringuebalant dans mes remparts.
Du reste, il est devenu le guérisseur des plaies invisibles d’une enfance pervertie ; la doublure qui s’expose au danger que je ne peux braver ; le ciment qui colmate les fissures de mes fondations spirituelles ; le magicien qui métamorphose les tempêtes infernales en aurores boréales ; il est un faiseur d’images fantastiques ; il est le guide dans mes pas d’aveugle. C’est officiel, je l’aime et cette reconnaissance permet d’enfin le nommer : Marius, nom latin qui signifie « mer » (mère ?). Marius, mon subalterne. Marius, mon alter ego. Marius, mon âme retrouvée.
Marius, l’auteur derrière l’auteure.