« Timoteus. Ta fille a eu seize ans... Quand vas-tu te décider à agir ? »
Timoteus posa sa plume, et regarda Judith. Fille d'aristocrates des Cimes, Judith était une typique beauté du nord : blonde, froide, solide. Au fur à mesure qu'Ilse grandissait, il constatait, soulagé, qu'elle ne ressemblait pas à sa mère. Ilse avait la délicatesse des Lettfeti, leurs poignets fins, la silhouette toute en longueur. Bien que de caractère, elle eut la rudesse de Judith, elle avait curieusement la beauté de Nuutti, sa première épouse.
Nuutti... La montagne lui avait donné ce petit bout de femme, et le lui avait repris. Il l'avait rencontrée à quinze ans, au retour d'une ascension sur le pic d'Asko. Elle vivait là, dans un village de montagnards ridiculement petit, les joues écarlates de froid et de santé. Il l'avait fixée avec tant d'intensité qu'elle l'avait suivi, sans un mot, jusqu'à la ville des Cimes. Elle fut le seul caprice de sa vie. Quand ses parents refusèrent de lui promettre sa main, il cessa de s'alimenter, des jours durant. Ils cédèrent devant tant d’opiniâtreté.
Ils s'unirent quelques mois plus tard, peu de temps avant le mariage de son ami Saul, qui avait vécu plusieurs années aux Cimes afin de parfaire son instruction, avant de retourner vivre à la capitale. Nuutti vécut cachée toute la première année, retranchée dans la chambre des époux, ne parlant que l'ügur des montagnes, n'aimant que Timoteus. Hormis son époux, elle n'acceptait auprès d'elle que trois femmes qui se relayèrent nuit et jour pour prendre soin d'elle. Toute sa vie elle avait vécu dans la neige, et le bruit courut que la chaleur du Fort la rendait fragile. Au bout d'une longue année, elle finit par sortir de sa chambre peu à peu. On la vit même en ville, à de rares occasions. Le malheur défigurait son doux visage. A peine trois années s'écoulèrent avant qu'elle ne fut retrouvée prise dans les glaces de ses montagnes bien-aimées, sans que l'on n'en connaisse la raison. Alors que le chagrin de Timoteus le rendait docile, ses parents saisirent cette occasion et lui présentèrent Judith.
Dix-huit années plus tard, Judith le toisait avec insistance, attendant sa réponse, les mains sur les hanches. Elle était bien déterminée cette fois à ne pas le laisser fuir la conversation.
« Katel Bekri est morte depuis longtemps, reprit-elle, de quoi ton ami Saul a-t-il peur ? Le prochain souverain des Terres-Mêlées doit être un Lettfeti, c'est ainsi depuis toujours. Pourquoi ne rompt-il pas son absurde promesse ? Tout le monde sait qu'il n'eut guère le choix à l'époque, mais la terreur de Katel n'est plus ! Même Petra Tyr accepterait ce retour à la tradition avec soulagement, depuis Temma... Saul, sa sœur Petra, la Ministre aux clefs, tous savent que cette promesse absurde compromet l'équilibre du royaume »
Ne rien lui dire. Il ne pouvait rien dire de son pacte, vingt ans auparavant. Ni à elle ni au monde. Pas pour le moment.
« Ilse dépérit d'ennui. Son caractère ne va qu'empirer en la laissant se morfondre ici, ne le vois-tu pas ? Diriger le Fort ne l'intéresse pas. Sa place est à Kaalun, à se préparer au trône. Elle est cultivée et fine, elle sera tout à fait capable de gouverner. »
Il est vrai que Ilse, malgré ses humeurs, avait une intelligence et des talents certains. Étudiante non seulement assidue mais brillante, elle comprenait les sciences sans mal, et maniait la plume avec grâce. Elle s'était initiée seule à la musique, sur un encombrant instrument à cordes venu du sud. Surtout, elle maîtrisait les langues anciennes et disparues comme personne aux Cimes. Quant à son caractère... Mais la question n'était pas là.
« Judith, j'entends tes sages observations, je les partage... Mais Katel a beau n'être plus de ce monde, la famille Bekri reste richissime, et leurs troupes sont plus entraînées que jamais, plus puissantes peut-être même que celles que dirige Petra. Du temps d'Ivor Bekri, la couronne ne craignait pas grand chose, mais son fils... C'est une autre histoire. Un certain... Marcus je crois, Marcus Bekri. Le père n'était pas belliqueux, mais on me dit que le fils n'attend qu'un faux pas de Kaalun pour y envoyer ses troupes et prendre le pouvoir. Pour le moment, il garde une vague parenté avec Saul et sa sœur Petra, en tant que fils du cousin du roi, et à ce titre il garde quelques prérogatives... Mais si ce n'est plus le cas, il n'aura plus rien à perdre. Et tant que les troupes Bekri respectent leur allégeance aux Terres-Mêlées, Petra ne peut rien contre eux.
– Enfin Timoteus, ce Marcus est un gamin de dix-huit ans ! Va-t-il à lui tout seul affronter la Loi Antique ?
– Sa grand-tante l'a fait.
– C'était une folle.
– On le dit fou. »
Timoteus ne savait comment poursuivre. Il avait beau cacher tout un pan de la situation à Judith, tout ce qu'il énonçait n'en était pas moins vrai. Marcus Bekri était un traître en puissance, riche de milliers d'hommes qui lui resteraient fidèles tant qu'il paierait, et qui rêvait d'imposer sa famille à la tête de Kaalun et des Terres-Mêlées.
« Quel que soit son âge, mes messagers me le décrivent aussi cruel que Katel, si ce n'est plus... Le vice n'est pas l'apanage de l'âge, Judith. »
Elle allait rétorquer mais il se leva si brutalement que sa répartie resta en suspens. Timoteus était habituellement doux, en gestes comme en paroles.
« Je n'enverrai pas ma fille dans la gueule du loup. Tiens-le toi pour dit. »
J'avais beaucoup aimé Isle, et je n'avais pas forcément capté qu'elle faisait partie de l'autre famille qui règnait alternativement avant Katel. Elle pourrait donc être promise à un avenir de pouvoir ?...
Juste une petite coquille à signaler :
"Au fur à mesure qu'Ilse grandissait," : Au fur ET à mesure
Vivement la suite !
Merci pour tes commentaires si réguliers en tout cas !!!
C'est toujours un plaisir de te lire même si comme je l'ai déjà dit dans mes commentaires auparavant, je m'y perds un peu dans tous les personnages quand je suis un moment sans te lire...
Le point de vue de Timoteus est intéressant, il en sait plus qu'il n'en dit mais pour autant tu ne dis pas tout au lecteur, ce qui donne forcément d'autant plus envie de lire la suite pour le découvrir.
Encore une fois, je suis admirative de la richesse du monde que tu as créé...
Allez encore un chapitre avant de dormir !