Trois jours auparavant, il avait été convoqué par Abriel. Lui, Ceber, grand-chasseur sous les ordres directs du Régent. Ce jour là, lorsqu’il avait pénétré dans le cabinet qu’Abriel réservait à ses affaires spéciales, il avait marqué une imperceptible hésitation. Sa fille, Onésime, se trouvait accoudée contre le plateau de travail, déjà installée en maîtresse des lieux. Il ne doutait pas qu’elle fût là à la demande du Régent, et pourtant, il ne pouvait s’abstenir de remettre en question la nécessité de sa présence. Qu’elle retourne jouer avec son artefact ou téter le sein de sa mère, les affaires courantes ne la concernaient pas. En particulier celle qui le préoccupait en l’instant.
À vrai dire, cela faisait plusieurs années déjà qu’il œuvrait discrètement pour la plus longue et la plus ardue mission qu’Abriel lui ait jamais confiée. Cette responsabilité l'avait hissé à ce poste de grand chasseur, position qu’il n’avait jamais, même dans les nuits les plus noires, rêvé d’approcher. Aujourd’hui encore, il se trouvait surpris quand il réalisait qu’on ne l’avait pas percé à jour, que sa plus fatale tare demeurait inconnue de son protecteur. Aussi, lorsqu’Abriel entama la discussion sur la disparition de son fils, poussa-t-il un soupir intérieur de soulagement. Ce n’était pas encore maintenant qu’il serait démasqué. Il avait du temps pour prouver sa valeur.
Abriel commença à interroger Onésime, qui répondit de manière trop évasive, trop étudiée, pour que cela soit vrai. Ce n’était probablement pas la première fois que son père posait ces questions concernant son frère, Philidor, et peut-être la répétition de l’exercice lui ôtait-il toute spontanéité — si tant est qu’elle n’en ait jamais eu. Mais comme le Régent l’avait fait demander, cela rendait l’entretien plus formel.
La respiration de Ceber s’accéléra légèrement. Bouche fermée, l’air tiédi de la pièce entrait et sortait de ses narines de chair et de métal, le mitraillant de mille renseignements. Il se concentra sur Onésime, être de chaleur et de sang à quelques pas de lui, et laissa émerger sa conscience animale.
Elle avait couru peu avant, et son corps régulait encore sa température et sa respiration. Mais ce n’était pas l’effort qui la faisait suer ainsi : son odeur habituelle, à peine aigrie par les acides relâchés par ses muscles, se métallisait de relents d’inquiétude. Il ne débusquait pas là la peur vive, tranchante, de la proie se sentant condamnée, mais l’incertitude de celle qui se sait traquée, sans deviner d’où va émerger son poursuivant. Une odeur tenace, entre le soufre et le cuivre, qui se déroulait en rubans évanescents depuis les tempes et la base de la nuque. Depuis les points vitaux visés par un assaillant.
À ce point là de la discussion, il avait finalement compris qu’il participait à une mise en scène. Cela le rendait heureux, d’un enjouement juvénile, de pouvoir par sa seule présence aider son souverain. L’entretien lui parut court, tout absorbé qu’il était par les modulations que le corps de la fille du Régent émettait. La contradiction entre ces signaux et l’assurance de sa voix et de ses paroles l’auraient fait sourire, s’il n’avait été homme à tenir son grade. Il resta impassible jusqu’à la fin.
Lorsqu’elle fut partie, Abriel l’interrogea :
– Et bien ?
– Elle a peur. Elle sait quelque chose. Elle sait que vous savez. Elle cherche à gagner du temps.
Il se postait droit, toujours, à l’emplacement même qu’Abriel lui avait désigné, plusieurs minutes auparavant. Sa tête s’était à peine tournée.
Le Régent marcha à pas lents jusqu’à rejoindre son bureau, et s’assit avec son économie de mouvement usuelle dans son fauteuil. Le haut dossier vertical de celui-ci le maintenait dans une position de droiture en tout point identique à sa posture debout. Il n’y avait pas une once de mollesse dans ses membres. Lorsqu’il se tenait ainsi, bras posés à plat sur le plat de son bureau, immobile et sentencieux, on aurait pu le croire taillé dans le bois.
Ceber attendit. C’était là la chose la plus simple et la plus appropriée à faire en présence du Régent.
Et lorsque ce fut le moment, Abriel reprit la parole :
– Ma fille va me dire où se trouve Philidor. Elle ne pourra pas garder cette information pour elle encore très longtemps. Et lorsqu’elle le fera, ce sera vous qui irez le chercher. Dans le même temps, j’ai diffusé aux tours sentinelle le portrait de ce jeune garçon, cet apprenti, qui travaillait sur le ballon qu’a emprunté Philidor. Personne ne l'a aperçu dans les rues de la ville depuis son départ. Un des voyants de la tour du marché aux oies a pu le décrire en détail. Le réseau des tours a reçu ce portrait: chaque sentinelle, dans un rayon de deux jours de ballon autour d’Ardtus, en a connaissance. Je vous tiendrai informé si l’une d’elles se manifeste.
– Bien, Régent.
Il tentait de se fermer à ses sensations, mais l’impatience d’Abriel emplissait ses narines de ses effluves amères. Il savait, pour être informé de la plupart des affaires se tramant autour de lui, que l’Ordre Panoptique travaillait à de nouveaux artefacts pour les sentinelles. Plus perfectionnés, plus intuitifs, et surtout, disposant d’une ingénierie inédite, permettant au Régent d’accéder à une mémoire infaillible et absolue : un enregistrement parfait de ce que chaque sentinelle, dans chaque tour, chaque jour, voyait. Tout comme Abriel, il savait que s’ils avaient pu avoir à leur disposition de tels renseignements, l’endroit où se trouvait Philidor, ainsi que ses agissements, ne serait pas resté inconnus durant aussi longtemps.
Xxx
Trois jours. Trois jours entiers après cette entrevue, une sentinelle repéra Hugo dans les rues de Lämird. Sa silhouette se perdit dans la brume crépusculaire, et malgré les talents conjugués de plusieurs voyants, son lieu de repli ne put être identifié. Cela suffit à Abriel pour envoyer aussitôt Ceber à bord de l’aéronef le plus rapide de la flotte.
Xxx
Juste avant son départ, le Régent le convoqua : Onésime se joindrait au voyage. Cette modification impromptue irrita Ceber, qui n’y vit là qu’une manœuvre de plus pour s’immiscer au dernier endroit où il l’aurait voulu. Il serra les dents, et marqua de la tête, sinon son acquiescement, du moins la bonne réception du message. En la personne d’Onésime se trouvait la plus grande faiblesse du Régent. Ceber déplorait que cela fût aussi prononcé.
Il s’assit donc face à elle tandis qu’ils naviguaient nord-est en direction de Lämird. Leur cap se redresserait légèrement vers l’ouest sitôt passée la chaîne de montagnes des Mille Pas, et avant la fin du jour, ils accosteraient. S’ils avaient de la chance, une sentinelle aurait aperçu durant leur voyage l’apprenti, ou Philidor, et pourrait leur indiquer leur localisation exacte. Ils repartiraient le soir même avec le fuyard.
Ceber ne croyait pas à la chance. Il croyait en son habileté à sentir les gens masquer ou dévoiler leurs émotions, leurs craintes, leurs espoirs. Rien n’était plus transparent pour son flair qu’un jeune adolescent en pleine effervescence de l’âge. Un adolescent, ou une adolescente.
Onésime lui faisait face. La simplicité de sa tenue démontrait une conscience aiguë du but de leur voyage. Leur objectif n'était pas de parader, mais de ramener le jeune fuyard rapidement, en laissant le moins de traces possible. Le petit nombre de gardes-chasses à leurs côtés le confirmait : peu d’hommes, choisis soigneusement par Ceber lui-même pour leur efficacité et leur discrétion.
La sobriété de sa compagne forcée s’accordait un seul écart : ses longs cheveux blonds, nattés un peu trop précieusement sur le dessus de sa tête. Son œil droit se perdait dans les nuages en dessous d’eux, tapis blanc et moutonneux laissant entrevoir de temps à autre une clairière d’arbres, tandis que son œil gauche, masqué par son artefact en argent ouvragé, lui demeurait aveugle.
Il ne se souvenait pas d’avoir vu plus de trois ou quatre fois ses deux yeux le regarder de concert. En public, elle portait toujours son artefact, et cela l’irritait sans qu’il ne sache vraiment pourquoi. Peut-être parce que cet utilisation systématique contrastait trop fortement avec la prudence d’Abriel quant à l’usage du sien. Il ne lui vint pas à l’esprit que lui-même ne quittait jamais le sien, ne serait-ce que pour dormir. Il dirigeait une légion de garde-chasses, savoir à chaque instant ce que chacun des membres de sa meute sentait lui était devenu aussi vital que son propre talent.
Onésime soupira, se redressa en grimaçant, fourbue d’être restée trop longtemps assise de travers, et son œil nu d’un vert plus profond que la forêt en dessous d’eux se posa sur lui. Une éphémère vague de confusion lui titilla les narines tandis que ce regard fuyait de nouveau vers le reste de la cabine. Il engagea le dialogue :
– Que savez-vous des intentions de Philidor ?
Il ne savait pas biaiser. Il prit conscience trop tard de son ton tranchant, à la limite de l’acceptable vis-à-vis de la fille du Régent. Elle tressaillit, mais ne releva pas, et préféra jouer profil bas :
– Pas grand-chose, il a tant de lubies…
– Vous saviez depuis longtemps qu’il se rendait à Lämird.
Elle se tut, et ses yeux s’ancrèrent plus profondément dans le paysage, sans s’y focaliser. Sa pupille s’était fixée sur un point invisible loin derrière le hublot, et son corps immobile transpirait la concentration. Elle manquait encore d’entraînement, mais Ceber le reconnaissait : dans quelques années, elle parviendrait tout à fait à maîtriser ses émotions. Pas pour l’instant.
Il poursuivit :
– Votre père est discret, sur le développement de votre talent, à vous et votre frère. Avez-vous toujours des visions ? Sont-elles plus claires ? Il me semble avoir entendu Philidor en parler, de temps à autre. Parfois avec le Régent. Parfois avec vous.
Elle jouait distraitement avec les boutons, le bout de ses doigts caressant le métal ciselé. Ceber n’aurait su dire s’il fonctionnait ou non, et cela le perturbait. Les otiques avaient tendance à se perdre sitôt leur artefact actionné. Elle lâcha du bout des lèvres :
– Il voit toujours ces personnes dont il est persuadé qu’elles sont des doubles talents. Une fille, en particulier. C’est peut-être bien elle qu’il est parti chercher à Lämird.
Son regard, venu s’égarer quelques instants sur lui, replongea vers les profondeurs du paysage, tandis qu’elle murmurait pour elle même :
– Des doubles-talents. Comme si c’était possible…
Si cela avait été dans son caractère, Ceber aurait souri. Une fois encore, son intuition l’avait bien guidé. Philidor et lui avaient donc le même but : retrouver tous ceux qui, au lieu de n’hériter d’aucun des talents de leurs parents, avaient acquis les deux. Sauf que dans son propre cas, c’est le Régent lui-même qui l’avait mandaté.
Ceber savait cependant que lui-même et le fils du Régent ne pouvaient suivre le même objectif. Il ne comprenait pas ce que Philidor espérait une fois qu’il les aurait rencontrés, alors que pour sa part, la machinerie tournait sans heurt depuis longtemps déjà. Pourtant, une chose lui apparaissait clairement : depuis plusieurs mois, sa progression s’avérait trop minime, à ses yeux comme à ceux d’Abriel. Il se doutait que les disparitions récurrentes rendaient les doubles-talents prudents. Ils devenaient difficiles à repérer, si bien que ses débuts fulgurants dans leur recherche, en particulier à Ardtus, se tassaient. Il y avait bien eu cet artisan, il y a quelques semaines, mais depuis, ses rapports demeuraient dangereusement vierges.
Si Philidor disposait d’information lui permettant de dénicher d’autres doubles-talents, à lui de les rendre siennes. Une fois rentré à Ardtus, il pourrait les mettre à profit afin d’avancer enfin dans sa mission. Et Onésime en savait plus, forcément. Il n’avait pas l’ambition de lui soutirer tout ce qu’elle gardait secret pour son frère. Des bribes, bien exploitées, lui suffiraient. Elle ne devait pas s’apercevoir de l’importance de ce qu’elle lui révélait, le risque qu’elle rapporte à Abriel leur conversation était trop grand. Plus que tout, il ne souhaitait pas que le Régent apprenne à quel point la mission qu’il lui avait confiée le mettait en difficulté.
Ceber n’était pas sociable, il le savait. Il puisa dans ses maigres ressources pour feindre de poursuivre la conversation par politesse plus que par intérêt :
– Votre frère espérait donc retrouver une inconnue dans une ville comme Lämird ? Certes, elle est plus petite qu’Ardtus, mais pour y être allé plusieurs fois, elle est moins accessible. Moins facile.
– Je ne sais pas. Il l’a dessiné dans son carnet, je l’ai vu. Peut-être l’a-t-il montré à des boutiquiers, l’un d’eux l’aura reconnu. Ou pas, aussi bien n’a-t-elle jamais mis les pieds à Lämird.
Elle conclut sur un soupir, le visage plus fermé que jamais. Ceber n’entendit que d’une oreille distraite la fin de sa phrase, seul le début tournait en boucle dans sa tête : « il l’a dessiné dans son carnet ». Que contenait ce carnet ? À l’intonation d’Onésime, elle l'avait déjà vu, mais lui-même ne le connaissait pas. Sans doute un objet important, mais secret. Un cahier, dans lequel apparaissait le portrait de la jeune fille supposément double-talent. Il aurait pu tout aussi bien la dessiner sur un feuillet, plié dans une poche, qui lui aurait été plus facile à transporter ! C’était donc que ce carnet renfermait d’autres informations.
Une seconde vérité s’imposa brutalement à lui, et son désir de mettre la main sur ce cahier se changea en urgence. Si ce qu’il comprenait s’avérait exact, d’autres portraits ornaient les pages au côté de la gamine. Sa position auprès du Régent, toute délicate qu’elle fut, restait assurée pour l’instant. Elle pouvait, en fonction des secrets que protégeait la couverture de ce livret, devenir bien plus précaire.
Durant les quelques heures suivantes, comme le silence s’étendait plus froid qu’un blizzard entre lui et la passagère, la tension toute professionnelle qui l’habitait laissa la place peu à peu à l'obsession. Il devait, d’une manière ou d’une autre, mettre la main sur ce carnet, et donc sur son propriétaire.
Aussi très curieuse de savoir quel double talent a Ceber - le talent de faire peur ? ^^°