Elle n’émergea de son sommeil agité que quelques heures plus tard, le corps douloureux, pétri de courbatures. La position qu’elle avait adoptée n’était vraiment pas idéale pour sombrer dans un sommeil réparateur. Des rêves menaçants avaient ponctué ce « repos » : les images d’archives de la Première Pandémie de Grippe virile, qu’elle avait visionnées à de nombreuses reprises durant ses études, lui étaient revenues sous formes de scènes dramatiques. Des femmes pleurant leurs maris ou leurs fils morts sur des brancards, aux portes des hôpitaux. Des jeunes garçons amaigris, le teint gris, dépérissant chez eux sous le regard désespéré de leurs proches. Des cérémonies mortuaires en masse, qui laissaient peu de répit aux entrepreneurs de pompes funèbres. Des cadavres dans les rues, ceux des hommes seuls, des vagabonds, que personne n’avait le temps ni le courage d’enterrer.
A chaque nouvelle vision, elle se voyait projetée dans ces scènes exhumées de sa mémoire, toujours bouleversée et impuissante. Jusqu’à voir le petit corps de Vlad sur la civière, enveloppé par les médecins dans une housse noire ; dans un coin, sa mère, debout, impassible, déjà pleinement happée par la perspective d’une prochaine tentative. Miranda Chafalos voulait sauver le monde de toutes ses entrailles. Par sa négligence, Hétaïre craignait de l’avoir achevé.
Elle peinait à se lever, ses membres semblaient gonflés de son appréhension devant la découverte qu’elle s’apprêtait à faire : l’écran, qui faisait face au mur opposé, projetait une teinte verdâtre qui signalait que les images étaient prêtes. Incapable de lutter contre sa peur, elle ne cessait de repenser à ses songes chaotiques. Ces images affreuses n’étaient pourtant que la première étape d’une crise plus violente. Des millions de familles perdirent leur unique source de revenu ; certains secteurs professionnels furent totalement sinistrés par la disparition de leur main-d’œuvre. Au sommet des Etats, il n’y avait souvent plus personne, les crises institutionnelles se succédant sans fin le temps que les femmes trouvent leur place et réorganisent durablement la carte du monde. Elle avait appris tout ça et admirait le courage de celles qui avaient décidé, un jour, de sauver quoi qu’il leur en coutât, tout ce qui restait à sauver.
Et Hétaïre Chafalos ne parvenait même à se mettre sur ses deux pieds pour regarder un écran ?
Mue par la honte qui remontait depuis son ventre jusqu’à ses joues, Hétaïre se leva et alla confronter l’écran. L’image qui lui apparut ne l’étonna pas, malheureusement.
Les protéines essentielles du sperme apparaissent dans un arc-en-ciel de couleurs fluorescentes, toutes parfaitement unies, vierges de toute infection. En revanche, tous les spermatozoïdes, sans exception, associés à une teinte verte, apparaissaient systématiquement marqués d’une tâche grise, de forme ovoïde, caractéristique du virus à l’origine de la Grippe virile. La mutation le conduisait donc à s’attacher directement aux gamètes. Nul doute que leur apathie était en fait une sorte de longue agonie.
Hétaïre tentait d’organiser, intérieurement, les implications d’une telle découverte. Tout d’abord, comme elle le craignait, le changement de localisation du virus impliquait certainement une nouvelle voie de transmission. Auparavant, la transmission par le sperme n’avait jamais été observée ; désormais, on pouvait supposer que la charge virale contenue dans un échantillon devenait dangereuse pour la personne qui le recevrait. Ensuite, 735 avait survécu au premier virus par deux fois, faisant partie de la petite portion d’hommes naturellement immunisés ; or, le virus mutant faisait son nid dans son corps et procédait à la destruction de ses facultés reproductives, il était donc plus agressif. Cette dernière réflexion la conduisit à confirmer sa première intuition : il était impossible que ceux qui avaient crée la substance injectée à 735 aient pu penser, ne serait-ce qu’un instant, qu’ils participaient à l’élaboration d’un vaccin.
En repensant à 735, elle remonta rapidement au rez-de-chaussée pour retrouver, dans la cuisine, le tout premier échantillon douteux qu’elle avait examiné par hasard au Centre. Elle l’avait conservé et réservé avec les autres, au réfrigérateur, afin de l’observer quotidiennement jusqu’à leur fuite. Lorsqu’elle pénétra dans la cuisine elle vit que 735 était réveillé et procédait, étonnamment, au rangement de la pièce tout en parcourant le journal. Il n’oubliait jamais de piocher dans le paquet de chips qu’il gardait à proximité. Elle lui jeta un rapide « Bonjour », auquel il n’eut pas le temps de répondre : elle n’osait pas même le regarder alors qu’elle se préparait à vérifier sa dernière hypothèse, se jetant sur le réfrigérateur, se saisissant du premier échantillon, s’élançant auprès du microscope optique, pour préparer ses lames et les glisser sous l’objectif. Elle retint son souffle au moment où elle posa son œil sur l’oculaire et fut, une fois de plus, confirmée dans ses craintes : tous les spermatozoïdes, sans exception, flottaient, morts, dans le liquide séminal.
Il fallait un peu moins d’une semaine au virus pour les paralyser ; il les tuait au bout de deux semaines, certainement après les avoir comme anémiés. Le virus restait donc actif même à très basse température.
Une correspondance s’établit progressivement à l’esprit d’Hétaïre : une Testiguard recueillait chaque jour des échantillons qu’elle analysait en prévision des inséminations ; tous les sept jours, ces échantillons quittaient le Centre pour être donnés à des femmes dans la semaine suivante. Dans les cliniques, on n’effectuait pas de deuxième analyse des échantillons, on se fondait uniquement sur celles fournies par les Testiguards.
Hétaïre quitta la paillasse pour retourner à la cuisine, que 735 nettoyait toujours avec une vigueur insolite. Incertaine de ce qu’elle cherchait à se prouver à elle-même, déployant des trésors d’ingéniosité pour écarter toutes les hypothèses les plus terribles qui se présentaient à elle, Hétaïre, bien consciente qu’elle se rendait coupable de distraction à un moment crucial, se mit à observer 735 avec attention. Il s’agitait sans raison valable, tentant visiblement d’échapper à ses propres pensées. Hétaïre repensa à la photo, à Dora, vivante et vraisemblablement peu inquiétée après sa désertion soudaine. Si elle était de mèche avec Natalievitch, pourquoi être partie ? Et comment se faisait-il que Natalievitch n’en ait pas été informée et ait continué de tenter sa chance auprès de la nouvelle Testiguard ?
Quelque chose la gênait davantage : à bien y réfléchir, elle n’aurait jamais pensé arriver jusqu’ici sans se faire prendre. Voir 735 récurer sauvagement l’évier dans un laboratoire déserté relevait doublement du miracle. Il n’avait fait aucune remarque sur son dernier trajet, durant lequel il était tranquillement passé acheter la presse du jour, sans même remarquer l’absence de ses congénères dans la rue. Plus, elle y pensait, plus Hétaïre se demandait s’il n’était pas encore en train de la mener en bateau : et s’ils n’étaient parvenus à sortir du Centre que parce qu’on les avait laissés faire ? Mais dans quel but ?
735 dut sentir son regard braqué sur lui et il se retourna, l’éponge à la main, l’air interrogateur.
« Qu’est-ce qui ne va pas ?, demanda-t-il.
- Vous n’avez pas été inquiété en venant jusqu’ici, répondit simplement Hétaïre, préférant poser un simple constat plutôt qu’une question.
- Les rues étaient calmes. Pas étonnant après ce qui s’est passé, ajouta-t-il en retournant à son évier.
- Justement, un homme dans la rue, en pleine poussée épidémique… »
735 lui fit de nouveau face, ahuri. Il ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase.
« De quoi vous parlez ? Les gens ont peur des attentats, pas d’une épidémie ! »
Sur ce, il se saisit du journal, resté à côté de l’évier, et le lui lança.
En première page, Hétaïre lut « Attentat contre une clinique : elles tuent un donneur et deux infirmières ». Elle se rendit, hébétée, en page 2 pour lire l’article annoncé en Une.
« ATTENTAT MEURTRIER DANS LA CLINIQUE DE L’ŒUF D’OR »
« Ce jeudi 27 août, vers 14 heures, Tiago Wilson, donneur de classe 3, et deux infirmières chargées des recueils de semence, ont été égorgés dans une chambre de la Clinique de l’œuf d’Or. Les circonstances du drame restent floues, mais il semblerait que, sur le coup de 13h35, deux femmes aient pénétré dans la clinique en se faisant passer pour des clientes. La police n’a pas encore réussi à déterminer comment elles ont pu passer les contrôles de sécurité alors qu’elles transportaient dans leurs sacs à main deux couteaux à cran d’arrêt. Elles ont rejoint discrètement l’aile des hommes et des témoins affirment qu’elles ont attaqué Tiago Wilson sans motif apparent, alors qu’il s’apprêtait à quitter sa chambre. Deux infirmières ont tenté de s’interposer et l’ont payé de leur vie. Les deux femmes ont ensuite rapidement quitté les lieux, après avoir collé, contre la porte de la chambre, un autocollant rouge sur lequel apparaissait, simplement, le mot « Sorcières ».
La Ministre de l’Intérieur, Alimata Diallo, s’est rendue sur place deux heures après les faits et n’a pas hésité à qualifier ce crime d’ « attentat ». Selon Madame la Ministre, les deux femmes ont revendiqué leur appartenance à un groupuscule très discret et radical, « Les Sorcières » : « Nous connaissons leur existence, avons eu vent de leurs idées et tentons de surveiller certaines de leurs membres avérées, mais elles sont très difficiles à surveiller, très discrètes et extrêmement bien organisées. Elles n’avaient jamais franchi la ligne rouge jusqu’ici. Aujourd’hui, nous allons tout mettre en œuvre pour identifier les coupables et démanteler ce réseau terroriste. »
Le gouvernement craint d’autres attentats et invite les citoyens à respecter le couvre-feu et à limiter leurs déplacements durant au moins une semaine, le temps que la police puisse faire son travail. Les abords des cliniques sont à éviter. Les Hommes, notamment, sont invités à rester sur leurs gardes. »
Hétaïre soupira. Ce n’était pas franchement mieux qu’une reprise de l’épidémie. Cela dédouanait toutefois 735, qui avait en effet pu arriver en lieu sûr sans être particulièrement repéré. Une interrogation demeurait, qui prenait même de l’ampleur :
« Comment avons-nous pu quitter aussi facilement le Centre ? Cela n’a pas de sens, son entrée devait être encore plus surveillée que d’habitude !, s’exclama-t-elle.
- C’est exactement ce à quoi je pensais en frottant cet évier dégoûtant », répondit 735 d’un air sombre.
A son regard, elle comprit qu’il la soupçonnait. Elle explosa :
« S’il y a bien quelqu’un qui avait intérêt à se barrer, ici, c’était vous ! Qui me dit que vous ne vous fichez pas de moi depuis le début ? que vous n’avez pas orchestré votre départ en douce avec vos copains de la SPH ? »
Pour Hétaïre, cette théorie était la plus probable : après tout, comment expliquer autrement l’étrange léthargie qui entourait leur fuite ? Elle était tombée dans le panneau, elle avait compromis sa propre sœur, ruiné son propre avenir… mais qui aurait intérêt à lui faire cela ? Pourquoi ?
« C’est évident : on veut que je le propage » asséna, dans un grognement, 735.
Hétaïre lui jeta un regard désespéré, l’invitant à développer tout en sachant très bien qu’il avait peut-être raison. 735 s’exécuta, les larmes aux yeux, la voix rauque :
« J’y ai pensé toute la nuit… Je commençais à penser que vous étiez dans la même clique que Dora… que vous aviez fait exprès de me faire sortir pour que le virus se répande… mais je crois qu’on s’est bien fichus de nous deux, en fait. »
"- C’est exactement ce à quoi je pensais en frottant cet éviter dégoûtant »" évier ;)
Décidément, c'est pas très jouasse tout ça. Pourquoi vouloir le propager ? Pauvre 735... J'ai envie de lui faire un câlin pour le réconforter.
Et oui... il prend cher... et c'est pas fini!