Onésime n’avait pas aimé le voyage jusqu’à Lämird. De manière générale, elle ne goûtait guère l’imprévu, l’incontrôlable, l’inconnu. Et pourtant, elle s’était portée volontaire, car elle appréciait encore moins les foucades de son frère Philidor. Sa dernière lubie en particulier, sa supposée recherche de supposés doubles-talents l’insupportait. Ne voyait-il pas qu’il perdait son temps pour des chimères ? Quand bien même ils existeraient, qu’espérait-il en les retrouvant ? Leur donner une voix, une influence quelconque ? Comme si les places autour de leur père n’étaient pas déjà défendues bec et ongle par toutes les palettes de talents…
Elle ne se résignait pas à l’abandonner pourtant, et sans se l’avouer, s’était imposée auprès de Ceber dans l’unique but de le chaperonner au retour. L’insouciance de son frère l’agaçait, et sa promptitude à parler à tort et à travers l’exaspérait encore plus. Peut-être un jour parviendrait-elle à lui faire comprendre à quel point ses erreurs d’aujourd’hui le poursuivraient toute sa vie. Lui, et par rebond, elle-même.
À leur arrivée à Lämird, la veille au soir, l’apprenti n’avait pas été retrouvé. Elle passa une nuit agitée dans la résidence qu’un voyant quelconque leur céda, trop heureux de — peut-être ! – obtenir quelque faveur d’Abriel en retour. C’était peu probable, mais à tout le moins pourrait-il raconter à ses proches qu’il avait hébergé en son logis un membre de la famille du Régent, à défaut de connaître la raison de leur présence.
Le matin laiteux la prit par surprise, et un bref instant une vague de panique monta, pour refluer aussitôt lorsque la mémoire lui revint. Elle se trouvait à Lämird, avec un peu de chance, Philidor serai retrouvé ce jour, et ce soir, cette nuit au plus, elle regagnerait Ardtus avec lui.
Délaissant Ceber et ses gardes-chasses qui arpentaient les rues boueuses, elle se posta dès l’aube en haut de la plus haute tour-sentinelle de la ville. Le portrait de l’apprenti trônait en plusieurs exemplaires tout autour du pilier central de la vigie. Ses traits quelconques sous une masse de cheveux bruns en bataille ne lui rappelaient rien, et elle douta un instant que Philidor n’ait pu s’allier à lui. Malgré tout, elle se mit à la tâche. Ajustant son artefact, elle alterna les points de vue entre sa vision directe à travers les fenêtres panoramiques, jusque dans les rues de la ville, et celle par procuration prodiguée par les sentinelles des autres tours.
Son manque d’entraînement rendait la tâche ardue et fatigante. Mais au bout d’une heure, la couche nuageuse s’amincit, et la ville entière commença de luire, l’éclaboussant de trompeurs reflets d’argent, jusqu’à ce que l’astre perce tout à fait, rendant ses couleurs aux bâtiments usuellement gris.
La tension monta et devint palpable. Chacune des personnes autour d’elle connaissait l’enjeu derrière la nécessité de retrouver l’apprenti. Les couleurs saturées et les contrastes accentués par la lumière franche leur facilitaient la tâche en déjouant les ombres. Une telle bolée de soleil illuminait rarement la ville : ils n’auraient pas d’autre occasion.
Dix minutes suffirent pour qu’Onésime perçoive une rumeur se propageant comme des encyclies parmi les voyants. On l’avait retrouvé : l’apprenti se trouvait bien ici.
L’excitation la gagna, et maintenant qu’elle savait où regarder, Onésime le vit : il n’était pas loin. Elle s’échappa de la vigie, laissant dans son sillage le garde-chasse postée avec elle. En courant, elle y serait vite. Une part d’elle-même souhaitait plus que tout l’atteindre avant Ceber, mais sa raison la fit taire. Elle aurait besoin du grand-chasseur pour faire parler l’apprenti, et retrouver son frère.
Alternant entre sa vision propre et celles des sentinelles quelques dizaines de mètres plus haut, l’artefact rivé sur le jeune homme, elle rejoignit sa cible en quelques minutes. Elle l’atteignit à l’instant même où la silhouette blonde de Ceber, guidée jusque là par une sentinelle relais, interpelait le jeune homme.
La scène s’imposa à elle sans qu’elle ait le temps d’intervenir. Ceber s’imposa et cadenassa fermement dans sa paume le poignet du garçon, exigeant de connaître son lieu de couchage.
Amplifiée par son talent, la mémoire visuelle d’Onésime enregistrait les moindres détails de la scène : le regard du jeune homme, surpris, confus, naviguait entre un Ceber rigide et plus imposant que jamais, et une jeune fille légère et furtive obliquant dans un éclair rouge dans une rue adjacente. Elle nota la pauvre mine du fuyard et l’affolement compréhensible voilant ses traits. Il bafouilla une réponse, inaudible, qu’il répéta un peu plus fort à la demande muette de Ceber.
Le contraste entre la haute stature impeccable auréolée de cheveux blond-blanc du grand-chasseur, et celle sale, dépenaillée et brune du garçon attirait l’attention des badauds. Tractés par Ceber, ils avancèrent dans la direction que le jeune homme indiquait à contrecœur. Ceber parlait peu, mais ses gestes ponctuaient ses rares paroles, et quelques mots lui suffirent pour confirmer ce dont ils se doutaient tous : Philidor se trouvait à Lämird.
Ce n’est que lorsqu’ils quittèrent les lieux en direction de l’adresse indiquée par le malheureux que ce dernier remarqua la présence d’Onésime. Jusqu’à présent, elle s’était tenue en retrait, mais maintenant qu’ils s’acheminaient de concert vers leur refuge, elle prit la tête aux côtés de Ceber. Quand elle le dépassa, il la dévisagea et, piquée au vif, elle lui rendit son regard jusqu’à ce qu’il baisse le sien. Dans son dos, ses chaussures détrempées émettaient un bruit de succion à chacun de ses pas, accentuant sa mise misérable. Pourtant, elle ne se sentait pas à son aise de l’avoir derrière elle, malgré la présence de plusieurs gardes-chasses autour de lui. Elle était persuadée qu’il continuait à l’observer, par en dessous, au mépris les hommes le serrant de près.
Sans prêter attention aux protestations de l’hôtelier les suppliant d’éviter tout scandale dans son établissement soi-disant respectable, l’escorte bloqua l’escalier pour laisser le passage à Ceber, suivi d’Onésime, de l’apprenti, et d’un garde-chasse.
La porte grande ouverte encadrait la silhouette de Philidor : il les attendait, assis sur le seul siège de la chambrette pouilleuse, face à l’ouverture. Le sourire narquois qu’il affichait vacilla lorsque Onésime posa les yeux sur lui, et se changea en rictus. Elle manqua de perdre son sang-froid, et elle résista très fort à l’envie de le secouer afin de le décrocher de sa mâchoire. Probablement les avait-il vus arriver, bien qu’il n’arborât plus son artefact.
Prenant tout le monde de court, elle la première, elle se planta devant lui, luttant pour maîtriser sa colère :
– Philidor, l’excursion est terminée. Lève-toi.
– Petite sœur, c’est très attentionné de ta part d’avoir fait le déplacement,…
Elle le connaissait bien, depuis toujours, et sentait sa colère qui couvait sous son masque moqueur. Il se pencha de côté, envoyant un clin d’œil à quelqu’un dans son dos, avant de poursuivre :
– … et à vous aussi Ceber, mais je ne vais nulle part. Si vous aviez l’amabilité de laisser Hugo vaquer librement à ses activités, nous aurons bientôt fini, et ma foi, si j’ai du mal à nous dénicher un aéronef pour le retour, je ne manquerai pas de faire appel à vous.
Onésime avait senti sa nuque se contracter dès le « petite sœur ». Même si elle le savait feint, ce ton condescendant la mettait en rage, et la fin de sa tirade acheva de la faire bouillir. Elle s’apprêtait à répliquer lorsque Ceber avança d’un pas, l’éclipsant de toute sa rigide stature :
– Ordre du Régent. Vous rentrez à Ardtus. Quels que soient les moyens à employer. :
Elle prit une grande respiration. Le grand-chasseur avait prononcé ces paroles d’une voix mécanique, comme il aurait pu commenter le temps de la veille. Elle se demandait comment il parvenait à être toujours aussi maître de lui même. Elle ne s’y trompa pour autant : il irait au bout de sa mission quelques soient les obstacles.
Philidor se redressa et brièvement elle décela en lui leur père. Son visage, dépouillé des rondeurs de l’enfance, n’arborait pas encore la minéralité de celui d’Abriel. En cet instant cependant nul n’aurait pu nier sa ressemblance avec le Régent. Il poursuivit d’un ton dépourvu de toute plaisanterie :
– Vous m’avez entendu. Je ne rentre pas. Si mon père souhaite que je revienne, qu’il vienne me le dire lui-même.
Les yeux de Philidor naviguaient du grand-chasseur à elle-même, et dans les deux cas, ils ne renvoyaient que de la fureur. Elle comprit soudain qu’il la tenait responsable de cette reconquête, et qu’il la soupçonnait d’avoir dévoilé ses intentions. C’était en partie vrai, même si la situation s’avérait plus complexe que cela. Ce scepticisme la blessa plus qu’elle ne voulait bien l’admettre. Quand comprendrait-il que quoi qu’il lui en coûte, elle restait de son côté ?
Le regard de son frère s’arrêta définitivement sur Ceber. Les bras croisés, ils se jaugèrent. Les yeux du grand-chasseur n’exprimaient rien, mais ses narines frémissantes derrière son artefact trahissaient une utilisation de son talent. Peut-être cherchait-il à mesurer la pugnacité de Philidor ? Ce dernier ne bougeait pas d’un pouce, et visuellement du moins, paraissait aussi bien planté dans le sol de sa chambre que le palais de son père sur son île.
Quelques secondes passèrent, et sans rompre leur lien, Ceber esquissa du bout de la main un geste à l’attention du garde-chasse resté sur le seuil de la porte.
Il la coutourna sans l’effleurer, passa devant Ceber et s’avança d’un pas résolu vers le fils du Régent. Il l’atteignit sans même que Philidor ne lui ait lancé un regard, les prunelles toujours accrochées à celles du géant blond. Ce n’est que lorsqu’une poigne ferme s’empara de son bras qu’il détourna le regard et ordonna :
– Lâchez-moi.
Mais c’était oublier la fidélité absolue des gardes-chasses pour leur grand-chasseur. Ignorant stoïquement Philidor, il entreprit de l’emmener de force avec lui, profitant de leur différence de stature pour imposer au fils la volonté du père.
Un mouvement dans le coin de son œil poussa Onésime à se retourner une fraction de seconde avant les autres : le jeune apprenti, bravant tout instinct de survie, jaillit pour se placer entre Philidor et Ceber. Le garde-chasse, surpris, resserra sa poigne sur Philidor, qui grimaça de douleur, et accentua en retour sa résistance. Philidor disparaissait presque derrière le garçon qui leur faisait face, tandis que l'officier à sa droite agrippait plus que jamais son bras. La scène aurait pu être risible, si elle n’avait pas été si misérable. Le jeune homme partageait donc avec Philidor le même sens déplorable du spectacle.
L’apprenti se redressa et commença une phrase, dont elle ne comprit rien tant il bafouillait. Il n’eut pas le temps d’achever sa pensée, car en trois enjambées Ceber l’avait rejoint. Levant sa main gauche à hauteur d’épaule, il heurta la joue du garçon d’un mouvement latéral qui le décala de plusieurs pas de l’autre côté de Philidor.
Personne ne bougea. Ce n’était pas tant la violence du choc qui avait abasourdi l’assemblée, mais la précision mécanique et l’automaticité du geste. Les insectes gênants qui à la chaude saison envahissaient toute la ville devaient bénéficier d’un traitement similaire.
Le passage libre, Ceber empoigna l’avant-bras de Philidor. Ses doigts se rejoignirent autour du tissu délavé de la veste et tirèrent, sans plus trouver de résistance. La colère d’Onésime avait reflué d’un coup. Elle connaissait la réputation d’efficacité de Ceber : elle regrettait d’en avoir découvert le secret.
Elle ne pouvait détacher ses yeux du garçon qui, hébété, massait sa joue tuméfiée en regardant le sol. Encore une malheureuse victime des caprices de son frère.
Il releva un peu la tête. Elle eut un mouvement de recul face à ses traits crispés et son regard buté. Il semblait jauger Ceber, sur le point de sortir. Elle secoua la tête : il était fou de se faire un ennemi de Ceber. Mais au moment de se détourner, elle vit son regard changer, et accrocher quelque chose. Elle se retourna à temps pour voir Philidor lui rendre son regard. Un message muet semblait transiter de l’un à l’autre, mais avant qu’elle n’ait pu traduire cet échange clandestin, son frère fut traîné hors de la pièce.
Décidée à l’inonder de questions et de reproches au moindre instant seule avec lui, elle s’empressa de le suivre, laissant derrière eux la malheureuse victime.
J'aime bien la façon dont tu as réussi encore une fois à accentuer les descriptions sur le visuel - ça me faisait mal à la tête rien que de lire cette histoire de vision alternée avec les sentinelles. Je trouve ça juste un peu dommage, les choses vont très vite ; j'aurais été curieuse de voir un peu plus dans le détail l'intérieur d'une de ces tours, comment les choses s'y passent, qui y travaille...
trop cool de retrouver tes persos, j'aime bien avoir le point de Onésime, même si j'espèrais qu'elle change d'avis et aide son frère. Philidor est un peu dark quand il est en famille, alors que avec les inconnus il est adorable ! j'aime beaucoup !
Hugo qui vient l'aider awwwwww <3<3<3
encore !
Mais je ne t'en dis pas plus ;)