25 septembre 2017
9 h 35.
J’abandonne le visage diaphane de ma défunte mère déplacée dans l’entrée et me rends à l’étage où j’ai passé la plupart de mon temps quand mon enfance et adolescence erraient entre ces murs carcéraux. Sur la droite, à l’extrémité de ce que j’appelle « le couloir podium » avec ses nombreux miroirs et un tapis rouge, la chambre de Jeanne. À gauche, sur la rive opposée, ma vieille cellule. J’ai besoin de la voir une dernière fois avant de faire démolir la maison.
Sans surprise, la pièce est vide, le papier peint rosé a été remplacé par du blanc et le vinyle gris clair est aussi devenu couleur nuage. Il ne reste absolument rien de mon passage. Dans ce lieu, je suis effacée et c’est peu de le dire. D’ordinaire, j’apprécie le « blanc » que j’associe à un nouveau départ. Par contre, présentement, il est plutôt synonyme de néant. Blanc tels le silence et l’insensibilité de Jeanne, telle la froideur de ses pupilles ne m’inspirant qu’une peur qui me figeait. J’aurais encore préféré qu’il fasse noir comme si on avait voulu recouvrir une existence. Ici, on aurait du mal à croire qu’un enfant a joué, étudié, rêvé, pleuré et grandi.
Brusquement, des flash-back dévorants m’attrapent, la nausée et le tournis me prennent. Deux invités masculins venus s’amuser avec mon corps à peine développé, lors d’une des nombreuses soirées arrosées de Jeanne Pigard. Ai-je besoin de préciser qu’elle n’a rien voulu entendre lors de ma dénonciation ? Et d’ajouter qu’il fut interdit de le raconter à quiconque ?
Je dois prendre appui contre la porte sur laquelle je glisse jusqu’au sol. J’ai la sensation que je vais m’évanouir avec de nouveau ces petites lumières qui s’éteignent une à une dans mon cerveau, constamment accompagnées de la peur de disparaître complètement. Je me hisse lentement dans un petit coin où je me recroqueville quelques minutes aux creux de pensées aussi vierges que je l’étais alors, aussi blanches que le vide de la chambre.
Ce court interlude terminé, les premiers mots que laisse filtrer mon esprit sont : « Je l’ai fait ! J’ai tué ma mère ! » Je suis une meurtrière. À cet instant, ma conscience appelle à la barre l’ensemble des sentiments d’effroi, d’injustice et de rage que j’ai nourris tout au long de ma vie. Ces témoins sont-ils suffisants ? N’était-ce pas mon but depuis mes quatorze ans ?
Des pas résonnent faiblement dans le hall. Un des policiers présents entre dans la pièce en y jetant un bref coup d’œil et s’en va. Il ne m’a pas vue bien qu’il doive sans doute me chercher. Au rez-de-chaussée, policiers et ambulanciers s’activent. Je ne sais pas ce qui s’y déroule, mais je suppose que l’on transporte le corps de Jeanne vers l’ambulance et que j’entendrai bientôt mon nom. Allez Elena, reprends-toi ! Garde la tête froide, c’est bientôt fini. Un ultime regard par la fenêtre ouverte d’où j’entrevois, à l’est, les nuages cotonneux voler en éclats, déchirés par les rayons du soleil plus radieux qu’il ne l’a jamais été depuis cette chambre, inondant les hortensias, tulipes, roses, arbres et pelouses humides. L’air calme et délicat est embaumé du parfum des fleurs de ces magnifiques parterres qui deviendront, après démolition de la demeure, un jardin d’enfants. Je veux qu’en ces lieux règnent désormais les rires et les insouciances péremptoires de l’enfance. Je veux qu’ils fassent trembler la terre, vibrer les murs, qu’ils remplissent à craquer cet endroit de cris joyeux qui auraient dû être les miens, qu’ils gouvernent ce domaine qui aurait dû être ma maison, ma sécurité.
Les battements haletants de mon cœur me suivent à travers la haie de spectateurs de part et d’autre de l’allée. Voisins, journalistes et badauds marmonnent leurs condoléances, certains m’offrant un regard empli de compassion, d’autres préférant baisser la tête. Si quelques lecteurs étaient présents à ce moment précis, auriez-vous la même commisération à mon égard maintenant que vous savez que les larmes aperçues sur mes joues étaient dues non à la perte de ma mère, mais aux retrouvailles avec ma propre matière ? Maintenant que vous savez que j’ai causé sa mort, vous en voulez-vous d’avoir laissé filer une meurtrière sous votre nez ?
Vous verrez, il n’y a pas vraiment de rebondissements dans cette histoire criminelle. Si je n’ai pas encore dévoilé la partie la plus dramatique dans la façon dont cela s’est produit, ce n’est pas dans l’intention de garder le suspense. Non, c’est parce que la plupart d’entre vous ne croiront pas ce qui m’arrive. C’est pourquoi, en plus de raconter cette histoire, je tente comme je peux de vous amener à la révélation du sort terrible qui s’est emparé de moi ce jour où tout a basculé…