Sur le coup de huit heures du matin, Gaius Gazineau quitta le laboratoire clandestin d’Aequitas. Il s’efforça de recréer, sur son visage creusé, un fantôme de sourire à destination d’Hétaïre avant de passer la porte et de partir à grandes enjambées dans la direction du Centre de la ville. Hétaïre aurait voulu le retenir et le persuader qu’il y avait certainement une autre solution que d’aller se jeter de suite dans la gueule du loup. Elle se rendait compte que l’absence de son sujet serait finalement assez douloureuse et, peut-être plus encore que l’absence de 735, Gaius Gazineau et tout ce qu’il semblait savoir, tout ce qu’il avait vécu, tout ce qu’il était réellement, pèserait sur elle comme un amoncellement d’occasions manquées. Elle ne doutait pas qu’il fût devenu, après tout ce temps, un allié ; si elle l’avait mieux regardé, si elle avait mieux interprété ses silences, il serait devenu, à n’en pas douter, un ami.
Lorsqu’elle vit l’étrange silhouette, aperçue plus tôt ce matin-là, lui emboîter le pas, elle fut tout à fait convaincue que Gaius avait eu raison. Tandis que l’espion du Centre se concentrerait sur lui, elle aurait un peu de temps pour se glisser discrètement hors du laboratoire avant l’arrivée d’une éventuelle relève. Avant de quitter à son tour le laboratoire, elle vérifia qu’elle n’avait rien laissé de compromettant : les images du virus étaient dans son sac à dos, avec les échantillons qui lui restaient, serrés dans le petit compartiment réfrigéré. Elle avait vidé la mémoire du microscope électronique, en prenant soin d’effacer également les images générées auparavant par Aequitas ; c’était une manière comme une autre de remercier le mouvement pour le prêt de son laboratoire qui, elle en était sûre, serait fouillé, plus sérieusement cette fois, après son départ. Malgré la chaleur, elle noua l’écharpe de sa sœur autour de son cou, pour ne laisser paraître que le haut de son visage. Grâce à la teinture ses cheveux clairs étaient devenus noirs, ce qui modifiait considérablement son apparence, plus qu’elle ne l’aurait pensé.
Après un dernier regard sur la pièce, Hétaïre s’élança hors du laboratoire et courut jusqu’aux premiers immeubles qui pouvaient la dissimuler aux yeux d’éventuels espions. Elle se cacha sous un porche et attendit quelques minutes afin de repérer une silhouette du genre de celle qui suivait actuellement Gaius à travers la ville. En cette heure matinale, personne ne dépassa le porche ou n’apparut au coin de la rue. Hétaïre en conclut que l’on n’avait pas encore entrepris de la faire suivre elle aussi et qu’elle pouvait continuer sa route sans s’inquiéter pour le moment.
Désormais, elle pouvait se concentrer davantage sur sa destination. Les échantillons produits au Centre étaient transmis à trois cliniques pratiquant des inséminations. Par souci d’égalité, on organisait un roulement de telle sorte que, chaque semaine, les semences d’un donneur étaient attribués à une clinique différente. Celles de 735, ou plutôt de Gaius, étaient particulièrement réclamées.
Des trois cliniques, le choix d’Hétaïre se porta sur celle du Grand Est. Non seulement, c’était la plus proche, mais c’était également là qu’Edna effectuait souvent ses gardes le dimanche. Revoir son ancienne compagne n’enchantait pas Hétaïre, mais si elle voulait obtenir des informations sur les patientes ayant bénéficié des dons de Gaius, elle aurait besoin d’aide.
Après une bonne demi-heure de marche, elle parvint en vue de la clinique du Grand Est. L’entrée principale du bâtiment était inaccessible : des fourgons de police stationnaient dans la cour donnant accès au hall. Seuls les personnels soignants et les patientes pouvaient y pénétrer sur présentation d’un badge ou d’une ordonnance. Hétaïre frissonna en se remémorant les événements récents qui avaient amené l’établissement d’une telle surveillance. Elle entreprit de faire le tour du bâtiment pour trouver un accès réservé au personnel de la clinique : soit Edna était déjà rentrée, soit elle sortirait durant une pause. Hétaïre essayait de se convaincre qu’elle avait toutes les raisons d’attendre à cet endroit, mais, en vérité, il y avait des mois qu’elle avait quitté Edna, peut-être qu’elle ne travaillait même plus dans cette clinique.
Elle se tenait devant la grille de l’entrée des personnels, scrutant la porte, lorsqu’elle sentit quelqu’un lui agripper violemment le bras et l’entraîner avec autorité à l’intérieur de la clinique. Hétaïre n’osa pas protester, voyant qu’on la conduisait là où elle le souhaitait et craignant les intentions de la personne qui la maintenait si fermement. Ce ne fut qu’à l’intérieur qu’elle put tourner la tête et apercevoir le visage fermé de la doyenne Veluca qui ne daigna pas marquer de pause avec sa prise. Elle l’entraîna sans dire un mot dans un couloir du rez-de-chaussée jusqu’à un bureau dans lequel elle sembla la jeter. Hétaïre était blanche, sous le coup de la stupeur, ce qui n’empêcha pas Veluca, une fois la porte fermée, d’aboyer :
« Bon sang, mais qu’est-ce que vous foutez là ? »
Hétaïre avala sa salive, une action élémentaire qu’elle avait oublié d’effectuer durant la dernière minute et tenta de formuler une explication à la fois très éloignée de la réalité et convaincante.
« Je suis venue voir Edna, parvint-elle à articuler.
- Pas avec moi, Chafalos ! »
Veluca n’était pas une femme imposante, mais dans ses moments de colère, elle faisait trembler l’université toute entière. Hétaïre ne savait même pas ce qu’elle craignait le plus : qu’on la dénonce à la police, maintenant qu’elle était repérée, ou qu’on la laisse en compagnie de cette furie pour une durée indéterminée.
« Vous croyez quoi ? Qu’on ne m’a rien dit ? Je sais tout ! Vous vous êtes barrée avec votre sujet ! »
Hétaïre sentit sa propre colère lui monter à la gorge : c’était Veluca qui l’avait placée là, alors qu’elle savait que quelque chose de louche se tramait. Comment pouvait-elle lui reprocher d’avoir manqué à ses devoirs ? Ou même sous-entendre qu’elle avait voulu s’accaparer son sujet pour des motifs sentimentaux ?
« Il est infecté, s’entendit-elle répondre, hérissée à l’idée qu’on allait se montrer injuste à son égard. On lui a injecté une mutation du virus de la Grippe virile très agressive. Le virus est partout dans son sperme ! Je dois savoir ce que deviennent les femmes à qui on l’a donné ! »
Hétaïre n’aurait su expliquer comment ce phénomène pouvait scientifiquement se produire, mais elle eut l’impression de voir Veluca se ratatiner comme une vieille pomme sous ses yeux. Le dos de la flamboyante doyenne parut s’affaisser, ses jambes perdre de leur longueur ; elle pâlit et dut s’agripper au bureau à côté duquel elle se tenait debout, rigide, quelques secondes auparavant. Hétaïre ne put s’empêcher de ressentir, devant la déconfiture de son mentor, une légère satisfaction : le fait que Veluca la prenne au sérieux lui rappelait qu’elle avait toujours respecté cette femme apparemment insubmersible, parvenue au sommet de l’université grâce à un travail acharné et une authentique expertise. Veluca n’avait pas monnayé sa place ou intrigué pour l’obtenir, elle avait pour elle une légitimité inattaquable.
« Quand a-t-il contracté cette chose ?, demanda la doyenne, à voix basse. Le manque de précision qui entachait cette simple question révéla à Hétaïre la profondeur du trouble qui envahissait Veluca.
« Juste avant mon arrivée au Centre. C’est son ancienne Testiguard qui s’est chargée de l’injection. »
Hétaïre vit Veluca se voûter davantage. Elle décida de tout dire, convaincue qu’une telle surprise ne pouvait être feinte. Elle raconta tout, de la découverte du virus à son analyse, effectuée la veille ; elle montra les images obtenues avec le microscope électronique. Elle en dit cependant le moins possible sur les plans de Gaius, pour le protéger. Durant son récit, Veluca demeura silencieuse, mais ses yeux, à force de s’arrondir, semblaient manger son visage ; Hétaïre perçut également chez elle, au cours de son exposé, de légers tremblements nerveux qu’elle attribua davantage à l’effet de la colère qu’à la peur.
Lorsqu’elle eut terminé son récit, Veluca garda le silence encore quelques secondes, scrutant les images qu’Hétaïre lui avait données, cherchant visiblement la réponse à une question qu’elle ne souhaitait pas formuler face à son étudiante. Elle finit par redonner les images à Hétaïre, prit encore un moment pour se composer de nouveau un visage dur, déterminé. Mais c’était bien inutile, Hétaïre savait que si Veluca avait manifesté autant de faiblesse, c’était que la situation était grave, voire désespérée.
« Chafalos, finit-elle par déclarer, d’une voix chargée d’un infime tremblement, je crois qu’il faut que je fasse preuve d’un peu de franchise avec vous, avant de vous permettre d’examiner les dossiers des patientes. »
Hétaïre, interloquée, regarda Veluca s’installer sur la chaise qui se trouvait derrière le bureau sur lequel elle s’était appuyée un peu plus tôt. La doyenne retira ses lunettes, mais elle paraissait tout d’un coup bien plus vieille.
« Je ne vous ai pas recommandée au Centre par hasard. J’ai dû insister un peu même pour qu’ils vous prennent, vu les relations de votre sœur avec Aequitas. Cela les inquiétait un peu…
- J’ai bien vu que je ne plaisais à Kingsburg, s’empressa d’ajouter Hétaïre, espérant en savoir un peu plus sur le rôle que pouvait jouer le professeur auprès du Centre.
- En effet, acquiesça Veluca. Il ne peut pas vous sentir, mais c’est comme ça avec toutes les femmes qui ne jouent pas son petit jeu… Enfin, le fait est que je voulais que vous y alliez pour une bonne raison. Cela fait un certain temps que je n’y ai plus mes entrées, et en disant cela, Veluca serra les poings sans laisser aucune trace d’agacement apparaître pour autant sur son visage. En tant que chercheuse, je devrais pouvoir mener des entretiens avec les sujets en toute liberté, visiter les stocks… Désormais on me tolère à peine là-bas et, quand on me donne enfin l’autorisation de visiter les lieux, un chaperon me colle aux basques… Souvent, c’est ce caniche de Kingsburg d’ailleurs. »
L’image de Kinsgburg affublé d’un corps de caniche apparut à Hétaïre et lui donna un peu de baume au cœur.
« En tant que doyenne et directrice d’une unité de recherche en médecine reproductive, j’ai un droit de regard. Je m’en suis plainte au Ministère de la Préservation de l’Homme , mais on ne m’a rien répondu. J’en suis venue à me demander si on ne cherchait pas à me dissimuler quelque chose… Vous connaissant, je savais que si vous constatiez quelque chose de louche, vous ne pourriez pas vous empêcher de fouiner… »
Le ton de Veluca se durcit alors. Hétaïre aurait dû se douter qu’elle ne s’en sortirait pas à si bon compte.
« Mais vous barrer comme ça, sans m’informer de rien ! Vous auriez dû en référer auprès de moi ! Nous allons perdre un temps précieux à vous protéger. »
La sècheresse du ton adopté par la doyenne figea Hétaïre ; elle ressentit de nouveau le pic insupportable d’une injustice et répondit, tout aussi sèchement :
« Vous prévenir ? Comment ? Alors qu’on avait réquisitionné mon téléphone en arrivant pour éviter toute influence des ondes électromagnétiques sur le sujet ? J’ai la conviction que les messages que j’envoyais étaient lus et que nous étions bien plus surveillés qu’ils ne le laissaient penser. En plus, ajouta-t-elle plus fébrilement, j’ai communiqué ces échantillons infectés ! Je sais ce que je risque et ils me feront porter le chapeau ! La parole de 735 compte pour peu de choses, vous le savez bien, c’est un repris de justice. »
Veluca fronçait toujours les sourcils, visiblement peu convaincue par l’argumentaire d’Hétaïre. En réalité, Hétaïre savait qu’elle mentait autant à Veluca qu’à elle-même. Elle n’avait même pas songé à avertir la doyenne, elle avait « senti » qu’il fallait partir et on l’y avait poussée en ne lui mettant aucun bâton dans les roues. A la fin de son séjour au Centre, sa raison l’avait complètement quittée. Les retrouvailles avec elle étaient, il fallait bien l’avouer, douloureuses.
« J’ai les poings liés, déclara simplement Veluca. Vous êtes recherchée pour un crime majeur, même si je vous accorde que c’est un peu mollement. Je peux mener ma petite enquête de mon côté, mais mon influence ne suffira pas à vous sortir du pétrin où vous vous êtes mise. On va fonctionner autrement. »
Sur ce, Veluca alla ouvrir la porte du bureau et l’invita à la suivre. Elles remontèrent le couloir pour entrer dans une nouvelle pièce sur laquelle brillait une plaque de cuivre indiquant « Secrétariat médical ». Hétaïre y vit deux gros serveurs, qui stockaient localement les données de la clinique et un bureau auquel était assise une petite femme rousse qui pianotait vigoureusement sur le clavier de son ordinateur. Hétaïre rougit : Edna travaillait donc toujours ici.
Son ancienne compagne leva la tête et pâlit en la voyant.
« Qu’est-ce que tu fous là ?, lui demanda-t-elle sans ménagement.
Hétaïre commençait à se demander si, depuis sa fuite du Centre, toutes ses interactions sociales étaient désormais condamnées à commencer systématiquement par la même question. Elle ne pensait pas que son absence pût autant affecter ses proches ; il fallait croire que son retour intempestif parmi eux leur était d’autant plus désagréable. Elle n’eut, en tous les cas, pas le temps de répondre.
- C’est pas le moment de régler vos comptes, coupa Veluca. Doctoresse Rosellini, recherchez maintenant les résultats des fécondations sous échantillons du donneur 735. »
Edna s’exécuta avec mauvaise humeur, irritée aussi bien par la présence d’Hétaïre que par la tâche absolument indigne que l’on venait de lui confier. Elle n’avait pas soutenu une thèse pour vérifier des résultats médicaux. Quelques secondes après avoir lancé sa recherche, Hétaïre vit les yeux d’Edna se plisser face à son écran, elle semblait troublée.
« C’est bizarre, je n’ai rien depuis l’hiver.
- Comment ça « rien » ? demanda Veluca, excédée. Soyez plus précise, bon sang !
- Les receveuses n’ont pas donné de nouvelles, répondit simplement Edna. Le sperme n’a été attribué qu’à des femmes des Provinces méditerranéennes, elles vivent loin, peut-être qu’elles se font suivre là-bas…
- Les médecins du Sud doivent nous transmettre les résultats quoi qu’il arrive, répliqua sèchement Véluca. Ce n’est pas normal de ne pas avoir de nouvelles. Des messages de rappel ont été envoyés ?
- Oui, répondit Edna. Sans réponse.
- Depuis quand le sperme est-il attribué à des femmes venant d’une même région ?, demanda subitement Hétaïre. On est censé éviter ces regroupements, il y a un fort risque de consanguinité…
- En effet, c’est étrange, répondit Veluca.
- Une femme de la région a reçu un don de 735 récemment, intervint subitement Edna. Lia Boumeddiene. Elle vit à la frontière nord du Canton. Elle n’a pas donné de nouvelles non plus, ceci dit, conclut Edna. »
Veluca se retourna subitement vers Hétaïre ; elle bouillait intérieurement, c’était visible aux éclairs que semblaient produire ses yeux. Son agitation était communicative et Hétaïre sentit comme une décharge électrique lorsque Veluca posa sans ménagement sa main sur son épaule pour l’agripper et lui dire :
« C’est notre chance, nous n’en aurons pas d’autres. Vous partez pour la frontière nord tout de suite et vous examinez cette patiente chez elle. Il ne faut pas qu’elle rapplique en ville si elle est contagieuse.
- Pourquoi ne pas simplement l’appeler ? demanda Edna, visiblement très perturbée à l’idée de ne rien comprendre à ce qui se passait.
- Parce que la Clinique aussi est infectée, répondit simplement Veluca en lançant un regard appuyé à Hétaïre. Rosellini, dit-elle en se tournant de nouveau vers Edna, ce que vous venez de voir et d’entendre ne doit par sortir de ce bureau, c’est bien clair ? Il en va de l’avenir de votre amie.
- Bien sûr, répondit simplement Edna, l’air décidée. Mais il faudra penser à m’expliquer ce qui se passe un jour », ajouta-t-elle en lançant un regard accusateur à Hétaïre.
Celle-ci comprit qu’il lui serait difficile d’échapper à l’interrogatoire qui l’attendrait dès son retour en ville.
« Avant de partir, prenez ça. »
Veluca lui tendit à son tour un nanodossier de couleur verte.
« Tout ce que vous mettrez là-dessus me parviendra directement via un canal sécurisé. Effacez toutes vos traces numériques et prenez-en soin, ça coûte cher ces babioles et c’est le seul que j’ai. Maintenant, videz les lieux et soyez discrète. »
Hétaïre reprit son sac à dos, remit son écharpe absurdement chaude et s’apprêtait à quitter le bureau lorsqu’elle se ravisa et courut jusqu’à Edna. Elle l’étreignit avec toute la chaleur dont elle était capable et elle fut heureuse de constater que celle-ci la serra également dans ses bras en lui murmurant :
« Fais attention à toi »
Puis, elle s’enfuit, les larmes aux yeux.