Chapitre 14 : Chant du cœur

  L’air s’enroulait autour d’eux, comme le lierre enserrait l’arbre. Elle sentait l’énergie affluer. Elle pouvait enfin libérer ses pouvoirs. Elle n’aurait jamais cru les utiliser pour faire le mur avec le fils du duc de l’Ombre. Son talent n’était pas un secret suite au tournoi, mais elle avait l’impression d’être un monstre. Aux yeux de tous, elle n’était qu’une simple magicienne. Or ses sortilèges attestaient de sa nature fae.

  Le monde avait été chassé par une bourrasque, laissant les feuilles tournoyer dans une dernière danse. Laria tenait fermement les mains caleuses de Cayden. Ils allaient rejoindre Tim. Chaque soir depuis trois semaines, ils s’échappaient à la tombée du jour. Cette simple idée faisait fleurir un sourire sur les lèvres de la sang-mêlé. Le vent chassait la réalité et emportait avec lui les craintes du lendemain. Les yeux saphir du fils du duc de Colley toisaient la scène circonspect. Il y avait dans son regard de la peur mêlée à de l’émerveillement. Elle entendit alors sortir des profondeurs de son cœur la complainte qu’elle adressait aux forces invisibles du monde.

«  Ô toi Cailleach Bhéara(1) contrôlant le vent,

Prête-moi ton pouvoir Sorcière du temps.

Sortit des saisons immémorables où régnait

La magie qui de la Nature verglaçait. »

  Ils s’éloignaient de la Terre des Hommes. Les fibres de leur corps ne faisaient qu’un avec le ciel. La voute céleste semblait être un vaste océan, où ils se perdaient. Elle sentait l’appréhension monter à mesure que les remparts de Lacrima s’effaçaient au loin. Cette incantation qu’elle avait apprise de Karian pour contrôler ses pouvoirs suffira-t-elle ? Est-ce que ces paroles allaient être entendues ? Elle n’avait aucune emprise sur ses sorts sans ces phrases sorties d’une époque que nul sur cette Terre n’a vue. Elle était terrifiée par la nature même de ce qu’elle était. Elle n’aimait pas l’admettre, mais elle était une piètre magicienne. Karian pouvait remodeler le réel à sa guise, sans un mot. Elle devait se contenter de vulgaires chansonnettes sous peine de tout détruire. Elle avait à peine la possibilité de maîtriser sa magie. Elle était l’esclave du langage de l’humanité. Seule la voix permet-elle d’être écouté dans ce bas monde ? Pourquoi certains peuvent-ils dominer et brider sans élever le ton ? Qu’avait-elle de moins qu’eux ?  

  Elle jeta un regard à la colline sous elle. Les arbres et les prairies pliaient à chaque souffle. Les hautes herbes courbaient l’échine, tandis que le son clair du ruisseau accompagnait le chant du vent.

  La ville commençait à apparaître. Cette société, créée par ces êtres abjects qu’étaient les humains, semblait si fragile vue des cieux. Avaient-ils toujours été ainsi ? Avait-elle vraiment peur de cette espèce aussi infime qu’un grain de poussière dans l’univers ? Elle n’en savait rien. Elle les craignait autant qu’elle les méprisait. Elle reconnut alors la ruelle de son enfance. Cet endroit, qui l’avait sorti de la misère et lui avait offert un toit, était aussi l’ultime entrave qui continuait de s’accrocher au reste de son cœur. Elle se sentit faiblir. Elle remarqua alors la main de Cayden. Les tissus de sa peau se reformaient. Ils étaient à nouveau lourds. La pesanteur les rappelait à leur condition mortelle. Elle ressentit une dernière fois son corps et ses cheveux faits d’air. Laria avait été comme une étoile filante de liberté… ne serait-ce qu’un instant.  Elle se rapprocha du sol avant de tomber par terre. Le fracas de leur arrivée la tira de sa rêverie.

  Rien n’avait changé. L’auberge de la lune restait égale à elle-même. Elle ouvrit la porte, et le brouhaha habituel assaillit ses oreilles. Le fils du duc de Colley la suivait de près. Le parquet grinçait, tandis qu’elle avançait dans cette maison qu’elle aimait et détestait. C’était un foyer où elle était appréciée. Pourtant il lui rappelait qu’elle avait perdu sa famille. Les relations se tissent et s’enlisent dans le bourbier des sentiments. Ce cocon familial, que lui donnait les Carter, l’asphyxiait. Elle avait déjà perdu quelqu’un. Elle ne voulait pas s’attacher à d’autres personnes, qu’elle finirait immanquablement par quitter. Elle ne pouvait pas les aimer. Elle ne devait pas les aimer.

  Elle s’approcha de la porte d’acajou, qui donnait sur les escaliers en colimaçons. Elle cacha une nouvelle fois l’emblème de la ligue de révolution sculpté sur la poignée, et s’enfonça dans les abîmes de cette maison. Seules leurs respirations accompagnées du craquement du plancher brisaient le silence.

  Elle remarqua alors une touffe de cheveux blonds dépasser de l’encadrure de la chambre de Tim. Un jeune homme sortit de cette pièce faiblement éclairée. Le visage élimé de son frère avait repris des couleurs. Ses pommettes rosées illuminaient son teint pâle. Il leur souriait. Ce visage enjoué, combien de temps le verra-t-elle ? Combien de temps avant que le désespoir ne lui arrache à nouveau cet être cher ? Combien de temps avant qu’il ne sombre dans la mer de ses angoisses ? Laria n’était pas dupe. Malgré cette joie sur son visage, les larmes avaient marqué son cœur au fer rouge. Cette impression d’être sale ne le quittera plus. Ce sentiment sera comme le son entêtant d’une boîte à musique cassée. Il pouvait rechuter à tout moment. Tim reposait en équilibre sur le fil de l’espoir. Elle tressaillit, avant d’entendre une faible voix murmurer :

— Vous avez tardé. J’ai bien cru qu’il vous était arrivé quelque chose.

  Elle aperçut, du coin de l’œil, Cayden se rapprocher doucement de la progéniture du chef révolutionnaire, avant de l’entourer d’un bras protecteur. Ils rougirent et se dirigèrent vers la chambre du jeune homme. Elle emboita la cadence d’un pas traînant, les voyant s’embrasser discrètement. Elle se sentit gêner, mais alla s’installer en tailleur sur le lit. Laria se racla la gorge avant de dire :

— Je ne vous dérange pas, surtout !

  Ses joues s’empourpraient, tandis que les comparses se séparaient embarrassés dans un mouvement hâtif. Les oreilles cramoisies de Cayden trahissaient son trouble sous son visage de glace.

— Désolé, souffla son frère.

  Elle pensa alors que les amants, côte à côte, ressemblaient aux héros des tragédies Antiques, où l’amour impossible finissait par détruire la raison. Elle s’estima de trop dans ce tableau. Cette partie de l’histoire n’était pas la sienne. C’était celle de ces deux êtres animés d’un même désir. Celui de construire un avenir ensemble. Il fallait leur laisser place. Elle s’approcha de la sortie sur la pointe des pieds.

— J’ai un rendez-vous. Je pense que je vais vous laisser les tourtereaux.

  En soi, ce n’était pas faux. Elle allait retrouver Elros, même si ce n’était pas vraiment prévu. Cette simple idée embaumait son âme d’un sentiment de joie. Elle remettra sa perruque et sa robe. Elle ne comprenait pas pourquoi, mais elle souhaitait être belle à ses yeux.  Laria lança une dernière phrase au fils du duc de l’Ombre avant de s’éclipser.

— Au fait, pas touche à mon frère, si tu tiens à la vie.

  Elle entendit le rire étouffé de Tim résonner dans la chambre, tandis qu’elle partait retrouver une partie d’elle. Elle allait enfin redevenir une femme. Elle poussa la porte de sa chambre, avant de fouiller rapidement son armoire et d’en sortir ce qui lui rendra la personne qu’elle aurait été, sans les malheurs de la vie. La robe de lin bleu glissait sur sa peau. Elle sentait les cicatrices de ses ailes la brûler. Elle ne sera jamais entière. Fille des fées et des elfes, elle devait être humaine. Laria attrapa la perruque noire qu’elle plaça soigneusement sur sa tête. Un sourire amer se dessina au coin de ses lèvres. Elle pourra peut-être un jour retrouver sa longue chevelure de jais. Il se pourrait aussi qu’elle meure, sans jamais apercevoir l’ombre d’elle-même.

  Elle ouvrit la porte avant de courir à toute vitesse vers les escaliers qu’elle dévala. Elle traversa la taverne sans se retourner. Elle n’avait plus qu’une envie : retrouver Elros. Ses muscles la lançaient. Elle avait mal, mais elle continuait sa course effrénée dans les rues de la capitale. Quelques rares passants remarquaient la silhouette d’une femme fendre la nuit. L’arbre des hommages disparut derrière elle, tandis que les vastes prairies poignaient à l’horizon. La bute de terre s’esquissait sous la lune diaphane. Elle s’arrêta nette, et inspira un grand coup.

— ELROS… Tu es où ?

  C’était bête et inconsidéré de crier, mais elle en avait envie. Alors pourquoi pas ? Elle pouvait bien faire ce qu’elle voulait ce soir.

— Je t’ai manqué, demanda une voix douce derrière son dos.

  Elle sursauta avant de se retourner précipitamment.

— Tu es là, souffla Laria soulagée.

— Comme chaque fois que tu me cherches. J’accourrais toujours pour cette belle jeune fille. Je te dois bien ça, chuchota-t-il pour lui.

  Elle se sentait légère de pouvoir voir cet être qui la comprenait. Elle se rapprocha de cet homme, qu’elle avait maintenant vu de nombreuses fois. Elle aimait sentir sa présence près d’elle. Elle ne comprenait pas vraiment, mais elle ressentait une chaleur l’inonder à sa simple pensée.

— Tu voudrais bien te balader avec moi, dit Laria d’un ton interrogateur.

  Il prit sa main dans la sienne et ajouta :

— Si c’est avec toi, ça me va.

  Le rouge lui montait aux joues, mais ce n’était pas désagréable. Elle découvrait un sentiment nouveau. Mais lequel ?

— Je te propose une promenade au clair de lune dans la forêt des âmes. Parfait pour discuter tranquillement, tout en admirant les fleurs de sang.

  Laria recula. Elle n’appréciait pas cet endroit.

— Malgré leur nom, elles sont absolument adorables, précisa-t-il pour la rassurer. Ce sont de simples et inoffensives plantes qui brillent d’un éclat bleu.

  Elle savait tout cela. Karian les y avait emmené lors de leur première rencontre, mais cet endroit sinistre n’avait rien de reposant. Elle le détestait. Pourtant, elle voulait faire plaisir à cet homme.

— D’accord… Allons-y ensemble.

  Elle ferma les yeux un court instant. Elle avait peur. Lorsqu’elle les rouvrit, la capitale impériale avait laissé place aux bois interdits. Laria se serra contre Elros.

  Des centaines de minuscules flammes vertes éclairaient leur chemin. Sautillant de branches en branches, sans jamais enflammer ceux qu’elles touchaient, elles leur indiquaient la route à suivre avant de s’éteindre, remplacées par une nouvelle flammèche. 

— Tu aimes ? C’est pour que tu aies moins peur. J’adore cette nature remplie de mystères. Combien de légendes sont passées par ces Terres ?

  Il disait ses paroles comme absorbé par la beauté du monde. Elle aussi aspirait un jour à redécouvrir la vie sous le prisme de l’émerveillement. Ce ne sera surement pas possible, comme tant de plaisirs qu’elle se refusait.

— Si tu apprécies ce paysage, je ferais de mon mieux pour ne pas le détester.

  Un rire embarrassé vint ponctuer sa phrase. Pourquoi lui disait-elle tout ça ? Une réponse simple lui traversa alors l’esprit. Elle l’aimait. Il était spécial à ses yeux car elle l’aimait. C’était celui avec qui elle voulait partager sa vie. Elle l’aimait. Il n’y avait pas d’autres mots pour décrire son ressenti. Quelle sensation étrange, un cœur qui se réchauffe, des papillonnements dans le ventre, un pouls qui s’accélère. Autant d’images clichées pour désigner ce qu’elle ressentait, mais c’était un peu différent. En réalité, ce constat sonnait comme une évidence. Comment prendre la chose  ? Fallait-il faire une déclaration tout de suite ou attendre en préparant le terrain ? Elle allait vite en besogne si elle lui confiait ses sentiments maintenant. Elle avait chaud. Toutes ses questions, dont seule elle avait la réponse, la torturaient. Une réalité la frappa alors. Allait-elle le revoir ? Et si elle mourrait demain aurait-elle des regrets ? À cette dernière interrogation, elle avait enfin une réponse. Oui, elle regretterait de ne pas lui avoir confié son amour. Les décisions irréfléchies ponctuaient la vie des êtres peuplant la Terre. Donc pourquoi ne pas prendre le problème à bras le corps ?

— Je t’aime.

  Elle le sentit sursauter.

— Je crois que j’ai mal compris. Tu peux répéter ?

  Il fallait bien l’avouer. Même pour elle, ces mots étaient durs à croire.

— Je t’aime, répéta Laria inquiète.

  Elle commençait à appréhender sa réponse. Elle aurait peut-être dû y penser avant, mais elle préférait dans ces moments agir avant de réfléchir.

  Des cris retentirent alors dans la forêt, accompagnés du vacarme assourdissant de chevaux au galop. Le tintement du fer des épées glaçait le sang. Les flammes disparurent et Elros les conduisit derrière un bosquet.

— Chut … Regarde.

  Le doigt du jeune homme pointait un elfe échevelé poursuivi par trois cavaliers brandissant des épées. Il fallait les arrêter. Laria voulut dégainer une dague, mais elle n’avait rien. Surtout dans cette tenue. Néanmoins, il y avait bien un moyen d’intervenir.

— Je m’en occupe, souffla-t-elle sceptique.

  Elle se leva de la terre. Sa robe de lin caressait la végétation, tandis qu’elle se préparait mentalement à combattre par la seule force de sa magie.

« Ô Banshee(2) qui hurle des mélopées funèbres,

Je jette sur ces abjectes hommes l’opprobre.

Emporte de ce fait ces êtres par ton chant,

Prend donc avec toi l’âmes de mes assaillants. »

  La brise du soir se mua en tempête. Elle n’eut le temps que d’apercevoir la stupeur dans le regard des chasseurs, avant que leurs expressions ne laissent place au repos de la mort. Il n’y avait eu aucun affrontement. Elle préférait combattre armes en main. Ces humains insignifiants n’avaient aucune chance. Elle ne trouvait pas ça équitable, mais la vie est injuste. La mort peut l’être tout autant.

  Laria accourra vers l’elfe blessé, reposant sur le sol. Elle le prit dans ses bras tremblant. Il perdait beaucoup trop de sang. L’homme entrouvrit ses paupières mi-clauses.

— Je t’ai retrouvé… Neoma. 

  Il délirait. Que voulait-il dire ? Il fallait l’emmener à Karian. Il saura le soigner. Elle n’avait pas les compétences en soin nécessaire. Elros observait lui aussi l’elfe, gisant dans une mare de sang.

— Je ne peux rien faire, désolé… Je doute même que qui que ce soit puisse faire quoi que ce soit, murmura le fils du peuple des oubliés.

  Elle se mordit les lèvres avant de se relever, portant le blessé comme elle pouvait.

— Il faut que j’aille à la Tour de Cristal. Tu pourrais créer un portail pour m’y conduire ?

  Elle devait le quitter. Que dire ? Que faire ? Sa déclaration restera-t-elle éternellement sans réponse ? Ses sentiments seront-t-ils à jamais perdus dans les limbes du temps ? Elle se sentait déglutir. Le paysage devant elle se distordait, mais une parole trouva le chemin jusqu’à son âme. 

— Je t’aime aussi.

1 Cailleach Bhéara : La Cailleach est une divinité gaélique. C’est une sorcière du temps, du vent et la personnification des forces élémentaires destructrices de la nature.

2 Banshee : Issue de la mythologie celtique irlandaise. Ce terme renvoie à l’ancien esprit d’une fée dont les pleurs annoncent la mort d’une personne dans la maison.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez