Il but l'eau en silence et lui rendit la chope vide. Leurs doigts se frôlèrent à nouveau, mais cette fois, il n'y avait dans ce contact ni menace, ni désir. Seulement de la fatigue.
« Merci », dit-il, et ce simple mot résonna dans le silence de la pièce de manière assourdissante.
Il ne partit pas. Il resta sur le seuil, comme s'il n'osait ni entrer ni reculer. Adeline comprit que c'était sa chance.
« Pourquoi ne m'as-tu pas livrée, Julien ? » demanda-t-elle sans détour. Cette question, lourde et tranchante comme une lame de guillotine, planait entre eux depuis cette fameuse nuit.
Il tressaillit. Il tenta de trouver une réponse digne d'un capitaine de la Garde révolutionnaire, mais n'y parvint pas.
« Je... ne sais pas », avoua-t-il honnêtement, et cet aveu lui coûta plus cher que n'importe quelle bataille. Il entra dans la pièce et s'assit sur le tabouret, comme si ses forces l'avaient abandonné. « Mon devoir m'ordonne de t'emmener à la Conciergerie. Mais... quand je t'ai vue... vivante... tout ce en quoi je croyais, toute ma légitimité, s'est transformé en mensonge. Je construisais un nouveau monde sur des os, et on me disait que c'était nécessaire. Mais les os ont soudain pris ton visage, Adeline. Je ne peux pas envoyer à la guillotine un fantôme de mon passé. »
Sa franchise, son abattement la désarmaient. Elle s'attendait à des menaces, à des justifications, à n'importe quoi, mais pas à cette douleur à vif. Son armure de haine, si solide, se fissura.
« Tu crois que je faisais ça pour sauver des perruques et des titres ? » ricana-t-elle amèrement. « Les aristocrates me sont aussi répugnants que tes sans-culottes sanguinaires. »
Elle s'approcha de son bureau et ouvrit un compartiment secret dans le tiroir à peintures.
« Je le faisais par vengeance. Et je n'avais qu'un seul but. »
Elle sortit une feuille de papier et la posa sur la table devant Julien. Sur la feuille, un paraphe. Une signature. Parfaite, indiscernable de l'originale, la signature arrogante de Maximilien Robespierre.
Il la regarda, incapable d'en croire ses yeux.
« Je ne voulais pas seulement sauver des gens », dit-elle, sa voix froide comme l'acier. « Je voulais détruire celui qui est derrière tout ça. Compromettre l'Incorruptible. Contrefaire ses ordres, le monter contre ses propres alliés. Les forcer à s'entredévorer, comme ils ont dévoré ma famille. »
Julien leva les yeux vers elle. Il était stupéfait. Stupéfait non seulement par sa maîtrise, mais aussi par l'audace, par l'ampleur de son projet. Il voyait devant lui non pas une simple vengeresse. Il voyait une stratège, son égale en intelligence, en volonté et en cruauté.
« Il est fou, Julien », poursuivit-elle, voyant son hésitation. « Il voit des traîtres en quiconque n'est pas d'accord avec lui. Aujourd'hui, il a exécuté Danton, demain il viendra chercher Carnot ou Barras. Et après-demain, il viendra te chercher. Parce que tu en sais trop. Parce que tu es trop populaire dans la garde et que tu pourrais devenir une menace. »
Elle disait ce à quoi il pensait lui-même lors de ses nuits blanches – la paranoïa croissante de Robespierre, les listes secrètes qu'il compilait dans son cabinet.
« Aide-moi », dit-elle. Ce n'était pas une supplique pour être sauvée, mais une proposition d'alliance. « Aide-moi, et nous pourrons arrêter cette folie sanguinaire. Pas pour le retour des rois, mais pour la France. Cette France dont tu as peut-être rêvé un jour, quand tu n'étais encore qu'un garçon, et non un bourreau. »
Il resta longtemps silencieux, tenant entre ses mains la feuille avec la fausse signature. C'était une trahison. Une trahison de tout ce qu'il avait servi, de ce en quoi il avait cru, de ce pour quoi il avait tué. Mais c'était aussi le seul moyen de la sauver. Et peut-être, de se sauver lui-même.
Il leva lentement les yeux vers elle. Il n'y avait plus d'égarement dans son regard. Il y avait une détermination froide et mortelle.
« Que faut-il faire ? » demanda-t-il.
À cet instant, ils cessèrent d'être geôlier et prisonnière. Ils devinrent des conspirateurs.