Chapitre 13 : Corps meurtri

Notes de l’auteur : Attention, ce chapitre aborde des thèmes tel que la dépression ou l'automutilation.

  L’angoisse. Cette sensation que ses organes se tordent en soi, et que la vie ne tient qu’à un fil. C’était ce que Laria ressentait.

  Cela faisait déjà deux mois que Cayden savait pour son secret. Il restait muet, ne lui lançant que quelques regards à la dérobée.

  Elle n’avait toujours pas trouvé le courage de tuer le chef de la garde. Elle n’arrivait pas à le prendre à part. Surtout depuis l’arrivée des nouveaux apprentis. Comment l’assassiner discrètement ? Lui donnera-t-elle une mort lente et douloureuse ou l’achèvera-t-elle d’un coup de dague dans le cœur ? Ces questions lui taraudaient l’esprit. Elle se les répétait en boucle comme un mantra. Elle voulait se rassurer, mais quelque chose la dérangeait.  Les paroles de sa mère continuaient de la hanter. Cette haine qu’elle avait en elle, ne détruisait-elle pas son propre bonheur ? On lui demandait de pardonner. Elle espérait trouver la force d’avancer, mais c’était trop dure. Elle avait passé quatorze ans à traquer sans relâche ceux qui avaient détruit sa vie. Ce n’était certainement pas pour abandonner maintenant.

  Cela faisait aussi deux mois qu’elle avait quitté Elros sur cette plage, où rêves et réalité se confondent. Le bruit de son cœur tambourinant dans sa poitrine résonnait au rythme de la houle des vagues, se fendant sur les rochers. Elle avait senti grandir en elle un sentiment inconnu. Elle n’arrivait pas à le nommer. Il restait comme coincé dans sa gorge. Depuis cette nuit, elle le revoyait quand la vie lui semblait trop dure à supporter. Il suffisait qu’elle attende sous la colline, où tout avait commencé pour que celui qui occupe ses pensées apparaisse.

   Séparés par les obligations, elle devait malheureusement passé le plus clair de son temps avec le magicien impérial. Karian continuait de lui apprendre à contrôler sa magie. Malgré tout, il la laissait s’en aller lorsqu’elle le demandait. Il ne lui posait jamais de questions. Il la laissait juste partir au grès du vent, disant que les fils et filles de l’air aspiraient à la liberté. Il ne pouvait pas l’enfermer. Elle était telle la brise : insaisissable et libre.

— Tout va bien, demanda une voix fluette.

  Elle sentit un frisson lui parcourir l’échine. De grands yeux cobalt la dévisageait intrigués. La princesse la regardait avec insistance.

— Je suis désolé, votre altesse. Je n’étais pas assez attentif. Vous pouvez me punir, si tel en est votre souhait.

  Un petit rire cristallin sortit des lèvres rosées de la quarantenaire. Elle semblait de particulièrement bonne humeur. Elle, qui passait son temps à errer mélancoliquement, s’amusait de la situation.

— Je ne vais pas vous réprimander, dit Reanne avec douceur. Je voulais juste savoir à quoi vous pensiez. L’esprit humain est fascinant. Il offre la possibilité de voyager à travers l’espace et le temps. J’étais curieuse. Rien de plus, rien de moins.

  Laria se sentait désarmé. Il émanait de cette femme une aura indescriptible. Elle semblait perdue, loin du monde et de sa fatalité.

— Merci de votre clémence. Vous ne m’y reprendrez plus, votre majesté.

  Ses longs cheveux vénitien fouettaient l’air, tandis qu’elle retournait s’asseoir à son bureau. La lumière orangée du soleil couchant tamisait la pièce de ses rayons. L’ombre des nuages marquait les murs de son emprunte, comme pour signifier le passage du temps.

— Je pense qu’il est temps de descendre, messieurs.

  Cette simple phrase continuait de les chasser inlassablement de la tour. Avec ces quelques mots, elle leur signifiait de partir. Ils devaient s’en aller et cette énigmatique princesse vivrait à l’abri des regards comme chaque nuit.

— On va donc vous quitter, répondit Cayden d’un ton las pendant que Laria et Ariel se dirigeaient vers la porte.

  La sang mêlé dévala les escaliers de pierre, avant de lancer un dernier regard en arrière et d’accélérer la cadence. Elle sortait enfin de cette prison dorée. Elle ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement. Elle sentait toujours cette boule dans son ventre qui l’accompagnait perpétuellement, mais elle semblait plus légère. Elle traînait le boulet de ses émotions enchaîné à son cœur, et cette dame coupée du monde remuait en elle un sentiment d’injustice profonde. Elle rappelait à Laria une réalité qu’elle avait fini par oublier. Les femmes sont prisonnières de cette société patriarcale. Lorsqu’elle retrouvera son identité, elle ne sera plus qu’un membre fantôme d’un royaume construit par des hommes avides de pouvoirs. Lorsque Lorens disparaîtra, il ne restera qu’une jeune fille rejetée par tous.

   Elle remarqua alors les silhouettes noires des chevaliers approchées. La relève arrivait. Leurs lourdes armures résonnaient dans le péristyle immaculée.

— Vous pouvez retourner à votre dortoir, clama un des hommes d’une voix enrouée.

  La jeune fée se dirigea vers le jardin d’hortensias. Les couleurs pastel des fleurs semblaient ternes, sous la lune voilée par les nuages. Une douce odeur emplissait l’air humide de la nuit. Elle s’arrêta un instant pour admirer le ciel, comme à son habitude.

  Elle sentit alors une main se glisser dans sa poche. La friction de la peau sur le tissu de son pantalon la fit sursauter. Elle se retourna rapidement, mais il n’y avait personne. Elle était déboussolée. Que lui voulait-on ? Elle découvrit alors un bout de papier cacheté de cire. L’emblème de la ligue révolutionnaire trônait fièrement dessus. Elle le déplia avec précaution à l’abri des regards. Malgré l’obscurité, elle pouvait déchiffrer en lettres manuscrites trois petites phrases qui lui glacèrent le sang. L’écriture familière ne laissait aucun doute sur la gravité de la situation. Elle pouvait y lire : «  Rentre à l’auberge. Il y a urgence. Tim est au plus mal. ». Cet ordre sec ne présageait rien de bon.

  Son souffle irrégulier fendait le silence du château de Lacrima. Elle courait. Ses muscles contractés la lançaient, mais elle accélérait. Son frère était en danger, il fallait qu’elle le rejoigne. Malgré tout, elle était obligée de retrouver Cayden. Il était l’âme sœur de Tim. Elle ne pouvait pas nier cette réalité. Si le pauvre devait rendre son dernier souffle, le fils du duc de l’Ombre se devait de se trouver à ses côtés.

  Le jeune homme était parti il y a peu. Il ne devait pas être loin. Elle aperçut une personne de dos au cheveux de jais. Il semblait bien bâti et même si elle ne pouvait pas voir son visage, il n’y avait aucun doute quant à son identité.

— Attend, croassa-t-elle d’un ton désespéré.

  Son camarade s’arrêta net, avant de planter ses yeux saphir dans le regard de la jeune femme. Il ne semblait pas vouloir lui parler.

— Tim a des problèmes, cria la sang mêlé d’une voix tremblante. Il est au plus mal. Il a besoin de toi.

  Le fils du duc de l’Ombre frissonna avant de demander :

— Ce n’est pas une de tes techniques foireuses pour nous remettre ensemble ?

— Non, j’ai reçu un message alarmant de son père. Je ne sais pas exactement ce qu’il a, mais c’est grave.

  L’homme en face d’elle était secoué par la nouvelle. Il lui semblait tout à coup fragile, comme fait de cristal. Elle le ressentait : quelque chose avait changé chez lui.

— Je vais t’accompagner chez les Carter, affirma-t-il soucieux. Normalement les grilles sont fermées, mais on devrait pouvoir s’en aller facilement. Après tout, je suis la progéniture du duc.

  Ils ne devaient pas perdre de temps. Les deux comparses se dirigèrent à grandes enjambées vers la porte principale. Les postes d’observation se dessinaient à l’horizon, et deux gardes attendaient devant les grilles de fer. Ils entendirent alors le bruit métallique des épées, sortant de leurs fourreaux, résonner dans leurs oreilles.

— Je suis Cayden de Colley, fils du duc de Colley. Je vous demande de nous laisser passer. J’ai mon blason pour le prouver, argua-t-il tout en sortant un petit écusson où un lion, gueule ouverte, tenait une biche entre ses crocs acérés.

  Les chevaliers se regardèrent, avant de se décaler pour laisser passer celui qui deviendra sûrement le prochain bras droit de l’Empire. Ils n’opposèrent aucune résistance. Ils ne demandèrent pas plus de détails, et les laissèrent s’éloigner de Lacrima.

  Les apprentis chevaliers arpentaient les rues de la capitale. Ils ne pensaient plus qu’à retrouver Tim. Qu’importe le temps et l’énergie fournit, ils rejoindront celui qui leur avait redonné foi en l’humanité. Laria devait bien l’avouer, il était sa famille et son soutien.

  Les lampes à huile éclairant les rues étroites, les maisons aux toits recourbés de tuiles et les vitrines de vieux magasins, lui rappelaient les années qu’elle avait passé à jouer avec son frère. Une enseigne se démarqua dans le paysage. C’était la « Taverne de la lune ».

  Elle enfonça la porte qui s’ouvrit sur des tables où des hommes buvaient leur chope de bière. Des rires bruyants remplissaient la pièce, tandis que ces pauvres âmes continuaient de se saouler. L’esprit encore embrumé par sa course effrénée, elle se dirigea vers le chef révolutionnaire. Des mèches grises étaient apparues dans les cheveux auburn de l’homme, tandis que des rides marquaient son front inquiet. La sang mêlé se précipita vers lui, accompagnée de Cayden. Les yeux émeraude du père de Tim paraissaient fatigués, et il leva à peine la tête avant de leur dire :

— Il est à l’étage. Je ne l’ai pas vu depuis deux mois. J’entends juste ses sanglots étouffés passer à travers les cloisons. Il mange à peine. Mon fils va mal… Aidez le.

  Sur ces mots, il alla s’asseoir sur une chaise avant de caler sa tête entre ses mains. Il était dépassé par la situation, et il ne faisait aucun doute à Laria et son colocataire que c’étaient leurs fautes.

— On va le voir. Tout va s’arranger, affirma la jeune femme pour s’auto-persuader.

  Le fils du duc de l’Ombre la suivait en silence. Ils repassèrent devant les portraits de famille. Une odeur de renfermé se dégageait maintenant, tandis que les tapisseries avaient un air délavé. Tout était sombre. La demi-fée s’approcha de la porte de la chambre de Tim et toqua trois coups secs. Rien. Aucune réponse, pas même un soupir, ne se fit entendre. Elle recommença encore et encore, mais seul le bruit de ses coups sur le bois retentissait dans la maisonnée.

— C’est moi, Laria, ta sœur… Ouvre moi. Cayden est là aussi. Je regrette sincèrement mes paroles. Tu me manques. Laisse-moi entrer, prononça-t-elle en sanglotant.

  Personne ne répondait. Et s’il était mort ? Cette chambre avait englouti son frère, elle le sauvera. Elle plaça sa bouche face à la serrure, et commença à mouvoir ses lèvres frénétiquement. Une bourrasque s’engouffra à travers le trou, et la porte s’ouvrit dans un grincement sonore.

  Elle toussa. Des particules de poussières voletaient dans l’air vicié de la pièce. Des feuilles froissées jonchaient le sol, tandis que des livres ouverts, à qui ils manquaient des pages, étaient disséminés de part et d’autre. Des restes de nourriture pourrissaient dans un coin, et les draps d’ordinaire blancs étaient marbrés de fines tâches rouges. Au milieu de ce chaos se trouvait Tim. Il contemplait le vide. Un début de barbe poussait sur son visage décharné, et il restait immobile. La sang mêlé se rapprocha de cet homme qu’elle reconnaissait à peine.

— Je suis là, murmura-t-elle dans un hoquètement. J’ai amené ton amant.

  Les lèvres de son frère restaient scellées. Il ne lui prêtait pas attention. Est-ce qu’au moins il prêtait attention à quoi que ce soit ? Elle prit sa main osseuse qui tressaillit à son contact.

— Je suis venue pour te dire que j’ai mal agi. Je t’aime plus que tout. Si toi tu aimes Cayden, ça ne fait rien. Mais s’il-te-plaît reviens parmi nous… reviens parmi les vivants.

  Elle s’arrêta alors brusquement. De fines traces roses marquaient les poignets frêles de son ami. Elle remonta sa manche, et découvrit avec horreur les nombreuses cicatrices recouvrant son bras. Elle pensa au drap constellé de sang. Elle fouilla le lit et sentit une lame froide cachée sous le tissu. Elle la prit, et frémit devant la dague où une croûte noire s’était formée. 

  Le fils du duc de l’Ombre caressait la joue de son bien aimé. Les bras filandreux du jeune homme commencèrent alors à bouger, avant de retomber aussitôt.

— Mais dis-nous quelque chose, s’exclama Cayden avec rage.

  Cette vue lui était insupportable. Il voulait s’époumoner, l’apostropher, le secouer, rien que pour revoir le sourire de celui qui gisait maintenant devant lui.

— JE T’AIME ! JE T’AIME COMME UN FOU. ALORS PARLE. METS-TOI EN COLÈRE…

— Je suis désolé, murmura le souffrant.

  Laria attrapa son frère par les épaules et le prit dans ses bras.

— Tu as parlé. Tu as vraiment parlé, répéta la fée en pleurant.

  Ses larmes coulaient le long de ses joues et venaient mouiller la tunique sale de l’être lové contre elle. Elle l’encerclait délicatement, comme pour le protéger d’un danger invisible.

   Cayden se leva du plancher de bois, avant de disparaître dans l’encadrement de la porte. Allait-il les abandonner ? Les secondes puis les minutes passaient sans qu’il ne revienne.

  Un odeur de potiron se dégagea alors, et elle remarqua que son colocataire revenait avec un plateau chargé d’un bol de soupe et d’un verre d’eau.

— Il faut que tu manges, chuchota­-il un sourire doux amer sur les lèvres.

  Il approcha une cuillère de la bouche de Tim qui l’avala avec réticence. La sang mêlé tenait soigneusement la tête de son frère, à qui Cayden donnait le velouté de légumes. Le malade semblait avoir du mal à avaler, tandis qu’il s’endormait à mesure que le calme revenait dans son esprit. Le fils du duc de Colley le porta jusqu’à sa couchette. Le bruit de la respiration du dormeur ponctuait le silence d’une preuve de vie.

— Je vais ranger, dit Laria soulagée.

   Les deux comparses remirent de l’ordre dans la chambre dévastée avant de tomber de fatigue au chevet de celui qu’ils considéraient comme leur famille. Demain, ils retourneront à la Knight Academy. Demain, Tim ira mieux. Demain marquera un nouveau départ. Ils le verront à nouveau sourire et rire.

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