Toute sa vie, elle avait haï les Tyr, et l'égoïsme des rois qui vivaient au chaud dans leurs palais bien gardés. Toute sa vie, elle avait travaillé accroupie dans l'odeur de la bouse, avec pour seul établi une pierre plate. Et toute sa vie, elle avait recueilli les plaintes et gémissements de ses semblables en souffrance, maudissant les puissants d'autant plus, et s'échinant inlassablement à apaiser les maux et adoucir la mort.
Et voilà que le rêve qu'elle avait porté jour après jour était à portée de main.
Au lieu de la mettre aux fers pour son insolence envers le Roi et le Consulte, on lui avait tout accordé, tout. Elle avait exigé et l'on s'était incliné. Les négociations furent rapides, ses demandes simples : elle ne ne prendrait soin du prince que si on lui donnait les moyens de soigner tous ceux qui le nécessitaient, quels que soit leurs maux. Un dispensaire permettrait d'accueillir les malades, tous, mendiants et marchands, filles de notables et prostituées. Il lui fallait de l'espace, du bâti et quelques paillasses, de l'eau propre, des linges, il lui fallait un jardin, l'entière confiance de la Cour et le droit de cultiver le pavot. Il lui fallait beaucoup d'énergie et peu de moyens. Et alors qu'elle attendait à ce que l'on rit d'elle et qu'on la chasse, le Roi avait silencieusement acquiescé. Olga avait compris, alors : il accepterait tout, tant qu'on lui apportait quelques grammes d'espoir de voir un jour son fils guéri. De voir le Sang d'encre éradiqué. Et un instant, Olga elle-même y crut.
Encore abasourdie par la nouvelle, elle suivait en silence la grande femme en blouse, qui s'avérait être Intendante des Chimères, et se mouvait avec une rigidité presque cadavérique. Elle lui présenta les lieux dans les grandes lignes, sans se préoccuper de questions éventuelles. La base du château était un U renversé, adossé aux remparts à son nord, au-delà desquels s'étendait le Lac aux aiguilles, et le Val perdu. Elle lui désigna d'une main les cuisines, qui occupaient toute l'aile est, accolées à la Grande salle. C'était là que dînait le personnel, qu'on faisait cuire le pain, et bouillir chaque matin l'infusion de fèves séchées par baquets entiers. Une entrée de service permettait d'y accéder sans traverser la Grande salle du château, et c'est de là encore que partait un escalier de service, qu'elle devrait emprunter pour aller dans les étages. Dans l'autre aile, côté ouest, une pièce plus petite accueillait la Garde et l'armurerie, tout en laissant la place à un large escalier de pierre-sel, qui joignait le niveau supérieur dans une vague élégante. Elles l'empruntèrent, faisant exception pour la visite : ces marches n'étaient pas à l'usage du petit personnel, précisa sèchement l'Intendante, en froissant les lèvres.
Elles débouchèrent à l'étage sur une vaste salle, garnie de tapisseries aux couleurs passées. Aux murs couverts de volets de bois ouvragés et au plafond à caissons peints, on devinait qu'elle fut un temps faste, comme le soulignait l'imposant lustre métallique qui aurait dû porter une centaine de bougies. Mais la salle était à présent triste comme une vieille courtisane, avec ses couleurs qui fanaient aux murs, et le parquet blanchi d'être trop peu entretenu.
« Voici la Salle d'Apparat » indiqua l'Intendante, en goûtant ces mots comme un bon vin. Malgré son austérité, elle avait manifestement le goût du somptueux. Sur la face sud, donnant sur la cour et au-delà sur la cité, de grands panneaux de bois ajourés de vitres coulissaient, donnant accès à la fameuse balustrade que connaissaient tous les habitants de Kaalun, lieu d'annonce des grandes nouvelles, depuis laquelle on était facilement vu et entendu jusqu'au portail de l'enceinte.
« Nous poursuivrons la visite plus tard, nous voici aux Bains. Vous y resterez le temps nécessaire, fit-elle, sans réussir à masquer plus longtemps le dégoût qui lui faisait frémir ses narines. Nous vous fournirons des vêtements. Les demoiselles des Bains sauront vous montrer ce qu'il reste à voir, et vous conduire à votre chambre que je vais faire préparer. »
Elle rentra le menton, qui plissa comme un soufflet, et laissa compulsivement filer ces mots :
« Rendez-vous présentable, grands dieux ! »
Olga-la-noire, Olga droite comme un i, et ses nids d'oiseau dans la tête, Olga-la-pince qui extirpait les dents pourries, Olga, pour la première fois de sa vie, s'affola. Mais l'Intendante lui ouvrit la porte des Bains, et attendit : la toilette n'était pas négociable.
A peine entrée, deux femmes la prirent en charge. Elles économisaient leurs paroles, mais leurs gestes étaient bienveillants. La plus jeune , une grande fille blonde, jetait à Olga des regards à la dérobée. La guérisseuse se laissa déshabiller, immerger, savonner et frotter jusqu'à la douleur. Malgré l'eau fumante, elle tremblait comme un faon. On changea l'eau grise, frotta à nouveau. Jusqu'alors seule la rivière avait connu son corps nu, ses os volontaires, l'odeur de figuier sur ses bras et sa nuque.
On la rinça dans une troisième eau, et les femmes essorèrent ses cheveux sombres comme du fusain, plus pesants que jamais. Elles la firent s'asseoir, enveloppée d'un linge, et entreprirent de la peigner. Cela fut infiniment long. La douleur était soutenable, mais prodigieusement agaçante, et Olga s'étouffait d'exaspération. Elle aurait pu d'une main saisir ses deux tortionnaires et les jeter comme deux bûches dans la cheminée qui leur faisait face. Elle aurait pu broyer leurs poignets, et frotter de braises leurs chevelures à elles, si bêtement lisses, inutiles. L'humiliation faisait frémir ses épaules, mais elle se tint coite, les yeux mi-clos. Finalement la vieille s'empara d'une paire de ciseaux, et Olga pensa qu'on aurait dû la raser depuis le commencement, puisqu'on n'aimait pas ici les cheveux noueux. Mais elle ne tailla que ce qui touchait les épaules, et la sécha.
Des robes, voilà qu'on lui présentait des robes ! Sur la plupart, des rubans sots, des dentelles, des brocards. De la vanité, partout. Des velours qui se tâchent à la moindre goutte de cire, des tailles ajustées qui vous tailladent le souffle. Les étoffes lui rendaient son mépris. Voilà qu'elle n'avait plus d'ongles, plus d'odeur, plus de nom presque, et que de surcroît on la déguisait. Sa jupe lourde lui manqua. Elle tendit une main vers l'habit le moins prétentieux, et la jeune fille lui passa, l'air légèrement déçu.
Chapitre 9 : Voilà un chapitre qui lie joliment l'histoire de l'archiviste et de Olga. J'admire beaucoup la guérisseuse parce que malgré son apparence hirsute, elle n'a pas honte de qui elle est ni d'où elle vient, elle porte la tête haute et ne se soumet aucunement au roi!Elle ne parle pas beaucoup, mais quelques paroles d'elle suffisent à montrer qu'elle a de la personnalité !
Chapitre 10 : Les premières lignes sont si poétiques et musicales, j'imagine tellement Follet les entonner ! Son conte est hypnotisant, tu as un style élégant et absolument délicieux à lire ! Moi aussi je veux que Follet revienne demain xD
Petite coquille : si je ne commence dés à présent ! » → dès
Est-ce que c'était voulu, les passages en crochets [] ? Au début, je me suis dit que tu les avais laissés pour indiquer que tu voulais retravailler ce passage plus tard, mais ils donnent aussi un effet « théâtral ». Dans tous les cas, même en retirant les crochets, le texte marche bien:)
Chapitre 11 : Pauvre Olga qui doit subir un bain ! J'adore les petits détails que tu insères dans ton texte, par exemple le fait que les demoiselles des Bains ont dû changer l'eau du Bain trois fois. En outre, tu nous partages tout le ressenti d'Olga, pour qui tout cela est une torture. J'avoue mettre identifiée à elle, je me suis souvenue quand, étant petite, on me coiffait alors que j'avais plein de nœuds dans les cheveux. Et comme tu le dis si bien, c'est une douleur soutenable, mais agaçante ! Tu as une héroïne originale et attachante, ça donne envie de la suivre jusqu'au bout du monde:)
Merci pour ce chouette moment de lecture, je poursuis la semaine prochaine ;)
à bientôt,
Jowie
L'intendante n'est décidément pas aimable...
Je n'ai qu'une petite réserve sur cette phrase :
"Et voilà que le rêve qu'elle avait porté jour après jour était à portée de main."
Ce n'est pas la phrase elle-même, c'est l'enchainement par rapport au paragraphe précédent et au suivant. J'ai été un peu perdue par "ce rêve" : on a du mal à comprendre ce qu'il est (même si on comprend ensuite que c'est la possibilité de soigner tout le monde). Peut-être faudrait-il mettre quelque chose comme "Et pourtant, grâce à ces gens qu'elle haïssait, elle allait pouvoir réaliser le rêve qu'elle avait portée..."
Je vais enchaîner : j'ai vu que j'étais encore en retard d'un autre chapitre.
Sinon ouais c'était le moment "bouh à bas les riches" : je ne POUVAIS pas faire un bouquin sans me lâcher un peu en mode "les inégalités c'est bwaaa" :D (oui je viens de faire cinq commentaires après lectures de moults chapitres sur PA, du coup je sature et mes formulations sont un peu limitées n'est-ce pas ?)
Le bain : il faut bien qu'elle ait ses faiblesses, sinon on s'ennuie. Les héroïnes anti-hygiènes, mon combat :)
J'aime ta façon de décrire la scène du bain d'Olga et tout ce que cela implique pour elle.
La Cour lui concède beaucoup de choses mais tente tout de même de la faire entrer dans un "moule" qu'elle n'est pas prête d'accepter me semble-t-il.
C'est une très bonne idée de parler de l'espoir d'Olga. Elle est confronté à cette épidémie depuis un long moment et se concentrer l'espace d'une phrase sur ses espérances est intéressant. Reste à savoir si l'espoir fou du Roi permettra à Olga de parvenir à ses fins en trouvant un remède...
Quelques petites remarques :
- Et un instant, Olga elle-même y cru. : crut<br />
- se mouvait dans une rigidité presque cadavérique : avec une rigidité ?<br />
- au delà desquels s'étendait le Lac : au-delà
- Une entrée de service permettant d'y accéder sans traverser la Grande salle du château : permettait ?<br />
- avec ses couleurs qui fanaient au murs : aux murs ou au mur ?
A bientôt pour la suite ;-)
Cliène
Oui, je suis parfois mal à l'aise devant l'épidémie : il est assez vite clair (déjà, même) qu'elle n'est pas soignable, alors je ne sais comment doivent réagir les persos... S'entêter ? (leurs moyens sont limités!) Abandonner ?
La scène du bain a été très agréable à écrire. En mode "enfant sauvage" un peu !
Les crochets, oui, surtout qu'ils ne reviennent pas ensuite...