Julia
Debout, face au présentateur du J.T., les forces de Julia se dérobent. Elle dévale les marches menant au couloir qui donne sur les toilettes. La porte fermée à double tour, elle se rue vers le pot et rend son dernier repas. Des retours de son pénible passé viennent la harceler régulièrement, ces derniers mois.
Été 1981, elle a dix ans quand sa mère se fait piéger dans les filets des militaires. Julia apprendra quelques années plus tard qu’elle fut l’une des victimes des « vols de la mort » ainsi nommés en Argentine pendant la dictature qui a torturé le pays de 1976 à 1983. Cette pratique consistait à embarquer certains réfractaires au nouveau régime dans le but de les jeter vivants d’un avion…
Avant la dissolution du parlement durant le Proceso de Reorganización Nacional (Processus de réorganisation nationale), ils vivaient tous les trois paisiblement dans un magnifique bungalow luxueux en bord de mer, à environ cinq heures de Buenos Aires, sur la côte atlantique. Son père, argentin, était un politicien démocrate très apprécié du peuple. Sa mère, une Française, donnait des cours dans sa langue natale. Ils s’étaient rencontrés lors de vacances et ne s’étaient plus jamais quittés jusqu’au jour fatidique.
Durant trente ans, l’Argentine n’avait jamais connu un gouvernement civil succéder à un autre gouvernement civil incluant, par conséquent, une expérience quasi inexistante de la démocratie chez les personnes âgées de zéro à quarante ans. Quand la Cour suprême fut remplacée, les partis d’opposition proscrits, la peine de mort rétablie et la presse censurée lors des « Principes de procédures », cette famille sans problèmes dut fuir à la frontière de l’Uruguay où les attendait un bunker bien dissimulé sous une ferme. Malheureusement, dans cette cavale vers la liberté, la faucheuse a eu raison de leur espoir d’être tous trois sains et saufs en attendant de quitter le territoire et ses heures sombres. Cette scène, dans laquelle Julia se retourne et voit l’ombre de sa mère soudainement s’écrouler, la poursuivra tout au long de son histoire. Elle avait tenté de hurler « maman », mais l’un des résistants s’était empressé de coller une main sur la bouche d’une jeune Julia confrontée à un destin tragique. Toute personne, et particulièrement un enfant, a besoin de s’effondrer et de se laisser souffrir une perte aussi grande, mais l’heure n’était pas à la désolation. L’apitoiement devrait attendre et le courage qu’un tel deuil exige serait réservé à la survie.
Tandis que les kidnappings de masse, les rafles et les tortures dans les camps de concentration se poursuivaient, Julia et son père restaient cachés, tapis tels des rats au fond d’un trou. L’écume et le son des vagues, l’épaisseur du sable utilisé pour construire des châteaux, les grains dorés glissant entre les orteils et les stries parcourant les dunes dessinées par le vent semblaient à des années-lumière de l’enfant. Julia craignait de ne plus connaître le plaisir de « cueillir », comme elle s’amusait à le dire, les coquillages le long de la plage. Elle ne ferait plus du patin à roulettes sur le carrelage de la cuisine et n’entendrait plus jamais sa mère la gronder. Elle ne s’enivrerait plus du parfum fleuri de sa maman, ni de sa voix apaisante, ni de la tendresse de ses étreintes. Elle ne jouirait plus jamais de son amour. Plus jamais. Qui a dit qu’on ne pouvait jamais dire « jamais » ? Il y a tant de situations où ce terme prend tout son sens. Et ce sont ces situations qui en sont à l’origine. Encore aujourd’hui, il lui arrive de s’éveiller en pleine nuit appelant sa maman, mais celle-ci ne viendra plus lui dire : « C’est fini ma chérie, ce n’était qu’un cauchemar. » Jamais.
Quotidiennement, ils écoutaient la radio dans l’attente insoutenable d’une délivrance. Tout ce qu’ils entendaient n’était qu’atrocités sans fin d’une mécanique sans faille. Des milliers de résistants, y compris ceux ayant eu le malheur de seulement prononcer le nom du président destitué, se faisaient fusiller. Les prisonniers et les disparitions s’accumulaient. On aura compté près de quinze mille fusillés, neuf mille prisonniers politiques, plus d’un million d’exilés pendant ces sept années d’une répression terrifiante. L’un des actes les plus terribles aura sans doute été les trente mille disparitions, dont des enfants vendus à d’autres familles, ce qui engendra, dès le retour à une démocratie toujours fragile, des files de mères et de grands-mères se rendant sur la place de Mai, chaque jeudi, afin d’y commémorer leur descendance perdue. Peu de ces enfants effacés des registres lors de ce que les généraux ont choisi de nommer la « sale guerre » sont revenus dans leur famille.
Au bout de plusieurs mois d’angoisses indéfinissables, Julia et son père ont pu quitter le bunker et se rendre, grâce à divers groupes alliés, en Colombie. Le voyage fut long et périlleux. Tantôt en voiture, tantôt à pied, il a fallu des semaines pour enfin atteindre le domaine de son oncle paternel installé en Colombie depuis longtemps. L’aspect juvénile et le visage fin de son père lui permirent de changer d’identité, se présentant sous les traits d’une femme. Il choisit de porter le nom de sa propre mère et Julia gardera d’ailleurs ce patronyme.
Dès leur arrivée au sein de leur famille, leur bonheur étincelait autant que le soleil de juillet. Manger à sa faim, dormir sur un matelas, se reposer de cet enfer parcouru étaient un miracle qu’ils n’espéraient plus. Chaque jour, ils s’installaient sur le toit de la maison et respiraient l’air doux d’une vie nouvelle dont les futures embûches ne seraient plus que banalités. Le calme de ces débuts de soirée laissait entendre les bruissements des insectes et le fredonnement des petits animaux curieux. Ils s’amusaient alors à deviner les espèces dont provenaient ces murmures. Jouer à nouveau relevait du merveilleux. Après avoir été longuement privés de ciel, admirer la vue, malgré un sentiment de sécurité encore bancal, avait quelque chose de magique. Même l’horizon empourpré du crépuscule avait un aspect surnaturel. Un fait était certain : ils ne verraient plus rien comme avant.
Cependant, cette joie allait vite déserter la toile de ce soulagement naissant. Un après-midi, alors que les adultes s’étaient assoupis sous une chaleur assommante, la cour était bombardée des cris d’allégresse de Julia et ses cousins s’aspergeant d’eau. Ces mêmes cris, les parents somnolents les avaient confondus avec d’autres. Une camionnette venait de s’arrêter devant la grille et quatre hommes avaient emporté Julia, semant derrière eux des hurlements d’effroi. Tout s’était déroulé à une vitesse hallucinante. L’enfer n’avait-il pas de fin ?
Un mois sans nouvelles, sans traces. Son père ne pouvait faire appel aux autorités, car il avait simulé leur mort. C’est en compagnie de son frère et sa belle-sœur qu’il arpenta des kilomètres à la recherche de son enfant. Nul n’avait la moindre idée du lieu où elle aurait pu être emmenée. Elle s’était envolée. Les marques laissées par les pneus s’arrêtaient net à une dizaine de kilomètres de l’enlèvement.
Julia avait passé la frontière et atterri au bord du Panama, inconsciente. À son réveil, elle était plongée dans une chambre à l’ambiance de clair-obscur. La première chose qu’elle avait vue apparaître dès son bandeau détaché fut le bras d’un canapé en skaï bleu marine sur lequel elle était allongée, encore vaseuse. Titubante, elle avait sillonné la chambre aux meubles clairs, au tapis turquoise et à la décoration très sobre. Le tout paraissait neuf. De plus en plus adroite dans ses mouvements, elle avait repéré la lucarne aux barreaux en fer forgé, unique vue sur l’extérieur. De ce point de vue, elle avait estimé se trouver à la lisière d’une forêt retirée, masquée par une colline. Elle se souvenait de bruits d’hélicoptère et d’avoir traversé des chemins sinueux dans un véhicule régulièrement ballotté de gauche à droite accusant de nombreux chaos sur la route.
Que faisait-elle là ? Qui l’avait enlevée et pourquoi ? Elle avait passé des heures à égrener les raisons possibles de ce kidnapping, mais avait conclu qu’il serait plus constructif de réfléchir à un plan d’évasion. La seule importance était de survivre. Encore survivre. Était-ce cela sa destinée ? Être une survivante ? Dans un mouvement de révolte, elle avait fracassé le miroir posé sur la commode. Personne n’était venu la réprimander. Elle était seule.
Entre temps, le ciel s’était assombri et la lune protectrice, rassurante, maternelle éclairait sobrement les ténèbres. Ces plans d’évasion s’évaporèrent dans le feu qui remontait soudain de ses entrailles à ses yeux. Elle pensait à sa mère et se laissa enfin fondre dans les pleurs trop longtemps refoulés. Lourde de ce chagrin et d’une terreur ravivée, elle avait péniblement abordé les rives du sommeil.
Le lendemain fut le premier d’une série de journées toutes identiques. Une femme venait chaque matin lui apporter un petit-déjeuner copieux agrémenté de fruits frais et l’emmenait ensuite dans une salle de douche où l’attendaient des vêtements propres. Elle ne savait pas dire si cette dame officiait en tant que nourrice ou surveillante. Lavée et habillée, Julia était reconduite dans ses quartiers nettoyés pendant son absence. Les autres repas étaient glissés au travers d’une trappe prévue dans la porte. Bien qu’elle entendît diverses voix aux alentours, la surveillante était la seule personne visible, mais voilée. Cette dernière ne lui adressait aucun mot. La chambre ne comportait aucun réveil ni calendrier. Les heures s’écoulaient dans le vide et l’ignorance d’un temps qui disparaissait petit à petit.
Que signifiait tout ceci ? Qu’allait-elle devenir ? Les rires sardoniques qui résonnaient régulièrement depuis le rez-de-chaussée la laissaient constamment perplexe. Se régalaient-ils de son sort ?
Malgré le poids d’une tristesse étouffante, il fallait aller de l’avant. Les pensées rattachées à sa mère devaient être des ressorts la poussant au-delà de ses limites et non une cuve inondée dans laquelle se noyer. Ces moments de solitude indomptables devaient être l’occasion d’échafauder une stratégie d’évasion et non une forteresse de désespoir.
Elle occupait les lieux depuis plusieurs semaines quand, un soir, durant sa toilette, elle perçut l’animation croissante dans la cour bondée d’invités alcoolisés. Ils fulminaient les uns contre les autres un flot d’insultes des plus vulgaires et délirantes. Entendre ce genre de propos faisait hérisser les poils de ses bras et elle n’était pas la seule à qui cela posait problème, car son accompagnatrice paraissait très agacée. Elle avait d’ailleurs quitté son poste, quelques minutes, en pestant sur le groupe trop bruyant. C’est tout juste ce qu’il avait fallu à Julia pour se hisser hors de la salle de douche.
Décidée à faire front, elle s’était munie d’une grande persévérance, mais ses tentatives de fuite furent vite compromises. En effet, elle avait bien réussi à s’échapper, mais une fois dehors, du côté opposé aux festivités, l’état des lieux n’était pas des plus optimistes : broussailles, amas de pierres et ronces décoraient les vestiges d’une ancienne muraille. Elle tenta d’escalader ces obstacles, omettant les écorchures aux jambes et aux mains. À peine avait-elle franchi la moitié du mur que quelqu’un l’attrapa. Le berceau de la lune fut la dernière image entrevue avant de reprendre connaissance dans un lit d’hôpital colombien.
Son père, le front blême, le blanc des yeux injecté de sang à cause d’un grand manque de sommeil, lui tenait la main, en susurrant quelques prières. Cette apparition avait le goût d’un rêve et quel ne fut pas son ravissement lorsqu’il l’étreignit ! Son calvaire était terminé. Du moins, en apparence… car un autre commencerait bien des années plus tard, conséquence misérable d’un acte barbare. Elle avait subi un silence épouvantable et psychotique, ce n’était pas rien. Endurer chaque seconde dans la peur d’être tuée fut une épreuve intense. Hormis cela, elle estimait providentiel de ne pas avoir été victime d’autres sévices psychologiques et d’avoir été exempte d’agressions physiques. C’est ce qu’elle croyait. Être étendue sur un lit d’hôpital n’était pas un hasard. Elle avait été retrouvée anesthésiée, trois jours auparavant, sur le parvis de la villa familiale. Sans une note, sans une explication. Était-ce une vengeance contre son père ? Probablement, mais cela restait incertain.
Elle avait été emmenée d’urgence dans la clinique la plus proche. L’analyse sanguine avait confirmé une anesthésie et le corps ne présentait aucune marque de violence. Ou presque. Une fraîche cicatrice était visible dans le bas-ventre. On l’avait touchée une seule fois, pour toujours. Une opération d’une cruauté inouïe au regard d’une femme, qui plus est en devenir. Son sort : une hystérectomie totale. Jamais elle ne sut qui avait commis cette atrocité ni pourquoi. Ne pas savoir restera le plus perturbant.
Nourrir le projet de mettre au monde un enfant était désormais exclu. L’adoption ? Interdite par les psychologues à cause d’un passé trop trouble et de ses éventuelles séquelles psychologiques. Il est vrai qu’elle a toujours refusé de divulguer sa véritable identité, afin d’assurer sa propre sécurité, son père étant décédé d’un A.V.C., il y a trois ans. Ne pas être mère a longtemps hanté Julia, à des périodes plus que d’autres. Jusqu’à il y a peu…
En se lançant dans l’épopée de sa mémoire, Julia en a oublié la notion du temps. Quelqu’un frappe à la porte, c’est son assistante. Elle est attendue sur le plateau, l’émission débute dans une vingtaine de minutes et elle doit encore passer au maquillage. Elle se concentre et pose son masque quotidien au sourire infaillible, connu de tous les téléspectateurs.
Quand le générique retentit sur les planches du studio, le public applaudit l’entrée de la présentatrice préférée des Britanno-Colombiens : Julia Molina.