Au fur et à mesure de mon récit, les yeux de Luna se sont froncés. Son silence dure un moment alors que je termine par notre rencontre avec les rebelles et notre capture par Tellin. Ma voisine ne réagit pas et se contente de fixer un point de la tente les poings appuyés sur son menton. Je peux aisément sentir la colère qui grandit au fond elle et celle-ci semble avoir flambé quand je lui apprends la possible réalité sur sa sœur en tant que cobaye.
- Je déplore d’entendre ça, lâche-t-elle les dents serrées. Ces gens sont vraiment des ordures de la pire espèce.
- Entièrement d’accord avec toi ! déclaré-je sur le même ton, puis rajoute. Cela reste entre nous Luna, mais je regrette de ne pas avoir abattu Tellin quand il était inconscient.
- Je te comprends. Moi-même je doute que si j’avais été dans ton cas j’aurais réussi à me contenir, mais je suis persuadée qu’Elena a bien fait de t’arrêter. Si nous faisons notre propre justice, nous ne valons pas mieux qu’Assic ou mon père. Ne laisse pas la haine t’emporter, Hans, cela ne t’apportera jamais rien de bien.
- Il n’empêche que si je l’avais fait, ta sœur serait ici avec nous.
- Ça, personne ne peut l’affirmer ! Et puis, je doute qu’elle aurait apprécié que tu fasses cela pour elle. Crois-moi, Hans, même si cet homme ne mérite aucune clémence, tu as fait le bon choix, me dit-elle catégorique mettant ainsi fin à cet échange sur le major.
Je ravale les arguments que je m’apprêtais à lui sortir, plus mal à l’aise qu’autre chose. Je passe ma main sur ma crâne, signe de ma nervosité. Est-ce normal que je n’arrive pas à accepter les propos de mon amie ? Tout le monde ne cesse de m’assurer que j’ai bien fait de ne pas tuer Tellin. Si eux sont convaincus, ce n’est pas mon cas. Et cette réaction de ma part m’inquiète. Ce n’est pas la première fois que la violence de mes pensées me surprend. Tuer, je n’en ai aucune envie, alors pourquoi mes regrets sont-ils si forts ? La réponse s’impose à moi, c’est parce que cet homme m’a tout pris. Pourquoi aurait-il droit de vivre, après avoir ordonné la mort d’autrui ? Ignorant les pensées qui m’assaillent, Luna décroise ses mains et reporte son attention sur moi.
- C’est à mon tour de tenir ma promesse et de te raconter les raisons qui m’ont poussée à partir.
- Je suis tout ouïe, affirmé-je en revenant à elle. Je vais enfin comprendre comment la brillante fille du maréchal s’est retournée contre son père.
- Ce n’est pas drôle, Hans.
- Je sais, mais parfois un peu d’ironie ne fait pas de mal. Plus sérieusement, pourquoi est-ce que je te retrouve ici ?
- Peu de temps après mon arrivée à la base, mon oncle m’a contacté par le biais d’un de ses espions. J’ai découvert le projet que menait mon père et j’ai décidé de tout faire pour y mettre un terme. C’est aussi simple que ça.
- C’est tout ? m’étonné-je.
- En gros oui. J’ai toujours réussi à garder mon appartenance aux rebelles secrète. Toutefois, un peu avant la bataille où j’ai disparu, Tellin devenait de plus en plus suspicieux. Je suppose même qu’il était convaincu de ma trahison envers l’armée.
- S’il l’était à ce point, comment as-tu fait pour ne pas être arrêtée ?
La bouche de mon interlocutrice grimace et c’est à contrecœur qu’elle reconnait :
- S’il y a bien une chose pour laquelle je dois remercier mon père, c’est qu’il a toujours cru en moi. Je pense même que c’est ça qui m’a sauvé. Néanmoins, cela ne représentait qu’un sursis. Mes jours étaient comptés. J’ai donc profité de la bataille pour disparaitre. Me faire passer pour morte était ce qui était de mieux à faire.
- Et Tellin, tu imagines qu’il est dupe ?
- Je l’espère, sincèrement, mais nous savons tous les deux qu’avec lui rien n’est sûr.
J’assimile les différentes informations au fur et à mesure qu’elle me répond, toutefois je ne parviens pas à mettre le doigt sur ce qui me dérange dans ce qu’elle me raconte. J’appuie mon poing sur ma tempe. Luna remarque mes doutes.
- Il y a quelque chose qui te tracasse, me dit-elle.
Je me redresse en comprenant d’où vient le problème.
- Je vais te paraitre égoïste, mais je t’en veux, Luna, déclaré-je.
- Pourquoi ? s’enquit-elle perplexe.
- Tu savais que nous nous rendions dans un guet-apens et malgré ça tu nous as sacrifié, ta sœur, Nikolaï, moi et les autres soldats.
Je devrais être furieux, mais je lui énonce ça d’un ton neutre. Luna ne répond rien. Je poursuis toujours étrangement détaché.
- De notre groupe, ils ont été pratiquement tous tués ou gravement blessés. J’ai failli y rester et ce n’est pas passé loin pour Elena. Tu as pensé à eux ? Aux risques qu’ils avaient de ne pas s’en sortir vivants ? Et s’ils y arrivaient par miracle, à la peine que ton supposé trépas pourrait leur causer. Mon frère n’est plus le même depuis ce drame et ne parlons même pas d’Elena qui ne l’a toujours pas accepté.
- Ne me reproche pas d’avoir agi de la sorte, finit-elle par murmurer. Nous sommes des militaires, la mort est notre quotidien. Si la disparition d’un proche leur est à ce point insurmontable, ils n’ont rien à faire là.
- Nous restons humains, Luna. De plus, je te trouve injuste. Tu sais aussi bien que moi qu’Elena ou Nikolaï n’ont jamais vraiment voulu faire partie de l’armée, surtout ta sœur.
- Je te le répète, le risque zéro n’existe pas.
La colère prend subitement le dessus.
- Ne fais pas celle qui ne comprend pas, Luna ! rugis-je. Tu savais que l’armée allait échouer face aux rebelles. Et malgré ça, tu nous as envoyé dans ce merdier.
Ma voisine sursaute lorsque je hausse le ton, toutefois, elle se ressaisit vite.
- J’ai agi pour notre cause, Hans. Tellin et le maréchal voulaient nous exterminer. Il fallait prouver notre supériorité, me rétorque-t-elle froidement.
- Ne me parle pas de devoir ! la coupé-je. Tu étais prête à laisser crever tes proches pour elle ?
- Ne me lance pas ce regard, Hans ! Je regrette tous ses morts. Même si nous sommes ennemis, je n’ai pris aucun plaisir à envoyer mes anciens collègues dans ce piège. Toutefois, ne crois pas que l’armée nous aurait épargné, nous les rebelles. Elle n’a qu’une envie, nous anéantir. Sache bien une chose, jamais je ne reviendrais sur ma trahison vis-à-vis de l’armée et s’il fallait, je recommencerais sans hésiter !
Brusquement, elle se lève et quitte la tente d’un pas rageux. Pour ma part, je ne bouge pas. Devoir, ils me parlent tous de ça, que ce soit l’armée ou les rebelles et j’en ai tout simplement assez.