Son réduit cessa d'être une prison. Il se transforma en cœur de la conspiration, en un atelier silencieux et secret où l'on forgeait l'arme capable d'abattre un tyran. La porte intérieure qui séparait leurs pièces était désormais presque toujours ouverte. Mais pour le monde extérieur, rien n'avait changé. Adeline était toujours la prisonnière-restauratrice, et Julien, son sévère gardien.
Ils travaillaient la nuit, lorsque le quartier général se calmait et que seuls les pas des sentinelles dans la cour brisaient le silence. Au péril de sa vie, Julien lui apportait des archives du Comité ce qui était plus précieux que l'or : de vrais ordres de Robespierre, des échantillons de papier filigrané, des fioles d'encres uniques.
Il se tenait derrière elle, observant comment, sous ses doigts assurés, naissait le mensonge parfait. Il voyait sa concentration surhumaine, sa capacité géniale à recréer non seulement les lettres, mais l'âme même de l'écriture d'autrui.
« Il est vaniteux », disait-elle sans se détacher de son travail. « Regarde ce paraphe. Il monte vers le haut, comme une main exigeant l'adoration. Et ici, dans la pression, une paranoïa cachée. Il a peur qu'on contrefasse sa signature, c'est pourquoi il la rend délibérément complexe. Nous utiliserons cela contre lui. »
Leurs conversations devinrent leur nouvelle réalité. Il lui parlait des rapports de force à la Convention, de ceux qui haïssaient secrètement Robespierre – Tallien, Fouché, Barras. Elle, en analysant ses papiers, parlait à Julien de l'homme qu'il considérait comme son idole. Elle voyait à travers lui – ses peurs, ses complexes, sa cruauté.
Une nuit, épuisée à l'extrême, elle laissa tomber sa plume. Il la ramassa en silence et la lui tendit. Leurs doigts se frôlèrent. Ce n'était pas un contact fortuit. Ils se figèrent, se regardant, et dans ce silence, il y avait plus que dans toutes leurs disputes furieuses. Il voyait en elle non plus la comtesse ni l'ennemie, mais une alliée brillante et courageuse. Elle, non pas le bourreau, mais un homme qui avait trouvé le courage de regarder en face une erreur monstrueuse qui avait coûté des milliers de vies.
Il la voyait fondre à vue d'œil sous la tension et les nuits blanches. Il commença à prendre soin d'elle. Maladroitement, à la manière d'un soldat. Il la forçait à manger un morceau de pain, lui apportait une chope de vin. Un jour, en entrant, il la vit endormie sur sa table, la tête reposant sur ses bras. Il la couvrit délicatement de sa lourde cape d'officier.
Adeline acceptait ses attentions avec méfiance. Mais la glace dans son âme, formée par des années de haine, commença à fondre lentement, douloureusement.
Une de ces nuits, alors que le travail était momentanément mis de côté, il demanda doucement :
« Raconte-moi comment tu as survécu. »
Et elle raconta. Pour la première fois. L'incendie de la prison, la puanteur des taudis où elle s'était cachée, son premier faux document, créé avec des mains tremblantes de faim et de peur pour acheter une miche de pain. Il écoutait en silence, et son visage se pétrifiait, se transformant en un masque de douleur et de culpabilité.
Enfin, le travail fut terminé. Sur la table devant eux reposait leur bombe – une fausse liste d'« ennemis du peuple », dans laquelle, sur les conseils de Julien, avaient été inscrits les noms des membres les plus influents et les plus dangereux de la Convention.
Ils étaient assis en silence. Tout était prêt. Demain, tout devait se décider.
Il s'approcha d'elle et lui toucha doucement la joue. Dans son contact, il n'y avait ni la fureur ni le désespoir de la nuit précédente. Seulement une tendresse infinie et amère.
« Pardonne-moi, Adeline », murmura-t-il. « Pour tout. »
Elle ne recula pas. Elle leva la main et toucha la cicatrice sur son visage, laissée, comme il le lui avait raconté un jour, par un sabre autrichien.
« Le passé est mort, Julien. Maintenant, nous n'avons que demain. »
Il se pencha lentement et l'embrassa. Et ce baiser n'était ni une bataille, ni une punition. C'était une trêve. Une reconnaissance silencieuse et fragile que, malgré le sang, la haine et le mensonge, quelque chose de vrai était né entre eux dans cette pièce sombre, perdue au cœur de la terreur.