Les secrets de Julia
Ce matin, Julia se leva de très bonne humeur. Pas de sonnerie d’alarme à stopper, car son réveille-matin n’était autre que les frottements du museau de Penny. Réglée comme une horloge, la chienne n’avait jamais failli à cette fonction. Le seul ennui était qu’elle ne reprogrammait pas ces horaires lors des week-ends. Julia était donc réveillée chaque jour à 6 h.
À l’instant, par contre, cela n’était pas dérangeant. Julia se rua hors de la chambre, enfilant un peignoir au passage et dégringola les escaliers. Après avoir lancé la Dolce Gusto, pris une douche et enclenché la stéréo vintage, elle se précipita vers la boîte aux lettres dans l’espoir d’y trouver sa commande. Le facteur passant très tôt, il y avait bien des chances qu’elle puisse ouvrir le dernier polar d’Elena Mata : Les Enfants et la Forteresse. Malheureusement, la boîte était vide. Davantage contrariée qu’étonnée, elle revint sur ses pas et décida de se rendre en ville accompagnée de Penny.
Depuis ce vendredi après-midi où, environ deux semaines plus tôt, elle avait croisé Elena Mata dans le Stanley Park, elle pérégrinait dans ses états d’âme en vagabondant dans les sentiers serpentés de ses angoisses comme dans ceux empreints d’une excitation à l’altitude grandissante. Afin de calmer le galop de nouveaux fantasmes pourtant réfrénés, elle s’en allait régulièrement marcher quelques heures. Pas plus, car Julia préférait rester chez elle, en zone sécurisée, détentrice de ce qui n’appartenait qu’à elle…
En entendant les talons de sa maîtresse claquer sur le carrelage gris souris de la cuisine, Penny eut la queue joyeuse et manifesta son plaisir de partir en promenade. En quelques jours, le printemps avait marché sur la pelouse, grimpé aux arbres et habillé le ciel d’un bleu plus clair et brillant. Les fleurs du jardin montraient leurs premiers boutons derrière des couleurs encore pâles. La mousse sortait timidement de terre, recouvrant le sol brunâtre d’un vert vif et revitalisant. Julia prit grand soin de bien boucler chaque issue et quitta sa demeure, l’esprit à moitié tranquille.
Installée en terrasse le long du Lonsdale Quay Market malgré une météo encore fraîche, Julia fixait avec avidité les cadenas accrochés sur le pont. Allongée en position de sphinx, les oreilles dressées, pattes croisées, Penny la considérait minutieusement en inclinant la tête de gauche à droite et de droite à gauche. Son humaine slalomait de nouveau entre les quelques souvenirs qu’elle entretenait de ses rencontres avec sa romancière favorite. Elle se remémorait une autre fois où elle aurait juré avoir entrevu la silhouette d’Elena Mata, une matinée de février, se balader dans Vancouver. Elle avait difficilement pu la distinguer, car le déferlement de la neige était si dense qu’on pouvait à peine ouvrir l’œil. Cependant, cette démarche gracieuse, ce manteau bordeaux et cette longue chevelure ondulée aux nuances marron ne pouvaient appartenir qu’à ELLE…
Long soupir.
Penny exprima son impatience de reprendre leur parcours et Julia s’exécuta en s’enfonçant dans la jungle de verre. Au tournant d’une rue, elle se fondit parmi les convives d’un baptême. Ce petit monde composé d’amis et de membres d’une famille l’émut aux frissons. Quelques enfants jetaient des pétales de roses sur les escaliers de l’église. Elle épia chacun d’entre eux dans ses vêtements blancs. Un garçon se démarquait, arborant un bandana à l’effigie de Spider-Man, les cheveux en bataille, il avait la dégaine de sa tignasse. Ce petit-là présentait un caractère bien trempé qui défiait le moindre adulte l’incitant à quitter son bandana. Julia sourit. L’insouciance infantile. Elle l’avait peu connue. Elle aurait aimé faire partie de ce groupe heureux. Elle se permit de rester un instant, ne se faisant pas remarquer dans la foule. Les paupières closes, elle respira profondément. Avant de reprendre la route, elle eut la surprise de voir le rebelle lui tendre fièrement des dragées qu’elle accepta volontiers après avoir effleuré sa petite joue rose du bout des doigts tandis qu’il caressait le chien.
Un grand blond élancé, la trentaine bien entamée, vint à sa rencontre, le sourire enjôleur :
–– Salut toi, comment tu vas ? entama-t-il, sûr de lui.
–– La forme et toi ? répliqua-t-elle, un peu mal à l’aise.
–– On se connaît non ? Attends ? T’es pas la présentatrice…
Sans attendre la fin de cette phrase, Julia profita promptement de la cavalcade de bambins qui venait de les heurter et fila en douce.
Ce gars sans gêne s’intéressait-il vraiment à qui elle pouvait être ? Non, bien entendu. Constamment cette question grotesque de par son inutilité : « Ça va ? Ça va et toi ? Ça va merci, bonne journée ! » Ainsi sont les gens, ils ont rempli leur quota de politesse et s’en vont. On est à la limite de la B.A. du jour.
Tenus aux faux semblants dont le premier est de paraître heureux en toutes circonstances, si quelqu’un répond « ça ne va pas bien », qu’en est-il ? On voit des yeux ronds manger le visage du pauvre type dont la faute fut d’être honnête et qui voit, subitement, son interlocuteur détaler au plus vite sous prétexte d’une urgence. Le plus souvent en marmonnant des excuses, le regard quelque peu contrit. Dans le meilleur des cas, il réagit avec un « je suis navré », accompagné d’un bref haussement d’épaules et, la bouche tordue, il ajoute « ça va s’arranger ». Voilà tout un dégradé de réactions en plein déni. Au fond, ce n’est pas tant l’authenticité des autres qui dérange nos semblables, mais le fait qu’elle renvoie leur propre vérité, leur fragilité encombrante. Et plus on avance dans la chronologie de l’ère humaine, plus cette vérité se désagrège, notamment consumée par les pixels du virtuel. On en veut encore et encore. La pire des pandémies que le monde ait connues a lieu maintenant, et c’est la dégradation à grande échelle des liens qui unissent les humains. Plus personne ne se regarde réellement, occupé à fixer les écrans. On finit par ressembler aux zombies qu’on aime tant mater sur Netflix and co. ! Momifiés devant la télévision, que cherche-t-on réellement dans ces réflexes compulsifs ? Qu’attend-on de ces séances d’hypnose, de ces états de transe inéluctables ? Rêver ? De quoi ? Oublier ? Pourquoi ? Éprouver ? Quoi ? Si ce n’est oublier le quotidien trop morne que l’on mène, rêver d’une autre histoire et éprouver l’illusion d’un bonheur attendu, mais pas construit ? Et plus on scrute des vies mises en scène sur les plates-formes de streaming, plus on abandonne la nôtre. D’une certaine manière, on se suicide…
Plongée dans le flux de ces réflexions, Julia avait franchi un carrefour après l’autre sans y prêter attention. Elle monta une avenue en pente douce et lança des œillades furtives vers des recoins glauques autour de Chinatown. Dans ces rues malfamées de East Hastings, l’atmosphère était dense et saturée d’odeurs écœurantes. Une foule de sans-abri était étendue le long des trottoirs dont ils prenaient toute la largeur dans une cacophonie de rires aux accents alcoolisés. Feuilles de journaux au sol, certains se planquaient derrière des parasols, avec des caddies, couvertures, cartons et autres objets personnels. Ils s’affairaient là, n’ayant d’autre endroit où se poser, urinant contre les murs de la ville, devant les vitres des magasins. En vérité, Julia venait régulièrement dans ces lieux méprisés des nantis. Elle mettait un point d’honneur à ne pas oublier la misère de ce monde et à aider son prochain. Parfois, elle apportait de la nourriture, des vêtements, du nécessaire de toilette et, à d’autres moments, elle donnait de l’argent. À l’arrêt devant un jeune homme jouant de la guitare, elle réévalua son itinéraire. Le pauvre garçon n’avait pas l’oreille musicale, mais elle laissa néanmoins une vingtaine de dollars au fond de son chapeau vide. Puis, elle se dirigea auprès d’autres S.D.F. et offrit à chacun la même somme. Ici, personne ne semblait savoir qui elle était. Il faut dire que tous étaient soit ivres soit tête baissée peut-être honteusement ou, qui sait, parce qu’ils ne voulaient pas non plus être reconnus. Cela lui convenait très bien, elle préférait garder ces escapades sous silence.
Sortie des bas-fonds de la métropole, Julia prit le chemin du retour en traversant le Stanley Park. Elle espérait secrètement y croiser de nouveau celle qui peuplait ses pensées depuis plusieurs mois maintenant. Elle se rappelait chaque détail avec une exactitude quasi photographique. Elle repensa à leur rencontre, deux semaines en arrière ; Penny venait de creuser un énorme trou au sein des magnifiques parterres de roses du Stanley Park Rose Garden, la plus grande roseraie publique de l’Ouest du Canada. Julia les adorait ! Elle aimait la plupart des fleurs, mais les roses étaient ce qui la faisait le plus frémir quand elle respirait leur parfum. Plus de trois mille rosiers peuplaient ces jardins, parmi lesquels des rosiers à longues tiges, grimpants, Rambler et d’autres sortes tout aussi élégantes, pour les plaisirs olfactifs et visuels de Julia.
Et voilà que son chien, certes la plus adorable des canidés, venait de faire ce qu’elle voyait comme un cratère dans cette roseraie de plus d’un siècle ! Elle en avait pâli de colère et davantage de honte. Julia avait couru derrière Penny et avait trébuché en se prenant les pieds dans la laisse détendue d’un berger allemand. Celui d’Elena Mata. Celle-ci venait de l’arboretum du Shakespeare Garden et ses quarante-cinq arbres mentionnés dans les vers du poète et dramaturge. Elena avait aidé Julia à se relever de sa chute et s’était donné la mission de lui ramener sa chienne. Pendant cette brève parenthèse, Julia avait patienté sur un banc, fébrile. Soudainement envahie d’une chaleur inconnue, elle avait dénoué son foulard qu’elle s’était mise à tordre machinalement. Penny réapparue, elle avait interminablement remercié Elena. C’est là qu’elle avait fait mine de la reconnaître :
–– Ah mais ? Vous êtes Elena Mata ? Je vous ai reçue dans mon émission !
–– Vous faites erreur sur la personne, madame, l’avait taquinée Elena.
–– Mais non c’est vous, avait rétorqué Julia ne pouvant retenir son rire.
–– Oui, je me rends, je suis bien ce drôle de personnage, avait surenchéri Elena, l’imitant dans son esclaffement.
Les deux femmes s’étaient longuement observées. Julia avait saisi la magie de l’instant dans une avidité trop enthousiaste pour passer inaperçue. Elle avait craint qu’Elena ne remarquât ce regard scrutateur. Avec promptitude, elle avait contrôlé ses élans, transcendée par le charisme de l’écrivaine. Elle jugeait cette dernière tellement éblouissante qu’elle avait eu peine à la fixer malgré l’humilité de son charme. Un charme humble et abusif à la fois qui met l’armée de nos résistances à genoux.
Lors de leur conversation, Julia avait rapidement saisi certaines des caractéristiques d’Elena, dont le fait que son intelligence ne laissait rien au hasard. Selon Mme Mata, ce dernier n’existait pas et n’était utilisé que lorsqu’on aspire à combler l’ignorance. Elles s’étaient découvert de nombreux points communs allant de leurs goûts musicaux, littéraires et cinématographiques aux idées et tournures de phrases identiques sans omettre leur amour des animaux, de la nature et une vision du monde assez semblable. Elles ignoraient encore que leurs affinités s’étendaient bien au-delà des apparences…
Elena semblait être une femme très avisée. L’air qu’elle arborait reflétait, selon Julia, le feu de sa noblesse et un rejet à l’égard de tout ce qu’elle jugeait futile. Ses paroles avaient des consonances supérieures et son silence était substantiel. Tous ses mots avaient colonisé les pensées de Julia et s’étaient peut-être même passé le flambeau jusqu’à son cœur. Par instants, Julia n’avait su que répondre, accaparée par mille doutes sur sa capacité à lui plaire et à la fois asticotée par ce qui l’intriguait en la personne d’Elena. Elle s’était sentie particulièrement nerveuse et sans intérêt. Elle ne savait pas comment endiguer cette marée de questions qui s’accumulaient sur ces nouveaux ressentis. Tandis que Julia contemplait les lèvres couleur fraise de son interlocutrice, les battements frénétiques de ses artères avaient empesé ses sens, sans le consentement de sa volonté. Ces sensations avaient longtemps lévité dans son cerveau en ébullition. C’était un mélange de sentiments qu’elle sentait à la fois siens et autres. Julia ne savait pas si elle devait s’y laisser prendre ou les rejeter. Un fait était certain : elle se garderait de partager cette inclination.
Au fur et à mesure que Julia approchait de sa demeure, le vent avait augmenté sa vitesse et elle sentit quelques perles d’eau dégringoler sur son front. Elle prit le sentier étroit qui jouxtait la route principale. Avalée par une épaisse forêt, la villa de Julia, tapie dans la verdure au point de ne faire qu’un avec le décor, avait les contours d’un mystère. Le bruissement des feuilles et le ballottement des fleurs paraissaient offrir un concert de sons métalliques à la clairière. Les branches courbées témoignaient de la violence des rafales qui cinglaient son visage jusqu’à la douleur.
Sous le torrent de pluie, Julia se laissait laver par le ruisseau que formaient les lourdes gouttes écrasées sur sa peau. Ses bottes commencèrent à s’enfoncer dans la boue comme dans des sables mouvants. Penny se plaignait, la truffe collée au pantalon de son humaine. Quand Julia réalisa l’énorme difficulté d’aller plus loin avec le poids des chaussures, elle s’en délivra et continua en chaussettes, Penny dans les bras. Passé la clôture, elle put enfin accéder aux pavés de son allée et se délester du poids de Penny. Toutes deux trempées, elles étaient soulagées de retrouver la chaleur de leur foyer et de se sécher dans d’épaisses serviettes.
Emmaillotée dans un peignoir, Julia s’allongea sur la banquette située au bord de la fenêtre, un café bouillant entre les mains. Le front appuyé contre la vitre, elle revoyait l’énigmatique Elena. En fine analyste, Julia avait cru distinguer en elle un pêle-mêle d’artifices bien rodés, véritables sentinelles de son intimité. Une peine barricadée derrière un discours réfléchi et une discrétion sans faille. Un être tourmenté, en fuite, dissimulé à l’abri des agitations extérieures. Tout comme elle.
Elena Mata. Cachait-elle également quelques secrets ?