Sokratis, duc de Sofys, siégeait inconfortablement sur la seule chaise de la forteresse dont il avait l’entière exclusivité.
Après avoir reçu les plaintes d’un nombre déraisonnable de ses sujets et les avoir réglées en feignant un minium d’entrain du mieux qu’il avait pu, il était resté coincé sur son trône. Une récente information apportée par un agent de l’ANSS pesait sur sa conscience. Non pas à cause d’un de ses actes, mais plutôt de son inaction. Il s’en voulait d’avoir souhaité recevoir des nouvelles croustillantes de l’extérieur désormais, car il aurait préféré ne jamais entendre parler d’une chose aussi affreuse.
Oui, la capture, mais surtout l’exécution de la Gardienne de Temporys l’affectait viscéralement. Il ne connaissait pas les détails du crime, mais le mot crime correspondait parfaitement à l’acte perfide qu’avait accompli Aaron. C’était une tragédie. Une insulte aux Sophians qu’ils ne lui pardonneraient jamais.
Une trahison.
Une ignominie.
Évidemment Aaron ne s’en souciait pas, puisque les lois interdisaient d’entretenir les vieilles croyances. Pourtant il devait bien savoir que des lois aussi ridicules ne fonctionneraient jamais. Il le devait !
On ne tue pas les idées.
On peut toujours essayer de tuer des hommes mais… Ne s’en rendait-il pas compte ? N’était-ce pas évident ?
Une voix s’éleva dans la salle du trône, scène officielle où il gérait la majorité des affaires courantes.
« Mon Seigneur ! »
Abruptement interrompu dans sa réflexion, Sokratis ne prêta pas, dans un premier temps, au ton inquiet de cet appel.
« mon Seigneur, reprit le serviteur lorsqu’il se fut approché davantage, on vous apporte un message d’Isorialys. De la plus haute importance, à ce que l’on m’a dit.
— Fort bien, et où est donc ledit message ?
— Un homme est à votre porte, mon Seigneur. Il prétend avoir été envoyé par le roi lui-même et refuse de remettre sa missive à quelque autre personne que vous. Puis-je le faire entrer ?
— Qu’il entre donc ! Tu pourras ensuite te retirer. Mais ne t’éloigne pas, il se pourrait que j’ai encore besoin de tes services prochainement. »
Le messager, envoyé par Maël un peu plus tôt, et transportant effectivement un message aussi crucial que secret, entra.
— Est-ce là le sceau du roi que je devine sur l’enveloppe, demanda Sokratis platoniquement. Évidemment que c’était le sceau du roi, pensa-t-il
— Oui, mon Seigneur.
— Hum… Laisse-moi donc voir. Je vais lire cette missive. Tu dois être épuisé, je suppose. Je veillerai à ce que ta chambre soit une des plus confortables du palais. Quant à ta monture, je transmettrai des consignes pour qu’elle reçoive une attention particulière. Tu peux aller te reposer. Le serviteur que j’ai congédié il y a quelques minutes te conduira à tes appartements. Sois-le bienvenu ici, en attendant.
— Merci, mon Seigneur. C’est très généreux de votre part.
— C’est surtout bien normal. Allez ! »
Le messager, ainsi congédié, s’inclina puis s’éclipsa. Sokratis se retrouva à nouveau seul. Il décacheta finalement l’enveloppe et déplia le morceau de papier, sur lequel il reconnut l’écriture du scribe royal. Cela ne le surprit pas, car il savait qu’Aaron utilisait également son espion à des fins plus littéraires. Comme s’il ne savait pas écrire lui-même, se moqua-t-il intérieurement…
Seigneur Sokratis,
Moi, Aaron II, Roi des Isorians, et Duc de Thorneast, vous somme de rejoindre la capitale dans les plus brefs délais. Vous y reprendrez vos fonctions de conseiller jusqu’à ce que l’on requiert vos compétences ailleurs. Soyez assuré que vos homonymes des duchés de Nastria et de la Nouvelle Orden ont reçu des instructions équivalentes.
Par la présente, je vous informe également que, décrétée traître à la Couronne par ses croyances païennes, la Sixième a été exécutée. Votre avis est par conséquent requis pour désigner un nouveau gardien de Temporys, fidèle aux système et traditions actuels, qui prendra ses fonctions dès que possible, de sorte que l’équilibre ne soit pas menacée.
Votre Roi.
Le message s’achevait ainsi, simplement suivi du sceau royal. Le fou… Sokratis peinait à croire ce qu’il venait de lire.
Était-ce de la provocation ?
Mais qu’avait donc bien pu faire Sophie à Aaron pour qu’il lui en veuille à ce point en persécutant le monde entier ?
Quelle terrible traîtrise avait bien pu être commise au cours de l’histoire isorianne pour qu’il soit nécessaire de recourir à de telles méthodes ?
Il peinait à croire que lui, parmi tous les ducs qui l’avaient précédés, était réellement celui qui aurait vu la respectée Déis tomber.
Il peinait à croire qu’il avait été si naïf.
Il peinait à croire qu’un tel drame avait pu se produire sans qu’il n’intervienne, sans qu’il ne hausse même légèrement le ton.
Sans qu’il n’en soit mis au courant...
Enfin, il peinait à croire qu’un homme aussi intraitable qu’Aaron puisse exister.
Un homme capable d’assassiner le symbole d’une paix durable, ou même son propre frère…
Sokratis n’avait pas de preuve, évidemment, mais il avait toujours soupçonné le coup d’éclat d’Aaron d’avoir été monté de toute pièce. Se rendant une fois encore compte que ce démon était capable de tout, de vieux doutes s’instillèrent une fois de plus dans ses pensées.
« Gardes ! »
La gigantesque porte de la salle du trône s’ouvrit, laissant un garde pénétrer la tanière du duc.
« mon Seigneur a-t-il besoin de quelque chose ?
— Trouvez Samuel, votre supérieur. Faites-le venir immédiatement. Qu’il cesse tout autre activité. Dites-lui bien que cela ne puit point attendre.
* * * * *
Le commandant des armées de Sofys, aussi chef de l’ANSS, déjà occupé à rassembler des informations liées à la scène précédente, mis plus de temps que prévu à venir. Il fut aussi rapide que possible, étant l’obligé de son seigneur, mais il lui fallut bien une petite demi-heure pour arriver à la salle du trône, à partir du moment où il fut appelé par le garde que Sokratis avait envoyé.
« Ah Samuel, vous arrivez enfin, commença le duc. Nous n’avons point de temps à perdre en trivialités et aucune autre information n’est aussi importante que la mienne. Lisez-donc cette lettre. »
Peu bavard, le commandant lut prestement la missive dès que son seigneur la lui eut tendu. Il s’y attarda quelques instants puis formula une première question, restant aussi concis qu’à son habitude.
« Est-on certain de son authenticité ?
— Je doute que le chef de la DGSI s’amuse à écrire de tels mots par divertissement ou pour semer davantage de trouble dans le royaume. Je reconnais là son écriture et ceci est bel et bien le sceau royal. Il n’y a pas de place au doute, commandant.
— La situation est plus grave que nous ne l’imaginions il y a quelques heures…
— Développez donc vos propos, Samuel ! Évidemment que la situation est grave ! Mais je ne crois pas que vous disposiez de telles informations il y a plusieurs heures de cela. Je viens moi-même de lire ces quelques mots et je peine encore à en croire ce qu’ils signifient.
— mon Seigneur, ces informations complètent les nombreux rapports que j’ai eu dans la journée, ainsi que d’autres qui s’accumulent sur plusieurs jours. Je ne vous en avais encore rien dit car nous n’en n’étions qu’au stade de la préoccupation…
— Diantre mais de quels rapports parlez-vous ?
— Des mouvements de troupe, mon Seigneur, entre autre. Les premiers ont eu lieu aux alentours de Mémorys. Nous avons des espions au sein même de la cité. Ils nous ont rapporté qu’une petite armée, composée majoritairement de soldats du roi, était à la poursuite de deux Sentinelles. Peut-être même trois. L’un de mes espions a évoqué un jeune homme.
— Un jeune homme ? Mais que viendrait-il faire dans toute cette histoire ?
— C’est en partie à cause de lui que je vous souffle que la situation est plus grave que je ne croyais, mon Seigneur. Mais pas seulement. Il est probable qu’une nouvelle Sentinelle ait été choisie par la déesse. À cette heure, je ne puis rien vous assurer, mais quelques agents travaillent à comprendre la relation entre ce garçon et tout ceci ?
— Et les autres mouvements de troupe ? Vous disiez que le premier était à Mémorys, mais les autres ?
— Nordys. C’est apparemment la direction que les Sentinelles ont pris.
— Incroyable. Ce que vous m’apprenez là est vraiment incroyable Samuel. Déis est morte, la Sentinelle du Commencement est de retour et elle est accompagnée d’un mystérieux garçon… Quelle époque ! Vous savez, commandant, j’étais à peu près sûr, en 1701, de ne plus jamais vivre d’événements aussi historiques. Je me trompais. Espérons que ceux qui nous attendent ne soient pas aussi dramatiques que la Purge…
— Si Déis a réellement été exécutée, vous savez aussi bien que moi que cela n’augure rien de bon. Daegan s’organise lui-aussi. Il se peut que ce soit par orgueil, mais il pourrait aussi avoir eu des rapports qui l’ont incités à prendre les devants. Plusieurs milliers d’hommes sont sur le pied de guerre en Nouvelle Orden et consolider les défenses du Mur semble être devenu une des priorités du seigneur de Nordys…
— Cette exécution est une tragédie, vous pouvez le dire, Samuel. Mais vous avez raison. Il faut nous inquiéter de ces déplacements de troupe. Écoutez-moi. Je veux que vous envoyiez des messagers dans tous les coins des Territoires de Sophie. Il nous faut prévenir mes vassaux de se tenir prêts, de craindre le pire. Qu’ils rassemblent leurs meilleurs hommes. Si le roi veut me voir, ce sera sur le champ de bataille, et non dans la petite salle du conseil de la capitale.
— Ce sera fait, mon Seigneur.
— Bien. Et encore une chose.
— Oui, mon Seigneur ?
— Nous devons nous attendre à ce que les Sentinelles essayent de passer le Mur Interdit. Quelle que soit leur raison. Si tel était le cas, arrangez-vous pour que vos hommes leur donnent un coup de main. Montrez-leur que les Sophians ne les oublie pas. »