Après plusieurs mois passés au Centre, Hétaïre supportait de plus en plus mal la lumière artificielle. Elle lui rappelait ses quartiers dénués de fenêtre, tandis que l’appartement de 735 s’ouvrait sur le ciel. Il lui arrivait de prolonger le temps passé à y faire le ménage pour en profiter davantage. Depuis qu’ils étaient parvenus au laboratoire d’Aequitas, les volets étaient demeurés fermés, les privant de toute perception du temps. Hétaïre pensait avoir passé la nuit dans le sous-sol, mais elle n’avait en réalité dormi que trois heures. Le lever du soleil se manifestait timidement à travers l’étroit jour séparant les deux volets qui les protégeaient des regards extérieurs.
Hétaïre n’y tenait plus, elle avait besoin d’air, elle étouffait même à l’idée qu’elle avait quitté un premier piège pour se jeter d’elle-même dans un second. Elle courut à la fenêtre, l’ouvrit et écarta brutalement les volets. La lumière l’aveugla, dans un premier temps, le temps que ses yeux d’accommodent à cette éblouissante décharge ; dehors, l’air était déjà chaud et sec ; de légères rafales de vent faisaient tourbillonner la poussière le long du trottoir qui bordait la rue d’en face. Les minuscules particules lumineuses s’attardèrent notamment autour d’une longue silhouette assombrie par le contre-jour qui semblait chercher à quitter au plus vite le champ de vision subitement crée par l’ouverture des volets. Hétaïre se frotta les yeux et eut à peine le temps d’apercevoir un trait noir s’éloigner vers la gauche.
Durant toute la manœuvre, 735 était demeuré silencieux. Il ne faisait qu’émettre de profonds soupirs et essuyait discrètement ses yeux humides. Elle se retenait elle-même de ne pas laisser aller sa rage à gros sanglots, tant elle avait conscience du nombre d’erreurs impardonnables qu’elle avait commises depuis le début. Si on les avait manipulés, elle avait agi exactement comme on l’espérait, à un détail près peut-être.
« Cela ne va pas vous étonner, mais nous sommes surveillés », déclara-t-elle en se retournant tout en évitant de croiser le regard de 735, de peur de se transformer en fontaine vivante.
Elle ne referma pas pour autant les volets et la fenêtre ; puisqu’on les avait suivis, à quoi bon encore se cacher ? Et même si la police leur tombait dessus, cela valait encore mieux que les gens du Centre.
Hétaïre tenta de calmer l’ouragan qui hurlait en elle : la haine, l’indignation, la peur étaient, à ce moment précis, les premières menaces contre lesquelles il leur fallait lutter. Reprendre les événements depuis le début en sachant désormais ce qu’ils savaient ; déterminer alors ce que les autres savaient et ce qu’ils attendaient d’eux ; agir de manière à les décevoir. C’était Vasso, sa plus petite sœur, la championne d’échecs, qui lui avait appris à procéder ainsi ; elle n’avait jamais gagné une partie contre elle pour autant. Mais elle était devenue une excellente chercheuse.
« Ils ont exfiltré Dora et vous ont mis à sa place. Ils n’avaient peut-être pas prévu que vous découvririez quelque chose et comptaient sur le fait que vous continueriez à transmettre les échantillons aux cliniques sans vous apercevoir de rien. Par hasard, vous avez analysé une seconde fois un échantillon infecté et vous m’en avez informé. Ils savent donc que nous avons découvert un problème dans mon sperme ; que nous soupçonnons Dora d’avoir, soit fait une erreur, soit volontairement voulu m’infecter ; que nous avons fui et que nous nous terrons dans un laboratoire clandestin », énuméra tranquillement 735.
Avait-il lu dans ses pensées ? 735 était décidément étonnant. Il semblait désormais tout à fait calme et fixait avec intensité le damier formé par le carrelage de la cuisine. Avait-il été joueur d’échecs dans une autre vie ?
« Je sais désormais avec certitude que ce que l’on vous a injecté ne pouvait en aucun cas être conçu comme un vaccin ; vos spermatozoïdes meurent au bout de deux semaines environ », ajouta Hétaïre.
Cette nouvelle n’eut pas l’air d’ébranler davantage 735 : il s’y attendait vraisemblablement. Il poursuivit :
« Ils nous ont donc laissé sortir, dans l’espoir que le virus se répandrait plus vite… On peut donc imaginer que je suis contagieux ? Plus contagieux qu’avec le virus traditionnel ?, demanda-t-il en levant cette fois les yeux sur Hétaïre.
- Je ne sais pas trop… Votre sperme est, forcément, contagieux. Après, je n’ai pas rencontré de femmes ayant été inséminée avec et je ne sais donc pas si le virus est désormais aussi dangereux contre les femmes. Je n’ai aucun symptôme qui laisserait penser que c’est le cas et pourtant j’y ai été exposée à travers les modes de contamination traditionnels, nous avons vécu dans le même espace…
- Des femmes sont-elles mortes de la grippe virile ?
- Oui, c’est arrivé. Souvent, il s’agissait de femmes présentant des dérèglements hormonaux importants. Le virus semble réagir très violemment face à la présence de testostérone…
- Donc, on peut tuer des femmes avec un virus plus agressif…
- Et une plus grande charge virale… telle que celle qui se trouve contenue dans votre sperme… du moins, je suppose », s’empressa d’ajouter Hétaïre en voyant le visage de 735 se décomposer.
Elle n’osait pas encore en venir au problème qui appelait pourtant la résolution la plus urgente : l’état de santé de 735 empirait visiblement, son teint avait encore perdu le peu qui lui restait de couleur. Elle ne connaissait pas de remède avéré contre la Grippe virile, encore moins contre cette nouvelle mutation, mais il allait falloir trouver quelque chose rapidement. L’énergie qui brûlait dans le regard du sujet l’empêchait cependant d’aborde ce point ; elle le voyait pris dans une excitation inhabituelle, à mesure que son esprit semblait effectuer des recoupements entre des faits dont elle n’avait sûrement pas la moindre idée.
« Pourquoi nous ont-ils laissé partir ? demanda-t-il brutalement en écartant les bras dans un geste de désespoir. J’était bien plus dangereux lorsque j’étais au Centre et que je communiquais mon sperme à tout une clinique ! »
Hétaïre réfléchissait également : il était temps d’en venir à une nouvelle étape. A quoi s’était-on attendu de leur part ? Avaient-ils parfaitement suivi le plan orchestré à leur insu ?
« Par sûr, répondit-elle en déroulant le fil tortueux qu’avait suivi sa pensée. D’une part, qui nous dit que vous êtes le seul avoir été infecté au Centre ? Peut-être que d’autres sujets continuent de transmettre un sperme infecté… »
A ces mots, 735 pâlit. Hétaïre doutait pourtant que ce fût encore possible, mais son visage prenait bien une teinte plus claire de gris. Elle s’empressa de poursuivre :
« D’autre part, Dora vous a donné des faux papiers. Ils s’attendaient certainement à ce que vous les utilisiez pour quitter le pays ; une fois sur un autre continent, vous deveniez le patient zéro d’une nouvelle pandémie. »
735 se laissa glisser le long du mur contre lequel il s’était appuyé tout le temps de la discussion. Les yeux exorbités, il contractait ses doigts osseux sur son crâne, horrifié par cette conclusion. Hétaïre était désolée : il avait cru échapper à la prison et il était en fait condamné à rester piégé jusqu’au bout dans le filet qu’on avait tendu autour de lui. On lui en faisait vraiment baver. Elle-même ne voyait pas vraiment comme se sortir d’une telle situation : quoi qu’il arrivât, elle était en tort auprès des autorités. Il y avait fort à parier qu’on ne l’écouterait pas. A moins qu’elle ne puisse prouver que le virus s’apprêtait à éradiquer la deuxième moitié de l’humanité… une idée commençait doucement à germer, mais une fois encore, elle fut prise de court par la réaction inattendue de 735.
« Nous avons un temps d’avance, dit-il à voix basse, comme pour éviter que leurs ennemis n’entendent ce qu’il s’apprêtait à dire. Je n’ai pas quitté le pays, je vous ai suivi pour en savoir plus sur ce qu’on m’avait injecté. Je reste un cobaye et vous en savez peut-être davantage sur les effets du virus qu’eux-mêmes ; peut-être qu’ils nous surveillent pour savoir ce que vous avez appris. Peut-être que vous avez été placée là pour cela. »
Hétaïre se rappela l’entretien durant lequel Veluca s’était opposée à Kingsburg. « Intègre jusqu’à la stupidité », c’était ses mots, c’était la raison pour laquelle Veluca l’avait choisie et pour laquelle, certainement, Kinsgburg ne voulait pas d’elle. Veluca savait, elle l’avait mise là pour faire exactement ce qu’elle s’apprêtait à faire.
735 se releva et fit face à Hétaïre ; on aurait cru qu’une pompe invisible avait comme regonflé son corps maigre et avachi par terre quelques secondes plus tôt.
« Ce sera plus facile de leur échapper si nous nous séparons, dit-il. Je commence à comprendre pourquoi tout ça me tombe dessus, mais ça reste à éclaircir. Je dois retrouver Dora et je vais passer par Natalievitch. La SPH ne s’attend sûrement pas à ce que je leur rende visite.
- Vous êtes fou ! s’écria Hétaïre. Si Dora savait ce qu’elle faisait, elle vous liquidera !
- Je suis condamné de toute manière », répondit-il, sombre comme jamais.
Hétaïre ne trouva rien à répondre. Il allait mourir, c’était vrai, elle n’avait aucune solution le concernant.
« Cela ne sert à rien d’y aller seul, tenta-t-elle.
- Au contraire, dit-il. Vous, vous allez chercher à en savoir plus sur les femmes que j’ai peut-être contaminées. Vous trouverez bien un moyen de vous infiltrer à la clinique où parviennent nos échantillons.
- Mais comment échangerons-nous nos informations ? Nous n’avons pas de moyens de communiquer ! »
Sur ce, 735 sortit un minuscule disque de plastique noir : un nanodossier. Il le lui tendit et attendit qu’elle le prenne avant de déclarer :
« Je doute qu’on se revoie, mais je suis connecté à ce nanodossier. Je trouverai un moyen de vous laisser un dernier message à lire dessus. Il contient aussi ma thèse de doctorat. Je l’avais caché avant de rentrer dans le Centre et je l’ai récupéré en venant jusqu’ici. Ils se douteront que vous l’avez, alors faites attention. »
Hétaïre posa un regard sceptique sur le nanodossier.
« Votre thèse ?, demanda-t-elle.
- Dix années d’informations oubliées : une Histoire des Médias d’avant la Première Pandémie
- Je dois la lire ? Maintenant ? lança-t-elle, persuadée que 735 cherchait simplement à ce que son œuvre trouve un lecteur avant sa mort.
- Pas forcément maintenant mais oui, il faudrait que vous la lisiez et que vous la copiiez quelque part. Tout est dedans », affirma-t-il.
Hétaïre scruta avec attention le nanodossier, puis regarda de nouveau 735. Elle essayait d’enregistrer les traits les plus saillants de son visage et les caractéristiques les plus anodines de ses expressions, craignant de le voir pour la dernière fois. Elle fut inondée de honte lorsqu’elle se rendit compte qu’elle avait oublié de lui poser une question pour le moins importante.
« Qui a écrit cette thèse ? »
735 sourit, mais la mélancolie l’avait de nouveau enveloppé entièrement. On l’avait détruit, lui et pas un autre, et Hétaïre commençait à penser qu’on ne l’avait pas choisi au hasard.
« Gaius Gazineau », lâcha-t-il dans un souffle.