Le prédateur
Je suis à bout de souffle. Entre les creux dans le sol, les branches qui arrachent mes cheveux et la lumière tantôt aveuglante tantôt absente, je ne sais où me cacher dans cette forêt sans fin. J’ai perdu toute orientation, poussée vers l’inconnu. Je cours, je cours à fond de train, le vent contre mon dos. Je crains de ne pas résister longtemps à une telle allure. La certitude de survivre à cette course folle m’abandonne tant mon cœur s’emballe. Je consulte ma montre : cent cinquante-cinq battements par minute.
Je viens de passer deux semaines enfermée à l’intérieur de ma tanière, avec mon traitement de texte, mes lectures, mon chien et les lettres de mon père. J’ai encore souffert de ne pouvoir quitter le domaine ni recevoir de la visite vu mon état. Cela se produit de plus en plus fréquemment. Tel est le sort que je subis depuis le départ de SunLee. Un sort qui, sans doute, me tuera.
Les roseaux entortillés autour des pieds, de la vase jusqu’aux cuisses prises dans un marécage dissimulé sous une couche de mousse, la fatigue s’intensifie. Les douleurs aux jambes et les blessures sur les bras assénées par le rocher duquel j’ai sauté m’avertissent d’une fin imminente. Je ne tiendrai plus longtemps. Mon esprit s’éloigne et s’enfonce au hasard dans le labyrinthe de ce cadre sauvage. Je me croyais plus résistante, plus combative, mais il aura raison de moi. Un bon quart d’heure d’une poursuite ininterrompue aura suffi…
Je réussis à m’extirper des bois encore en un seul morceau. Le souci est que je suis à découvert. Je manque de trébucher sur les mauvaises herbes et morceaux de bois éparpillés au-dessus des galets. Étant certainement meilleure nageuse que mon poursuivant, le lac sur ma droite m’invite à m’y plonger, mais ses eaux sublimes sont bien trop dangereuses. Je préfère tenter ma chance dans un ultime bond vers une victoire improbable en m’engouffrant de nouveau à l’ombre des feuillages.
Je l’entends me rattraper malgré l’avance prise sur lui. Mes veines palpitent à tout rompre sous la pâleur de ma peau. Ses forces dépassent de loin mes pauvres membres. Un point de côté insoutenable me contraint d’abdiquer. Je me colle contre un tronc, en partie camouflée par des Woodwardia fimbriata (sortes de fougères), campée sur les genoux, respiration coupée, prostrée.
Il est là, tout près. Je perçois distinctement ses pas sur les brindilles mortes. Je ne pourrai jamais me défaire de lui, il me retrouvera toujours. Toujours. Face à moi, inerte, son souffle me chauffant le visage, il dévoile des dents impeccables derrière un sourire de vainqueur. C’est le moment que je choisis pour apparaître tout entière, fièrement dressée sur des jambes flageolantes. Nos yeux se défient. Je prends la parole : « Que comptes-tu faire maintenant… Marius ? »
Ce nom prononcé tel un mot de passe tant attendu, il bondit en avant et me bombarde de coups de langue baveuse. « Oui mon loup ! C’est toi le plus grand, le plus beau, le plus fort ! » je lui crie, ivre d’excitation, ivre du soulagement d’être pleinement présente.
Après un repos bien mérité, je culpabilise de le laisser seul pendant cette journée. Je dépose jouets, eau et coussin au rez-de-chaussée, porte ouverte sur le jardin bien clôturé à l’arrière du chalet. « À tout à l’heure, mon grand, je reviendrai avec un petit cadeau, promis ! »
En effet, je ne peux rentrer avec un sac sans qu’il le fouille et m’adresse une bouille déçue si je n’ai rien prévu à son attention. Je dénicherai bien quelque chose au Trading Post (boutique de souvenirs) du Capilano Suspension Bridge Park.
Jean-Yves et Sophie se tiennent côte à côte en m’attendant. Ils ne m’aperçoivent pas encore et cela me laisse l’occasion de relever la distance qui les sépare. D’ordinaire, leurs doigts s’entrelacent ou Jean-Yves entoure tendrement la taille de son épouse. Aujourd’hui, ce sont deux étrangers dont même les regards s’évitent. Ça promet ! Sophie agite la main dans ma direction. Je ne sais comment traduire son sourire soudain. Un soulagement ? La simple réjouissance de me voir ? Un masque ?
Malgré sa courtoisie à mon égard, le ton est donné : Jean-Yves annonce froidement qu’il ne restera pas plus de deux heures. Honnêtement, je fais mine de rien, mais je considère dommage d’avoir accepté une telle excursion et d’y consacrer si peu de temps. Soit ! Je ne vais pas me mêler de ce qui ne me concerne pas. Passons !
Le parcours touristique est proposé dans six langues, dont le français. Enfin une bonne nouvelle : je devrai moins me concentrer. Nous recevons le nécessaire afin d’apposer un cachet à chaque étape de la promenade dans ce lieu immense jonché de ruisseaux, arbres gigantesques, petits ponts en bois, chemins de traverse, plantes et l’immense pont suspendu représentant le clou du spectacle.
Nous approchons de Kia’palano qui évoque les premiers autochtones ainsi que la connexion entre l’homme et la nature à travers de multiples totems. Des écoliers y distribuent gratuitement une nouvelle marque de jus de fruits bio provoquant une longue file le long de la promenade. Je propose d’aller nous chercher ces quelques saveurs, histoire de nous désaltérer, sans prendre la peine de recevoir leur approbation. À peine cinq minutes plus tard, je suis déjà de retour sous l’expression ébahie de mes amis.
–– Comment as-tu fait pour aller aussi vite ? Tu as filé comme un éclair, on se demandait même où tu étais passée, m’interpelle Jean-Yves.
–– L’un de mes fans se trouvait par hasard en début de queue et a eu l’amabilité de me céder sa place, car j’ai super soif, je réplique en clignant de l’œil.
–– Les stars et leurs caprices, plaisante Sophie.
Nous prenons place et je me permets de questionner Jean-Yves sur les raisons de son départ imminent :
–– Tu vas encore nous laisser entre filles ? Tu ne te plais plus avec nous que tu as mieux à faire ? dis-je en le taquinant.
–– Dans quelques mois, ce sera l’anniversaire de notre mariage. Quinze ans ! Pour fêter cela, je me suis lancé dans la rénovation de notre maison de campagne. Tu sais, celle qui se situe à quelques kilomètres de chez toi, près du lac ?
J’acquiesce en ajoutant :
–– Oui oui, vous m’en aviez parlé. Pas envie de faire une petite pause ? On ne se voit presque plus…
–– Navré mais si je veux être dans les temps, je dois être rigoureux. C’est l’histoire de quelques mois et après on pourra tous passer de chouettes moments ensemble.
J’intercepte la mine confite d’une Sophie en mal d’amour. On peut clairement ressentir sa déception dans la moindre de ses expressions corporelles. Elle se tait, ce qui semble parfaitement convenir à ce Jean-Yves transformé qui nous quitte d’un signe de la tête. Je n’en reviens pas. Peut-on changer autant, si rapidement ?
J’invite Sophie à nous restaurer au Loggers Grill. Manger un bout fera peut-être passer un peu plus facilement la pilule. Elle accepte sans conviction. J’aimerais lui changer les idées, mais le meilleur service à lui rendre est sans doute de l’écouter avec attention et sollicitude. Elle ne se laisse pas prier et déballe sa peine. Jean-Yves est absent tous les week-ends, y compris lors de ses jours de congé. Parfois, il quitte le travail et se rend directement au bungalow. Elle souffre d’une solitude inconnue jusque-là. Quand il rentre enfin, il lui adresse peu la parole. Ils n’échangent plus que des informations nécessaires. « Où est rangé le plat à fruits ? » « À quelle heure termineras-tu ? » « Il faut faire des courses ! »… Finis les rires, finies les longues conversations, finie la tendresse. Pour ne rien arranger, elle compense en mangeant des sucreries. Elle voudrait un petit animal de compagnie, mais il n’adhère pas à cette requête. Sophie s’attend au pire : un divorce. Elle a d’abord cru à une infidélité, mais ses recherches n’ont rien donné. Il se rend bien seul au Harrison Lake.
Pauvre Sophie ! La vie de couple et ses affres… Non merci ! Je ne m’en sortirais jamais. Je suis un cœur paresseux à peine arrivé sur la ligne de départ quand les autres filent à deux cents kilomètres par heure sur la piste cahoteuse de leurs amours. Je suis bien mieux avec moi-même ! On cherche l’idéal hors de soi sans le rencontrer, car cet être n’est autre que celui qu’on voudrait devenir. L’idée de me trouver, je l’ai abandonnée. Je préfère plutôt me construire, c’est un meilleur investissement.
La suite de l’excursion semble, malgré tout, plaire à Sophie, grâce au Treetops Adventure. Cela me rassure un peu. Nous grimpons dans un arbre en passant de pont en pont. C’est assez divertissant et demande quelques efforts physiques. Au sommet, des points de vue divers nous offrent un panorama sans pareil sur des cascades et chutes d’eau à la beauté époustouflante. Le visage de Sophie s’illumine et je suis soulagée de la laisser dans de meilleures conditions quand se termine notre randonnée. Je devine que ce regain de vitalité sera éphémère et cela me déchire. Je me sens vraiment démunie devant le désarroi de ma si chère amie dont je vois la voiture s’éloigner à contrecœur.
Il se fait tard. Trop tard. Depuis ma crise de panique à mon retour de Telegraph Cove, je ne prends plus le volant à cette heure. La nuit approche à grandes enjambées et je dois la doubler afin qu’elle ne me fauche pas. Elle est devenue synonyme d’angoisse. Elle est une sorcière entièrement vêtue de noir, sans étoiles. Ses doigts longs et fins aux ongles acérés avancent à tâtons le long de mon épiderme en alerte. Cette vieille harpie me terrifie et me fige, la plupart du temps. Mais ce soir, elle ne m’attrapera pas. Je gagnerai la course contre elle et contre ces heures qui passent trop hâtivement de la lumière à l’ombre.
Oui, tout va trop vite. Je suis démunie dans ce brouillard lugubre. Je suis aplatie sous le poids d’un temps qui n’existe pas, sous la charge d’une énergie dissoute. Je me sens vidée par le « trop ». Trop de regrets, trop de remords, trop de larmes à évacuer, trop de colère. Je dois constamment m’occuper l’esprit, sans quoi je suis aspirée dans le tourbillon de mon passé. Des abysses de mon être, je pressens un bouleversement. Ou peut-être est-il déjà là ! Ou peut-être suis-je en train de l’espérer. Ces derniers jours, mon humeur ressemble aux courbes d’un électrocardiogramme. Et je dois bien reconnaître que ces complications entre Jean-Yves et Sophie ne font que renforcer mon tourment.
Depuis plusieurs mois maintenant, je pense à Benjamin. Je le croyais banni de mes cauchemars, celui-là. Comme si je n’avais pas assez avec le traumatisme provoqué par ma mère, il faut en ajouter un supplémentaire. Benjamin, de quatre ans mon aîné, expert en assurances. Il lui fallait tout et tout le monde. Sa concupiscence l’emportait sur le reste. J’en ai fait les frais !
J’avais constamment peur de le contrarier, de côtoyer des personnes auxquelles il donnait la directive de rapporter mes faits et gestes, d’avoir mes idées propres, de vouloir voyager, de m’habiller selon mes envies, et la liste de mes appréhensions ne s’arrêtait pas là… Je ne devais surtout pas prononcer une parole négative concernant Jeanne dont il faisait l’éloge à la première occasion. En bref, je devais vivre avec, comme, pour et par LUI, dieu autoproclamé sous l’autorité de ses délires. Et on peut dire qu’il était maître dans l’art de détruire l’amour-propre de celui ou celle qui entravait ses caprices. J’avais totalement rompu avec ma vivacité, divisée en morceaux épars dans cette voie sans issue.
Ses besoins rivalisaient avec la réalité. Si elle le satisfaisait, il la défendait avec rage. Dans le cas contraire, il la repeignait en fonction de ses convenances. Toute personne tentant de lui rendre ses couleurs devenait ennemie, et la raideur des traits de Benjamin trahissait alors une déchirure causée par une vérité devant laquelle il refusait de capituler.
Ce qui lui plaisait chez autrui était ce qu’il pouvait en faire. Je n’étais ni sa compagne, ni son amante, pas même sa bonne. J’étais sa chose, à lui attachée et réduite. Benjamin reprenait couramment une phrase de Stendhal : « Il faut s’amuser, il n’y a que cela de réel dans la vie. » Ce rustre se régalait de mes fragilités et particulièrement de me dérouter en me trimbalant d’exigences sous-entendues en remarques brutes concernant mes attitudes. Il faisait un vrai bouillon avec ce mépris et ces moqueries. Le tout, bien évidemment, mitonné dans son jus de sarcasmes, servi sur un lit de tartufferies. « Et voilà, Lena ! Bouffe-moi ça et étouffe-toi avec ! Comment ça, je suis humiliant ? Mais c’est toi, Lena, c’est toi qui n’as aucun humour ! »
Lena, Lena, Lena : celle qu’on voulait que je sois. Qu’ILS voulaient que je sois, ma mère et Benjamin. Mais je suis Elena, personne d’autre !
Benjamin s’en donnait à cœur joie en me balançant régulièrement ce genre de coup bas surtout quand ma mère était de la partie. Jeanne, sa complice dans la réalisation de ces méfaits : « Lena n’éprouve rien, elle n’aime personne, elle n’a pas de cœur. » Ils en riaient. J’en pleurais. Mais les larmes, ce n’est pas suffisant…
Tellement différents l’un de l’autre ! Je ne comprends pas comment j’ai pu m’attacher à lui. Peu importaient nos conversations, elles avaient continuellement un ton flou, évasif, dissonant et même pervers. Ses aspirations me dégoûtaient, ses dissimulations m’enrageaient.
J’ai tant de flash-back le concernant. L’un d’entre eux remonte à une soirée passée seule devant la télévision tandis qu’il était à l’étage, ma tablette entre les mains. Il m’a appelée dans l’intention de partager une vidéo dénichée sur le Net. Le titre indiquait la mort d’un homme dévoré par un tigre dans un cirque. J’en fus effrayée et ai refusé. Il a insisté et a inventé je ne sais plus quels arguments dans le but de me forcer à la visionner. Je l’ai regardée, cette scène où on voyait clairement un homme se faisant attraper la jambe par un tigre qui la déchiquetait avant de passer à l’autre. L’homme hurlait, les deux jambes en lambeaux. Il n’y avait pas de public, seuls ses collègues étaient présents essayant de le sauver en utilisant une lance à eau sur le tigre, mais rien n’arrêtait l’animal. Je n’ai pas compris pourquoi ils n’avaient pas utilisé d’autres moyens, mais c’est une autre histoire. J’en étais malade, retournée, bouleversée, souffrante même. Benjamin tenait ma tête et criait : « Regarde ! Regarde ! »
Je n’osais pas fermer les yeux tant j’appréhendais sa réaction. Le visionnage terminé, et c’est là le plus pervers, ce fou m’a violemment reproché de l’avoir laissé regarder la vidéo. Je ne parvenais pas à me défendre en lui rappelant la vérité. Selon lui, j’aurais dû trouver les mots afin de l’en dissuader. À cause de moi, il ne se sentait pas bien et ne pourrait pas dormir. À cause de moi, tout le temps à cause de moi. « Tu te rends compte, Lena ? Tu te rends compte de ce que tu me laisses faire ? On ne peut pas compter sur toi ! T’es complètement malade ! »
Voilà ce qu’il m’a servi. Le lecteur devinera qu’au moment où je rédige ces lignes, je subis de nouveau l’événement et j’en souffre, traumatisée. Cet homme savait exactement comment chauffer mes nerfs à blanc et manipuler mon cerveau. Un homme ? Que dis-je ? Un vampire ! Il était la définition même de ces créatures légendaires, se nourrissant de mon énergie en prenant garde de m’en laisser un peu. Il ne fallait pas que je trépasse, sans quoi une régénérescence eût été impossible et, par conséquent, son garde-manger à sec. Il attendait patiemment une remontée d’adrénaline, de motivation de ma part, et il recommençait. Il est clair qu’il avait un puissant ascendant sur mon autonomie. J’étais entièrement sous emprise, hypnotisée.
Quand je parvenais à m’extirper de cette transe, j’étais tenaillée par la perspective de lui échapper. Je ne répondais pas aux appels ni aux messages. Ma porte lui restait fermée. Comme les vampires se munissent des manières les plus affables, appâts infaillibles dans leur chasse à l’âme, il réussissait à franchir ces barrières. Parfois, il débarquait à l’improviste déguisant sa voix et se faisant passer pour un livreur impatient. À d’autres moments, il prétextait un besoin trop pressant ou encore un malaise dû à une soudaine hypoglycémie. Je finissais par ouvrir, exaspérée, et j’étais horrifiée de découvrir un Benjamin les bras débordant de présents.
Au début, me sentant ingrate et sévère, je lui cédais le passage. Je devais alors l’écouter débiter un fatras de plaintes, pendant des heures : il était malheureux de mes rejets, lui qui m’aimait tant et se préoccupait incessamment de mon bien-être. Il utilisait mon empathie et mon penchant pour la culpabilité à la perfection. C’est ainsi que tout repartait à zéro et c’est ce qui s’appelle « persévérer dans l’échec ». Sa proie de nouveau asservie, ce monstre infâme pouvait s’en repaître à sa guise, encore et encore.
La nuit et moi franchissons en même temps la ligne d’arrivée. Hors de la voiture, je me raidis sur place, la peur au ventre. Une ourse et ses petits se promènent à quelques mètres seulement. Ils avancent paisiblement, en silence, sans me prêter la moindre attention.
Les plus grands prédateurs ne sont pas toujours ceux auxquels on pense…