Philidor, fataliste, repartait sous bonne garde dans l’aéronef. Il savait ce retour humiliant inévitable, il n’en était pas moins amer : il avait eu le fol espoir de débusquer la jeune rousse avant sa réintégration forcée au palais.
Il ressassait son échec, ne parvenant pas à trouver où ils avaient fauté. Heureusement que lors de ses séances de travail, ces derniers jours, il conservait son artefact vissé à l’œil. Cela l’incitait à s'introduire souvent dans les visions des sentinelles de la ville, gagnant ainsi les cinq petites minutes d’avances nécessaires pour ranger son travail avant l’arrivée de Ceber.
À cette pensée, il sentit refluer un peu d’optimisme. Après tout Hugo avait entre les mains tout ce dont il avait besoin. Il ne doutait pas qu’il poursuive leurs recherches : les discussions de ces derniers soirs l’avaient convaincu qu’Hugo était désormais aussi désireux, voir plus, de rencontrer les autres doubles-talents. Leurs raisons différaient, mais il était persuadé qu’Hugo chercherait maintenant les réponses à ses questions, quoi qu’il lui en coûte. Il espérait que la gifle assénée par Ceber ne l’avait pas blessé. Il se sentait un peu coupable de penser cela, mais sans doute que ce coup ne ferait que renforcer la détermination d’Hugo. C’était après tout un mal pour un bien.
Il s’installa, résigné, dans le fauteuil le plus retranché du salon de plaisance de la cabine. Ceber prit place non loin de lui, et à l’exact opposé Onésime. Il la savait plus qu’agacée, mais s’en moquait. Elle devait bien se douter qu’il ne rentrerait pas de bonne grâce, la queue entre les jambes, chez leur père. Il regrettait amèrement de s’être livré à elle. Il avait eu confiance en elle, et il avait eu tort.
Il entendit les gardes-chasses s’installer dans le hall d’embarquement de l’autre côté de la cloison, sur les strapontins destinés aux gens de maison. Un seul resta de leur côté, debout dos à la porte, faisait le pied de grue d’un air ennuyé. Un court instant, Philidor l’imagina perdant au jeu du « tire-tient-lâche », et la pensée de ces chiens de garde tirant au sort leur repos le fit presque sourire.
Depuis plusieurs minutes maintenant qu’avait débuté leur vol, Ceber l’observait à la dérobée. Philidor percevait ses regards, à la périphérie de son champ de vision, telles des mouches importunes venant bourdonner au milieu de ses pensées. Cela l’irritait et accentuait encore son énervement, si bien qu’il délaissa le hublot pour relever la tête franchement et planter son regard dans les prunelles bleu délavé du garde-chasse.
Celui-ci ne bougea pas, assis droit sur un fauteuil qui, Philidor le savait pour être installé dans un similaire, invitait à la mollesse et au relâchement. Au lieu de ça, il se redressa encore un peu, avançant légèrement son torse vers lui :
– Vous êtes partis plusieurs jours.
– En effet.
– Huit jours.
– Tant que ça ? Le temps passe vite quand on s’amuse.
Il n’avait aucun moyen de rendre sa pièce à Ceber pour Hugo, du moins pas sur le même terrain. Par contre, il savait la grande brute moins à l’aise pour les joutes orales. Il espérait lui clouer le bec, mais Ceber ne releva pas, et poursuivit :
– Vous êtes un exalté Philidor, mais vous n’êtes pas dépourvu de sens pratique. Je ne crois pas que vous soyez parti avec vos seuls vêtements sur le dos…
Il fronça un œil soupçonneux sur les frusques données par Leth, et acheva : –… que vous avez abandonné en route, semble-t-il. À moins que vous n’ayez égaré votre sac quelque part ?
Philidor n’avait jamais connu Ceber aussi loquace, et perdit un peu de sa contenance. Il était évident qu’il n’était pas parti au pied levé, mais en quoi cela pouvait intéresser le grand-chasseur ? Onésime, de l’autre côté de la cabine, évita ostensiblement le regard qu’il lui lança. Ceber, lui, ne le lâchait pas des yeux, et qu’il le voit chercher le soutien de sa sœur le fit se sentir encore plus vulnérable, et plus furieux. Il se reprit et, espérant couper court, il broda :
– Nous avons été pris en chasse par une bande de chiens errants il y a deux jours. J’avais notre repas du soir dans mon sac, je l’ai abandonné afin de sauver nos tendres mollets de leurs dents voraces. Le subterfuge a fonctionné, nous sommes rentrés affamés, mais sur nos deux jambes.
Il paracheva son histoire d’un sourire de dépit, singeant son autodérision habituelle, et se retourna vers la vitre.
Son mensonge était cousu de fil blanc et Ceber s’en doutait. Il serait pourtant impossible au grand-chasseur de le confronter. Cette tâche reviendrait à son père, ce qui lui laissait quelques heures pour peaufiner son histoire. Il serait mécontent de la perte de son artefact, pointerait son irresponsabilité et son manque de maturité. Il s’en moquait. Ce serait l’affaire de quelques désagréables minutes, avant qu’Abriel ne soit à nouveau happé par ses autres obligations.
Il ressassa en silence les derniers évènements, jusqu’à ce que Ceber ne déplie son grand corps avec la brusquerie d’un diable sur ressort, et ne sorte de la pièce en direction de la cabine de pilotage. À l’exception du garde-chasse réprimant bâillement sur bâillement, il se trouvait seul avec sa sœur.
Elle n’attendit pas : elle se coula entre les sièges et les guéridons vissés au sol, ses pieds légèrement étouffés par le moelleux du tapis et, négligeant le fauteuil lui faisant face, s’agenouilla au plus près de lui. Ses deux yeux, nus, la scrutaient sans détour. Elle avait retiré son artefact, cela ne lui ressemblait pas.
Il ne pouvait éviter son regard. Il essaya cependant, poussant un soupir agacé. Elle chuchota :
– Philidor, regarde-moi. S’il te plaît.
Elle lui avait saisi la main, et la serrait maintenant, à peine. Il pensait la connaître mieux que ça, et par-dessus la colère, se sentait cruellement blessé. Comment avait-elle pu révéler à leur père ses desseins ?
Se détournant d’elle, il lui retira sa main et se rencogna dans son fauteuil, bras tellement croisés que ses doigts se glissèrent haut sous ses aisselles Tourné vers le hublot il marmonna :
– Que veux-tu me dire ? « Oh, Philidor, je suis désolée de t’avoir trahi, mais tu comprends, père a raison, et j’avais teeeellement besoin de son approbation que... »
– Arrête !
Elle avait craché ce mot, une octave plus haute qu’à l’accoutumée. Il avait touché son point sensible, l’adoration qu’elle vouait à Abriel. Tant mieux, au vu de ses propres divergences d’opinions avec le régent, il faudrait un jour qu’elle choisisse son camp. Le plus tôt serait le mieux.
Elle respira un grand coup, se redressa juste assez afin de s’asseoir au bord du fauteuil lui faisant face.
– Quoi que tu penses, reprit-elle, je n’ai rien dit. Ils ont vu ton cher ami dans les rues de Lämird hier soir. J’ai suivi de loin les recherches des sentinelles, lorsque j’ai senti le vent tourner, j’ai, disons, avoué à père un peu de ce que je savais…
– Mais… –… Ce qu’ils savaient déjà uniquement ! Juste afin de me ménager une monnaie d’échange pour faire partie du voyage !
Il brûlait d’envie de la croire. Mais si elle savait tout cela, pourquoi ne pas jouer de son influence pour orienter leurs recherches ailleurs, et lui gagner encore quelques heures, un jour ou deux ? Elle savait à quel point ces recherches lui tenaient à cœur, pourquoi accélérer le processus ? Pourquoi venir en personne à Lämird, si ce n’était pour mettre son si grandiose talent au service de leur pédant de père ?
– Alors tu espionnes les artefacts des sentinelles maintenant ? lança-t-il. Tu as enfin trouvé comment faire ?
D’agressif son ton devenait railleur. Onésime ne s’y trompa pas, et répliqua :
– Comme si tu ne l’avais jamais fait, toi.
Les lèvres d’Onésime se tendirent, mi-sourire mi-rictus, sourcils froncés, mais yeux rieurs. Elle semblait si sincère, tellement plus jeune que lorsqu’elle se coulait dans son rôle au côté de leur père.
Il se sentit très las d’un coup. Il ne savait plus que croire. Il aurait du temps, une fois rentré, pour repasser au crible les évènements et peut-être discuter avec sa sœur.
Il ne put s’empêcher de relever :
– Et donc tu as menti à Abriel ? Et bien, c’est du joli !
Son sourire s’élargit, ses yeux verts se plissèrent, et elle prit cet air auquel même Abriel ne résistait pas. Elle posa un doigt sur ses lèvres, l’intimant au silence, comme lorsqu’ils étaient cachés, enfants. Comme elle ne l’avait fait depuis des années.
Elle se retourna une fraction de seconde avant lui : Ceber revenait de nouveau dans la cabine, et vive comme une chatte, elle se redressa. Elle reprit contenance et Philidor, recroisant les bras, reprit place contre le hublot.
Enfin ce n'est pas perdu, et meme s'il ne retourne pas à Hugo dans l'immédiat, comme il a dit Hugo est lancé maintenant !
J'aime beaucoup le frère et la soeur dans ce chapitre ! contente que la confiance reprenne le dessus ! je les aime beaucoup tous les deux, et j'adore leur relation !
Oui, la relation entre Philidor et Onésime est assez tortueuse et torturée. Rien n'est simple entre eux, ils s'aiment quand même, mais à leur manière on va dire!