Vendredi 21 mars 2064
Je n’ai pas dormi de la nuit. Seul dans mon lit - merci à Manon qui est restée toute la soirée avec nous, m’empêchant de me rapprocher d’Iris - je me suis joué et rejoué le scénario d’aujourd’hui. Iris et moi, on se donne rendez-vous à 15 h devant l’agence. Puis elle va se cacher dans la voiture. Je patiente, le temps que Sevestre arrive ou m’appelle. J’attends son signal, et selon les témoins présents, on rentre séparément ou à deux. On se rejoint d’une manière ou d’une autre dans la salle de la chronomachine, on utilise le code que nous a calculé Manon, une autre variante de ceux utilisés par Iris et Goff à l’époque, afin d’arriver plus tôt qu’eux. Et on y va. Iris pourra s’intercepter elle-même et je me soucierai de ce porte-clés de malheur. Il ne faudra pas que Gabin du passé me voie, mais c’est un détail.
Et voilà, je l’ai encore fait. Je me suis repassé le plan. Je grogne longuement, m’extirpe de mon lit et titube jusqu’à la cuisine, où je me prépare un café bien serré. Je peine à ouvrir les yeux mais j’arrive à lire qu’il est onze heures passées sur l’horloge du four. Je me suis réveillé par intermittence, et mon manque de sommeil m’a forcé à une grasse matinée comme je n’en avais plus connu depuis l’adolescence. Mon téléphone sonne. Je fouille sur ma table basse et le trouve enfin.
— Allô ?
Je regrette ma voix pâteuse et mon ton dans le coaltar, c’est forcément Iris. Sauf que non.
— Bonjour, dit Maman. Je te dérange ?
— Hmm… non, ça va. Quoi de neuf ?
— Justement, je viens aux nouvelles. Tu es devenu agent du temps, et puis plus rien. J’attendais ton appel. Tu ne vas pas nous raconter comment ça se passe, dans ton nouveau travail ? Ton père s’inquiète.
— Pfff… le temps passe lentement. J’ai eu quelques affaires à traiter, mais pas tant que ça. Dis-toi que je suis un peu comme un flic. C’est pas bien différent.
— Vraiment ? C’est pas une raison pour ne pas nous mettre au courant. Plus jeune, tu rêvais de travailler dans ce métier. Tu regrettes ?
— Non, non… J’ai sauvé deux femmes, un homme et plein de chats.
— Ah bon… et ça paie bien ?
— Mieux que j’ai jamais été payé, je vais pas me plaindre. Et… j’ai rencontré une fille sympa.
Ça sert à rien, tout ça. Le temps va être réécrit, cette conversation va disparaître. Mais j’ai envie de lui parler d’Iris.
— Allons bon. Tu es en couple ?
— Euh… pas exactement. Ça veut dire quoi, « allons bon » ?
— Je ne sais pas, soupire-t-elle. J’ai eu beaucoup de faux espoirs en te voyant au contact de filles. Je me suis rendu compte que tu préférais les jeter comme de vulgaires mouchoirs usés. Je n’ai jamais aimé la façon dont tu les traitais, je n’ai pas l’impression de t’avoir éduqué ainsi.
— Tu n’as jamais vu comment je les traitais. Tu as seulement remarqué que je ne restais pas longtemps avec elles et tu as considéré que c’était de ma faute. C’étaient des plans… réguliers. Je n’y peux rien si je ne me suis jamais attaché à aucune d’elles.
— Tu n’as jamais essayé.
— Je n’ai pas à avoir à essayer. Avec Iris, ça vient tout seul. C’est pas comme ça que c’est censé fonctionner ?
Un silence accueille ces mots.
— Tu voudras que je la rencontre ? demande-t-elle.
Elle me teste, je le sais, mais si je réfléchis vraiment à la réponse, je réalise qu’elle est… inhabituelle. Pour la première fois, oui. Je l’aurais bien présentée à mes parents. Pas que ce soit simple, maintenant qu’ils vivent en Floride, mais… je ne sais pas si c’est l’éventualité qu’Iris les connaît peut-être déjà, ou encore celle que finalement, elle m’a déjà si bien compris qu’en savoir un peu plus ou un peu moins sur moi ne changerait pas grand-chose. Mais elle fait partie de mon monde comme personne avant elle.
— Oui.
Désolé, Maman. Tu ne la rencontreras pas. Pas dans cette ligne de temps.
— Je vois. Et… tu ne te fais pas des idées ? Elle t’aime ? Elle ne te brisera pas le cœur ?
Il est bientôt midi, en fait. Je me fais des tartines, le téléphone coincé contre l’oreille. Je ne vais pas déjeuner chaud. Plus on discute d’Iris, plus j’ai envie de lui parler, de la voir. Avant tout ce qui se profile.
— Je ne sais pas. Je crois qu’elle m’aime. J’espère qu’elle ne me brisera pas le cœur. On verra bien.
J’étale la confiture dans le silence. Je mords dans une tartine, puis l’engloutis en trois bouchées. J’enchaîne. J’ai faim, et je veux en finir rapidement. Je vais appeler Iris.
— Comment vas-tu, Gabin ? s’inquiète ma mère.
Et là, je prends conscience de quelque chose. Mes parents tels que je les connais ne seront plus les mêmes dans l’autre ligne de temps, et j’ai peut-être intérêt à les écouter et leur accorder un peu d’attention. Même s’ils appellent plus souvent pour parler de la pluie et du beau temps dans nos pays respectifs, ils se soucient de moi. Et je suppose que l’histoire de nos conversations n’est pas la même, selon que j’ai décroché le métier de mes rêves en sortant du lycée ou que j’ai aligné les petits boulots mal payés et les conquêtes sans aucune relation sérieuse. Mes futurs parents n’auront pas souffert de me savoir en galère dans la vie. Mais cela signifie également qu’ils ne sauront pas ce que j’ai traversé. Ils auront ça en moins. J’aurai ça en plus. Est-ce que je dois le regretter ?
— Gabin ?
— Oui… je vais bien. Tu sais, dans pas si longtemps, ni toi ni Papa n’aurez à vous inquiéter pour moi. Je vis ma vie comme je l’entends. J’aime une fille qui m’a dit que j’étais un survivant. Je m’en sors pour la première fois. Et je n’ai pas l’intention d’oublier d’où je viens.
Un silence ému s’installe. Je sais qu’elle aime ce que je viens de dire, parce que sa voix reprend sur un ton différent.
— Tu veux parler à Papa ?
— Oui, passe-le-moi.
Un léger silence, quelques claquements et frottements, puis la voix grave de mon père retentit dans le combiné.
— Salut, fiston.
Je déglutis, un peu embarrassé par les mots que je viens de prononcer mais, d’une autre manière parce qu’on est tous différents, je dis la même chose à mon père. Nous parlons une bonne demi-heure de tout et de rien, de choses abstraites censées décrire mon nouveau métier d’agent du temps, des filles et d’une en particulier, de missions dangereuses, de revenus fixes.
Quand je raccroche, il est passé midi. J’ai fini de manger et je suis à deux doigts de me ronger les ongles. Je trouve le numéro d’Iris dans mon téléphone et j’appelle. La première sonnerie me paraît déjà longue. La deuxième crée un spasme régulier dans ma jambe. À la troisième, j’ai compris, je ne sais comment, qu’elle pourrait ne pas décrocher. Toutes celles qui suivent me l’enfoncent dans le crâne à coups de marteau. Pourquoi n’est-elle pas joignable ? On a dix ans à réécrire dans trois heures. Plein d’espoir, j’attends jusqu’à entendre le répondeur automatique. Je raccroche, réfléchis. Elle est peut-être occupée. Si je la rappelle tout de suite, ça va faire lourd. Mais si je ne la rappelle pas, je vais m’ennuyer, et je ne veux pas m’ennuyer avec tout ça dans la tête. En plus, elle est probablement dans la même situation que moi.
Je fouille mes poches à la recherche du petit papier, celui sur lequel elle a marqué son adresse. Celui que je n’ai pas vraiment besoin de consulter, parce que j’ai une mémoire surentraînée et que cette information ne s’effacera jamais des cases bien rangées de mon cerveau.
Allez. Pour cette belle fin du monde ensoleillée, je vais me rendre à dix minutes d’ici à pied et compter les fenêtres pour deviner son étage. Si elle ne veut pas de moi avant l’instant T, je m’en irai.
La marche me soulage un peu et je me contente d’observer le paysage sans que les pensées ne m’assaillent trop. Je suis content d’avoir parlé à mes parents, un peu de poids s’est libéré de mes épaules. Les commerçants du marché rangent leur marchandise dans les camions. Les passants passent. Les bus s’arrêtent et repartent. Une dame âgée rentre chez elle, accompagnée d’une jeune femme avec des sacs plein les bras. Deux enfants font la course sous l’œil presque serein de leur père. Je marche vite, mais je vois tout ça. Tous ces gens partagent avec moi cette ligne de temps. Nous avons cela en commun. Ce qui nous différencie, en revanche… c’est que pratiquement aucun d’entre eux ne sera impacté par la réécriture. Peut-être les infirmiers et médecins qui se sont occupés de moi le jour de mon accident. Les malades pris après moi aux urgences parce que mon état était grave. Ceux qui auraient eu leur rendez-vous de rééducation à ma place. Ceux que j’aurais sauvés avec Iris, avec mes méthodes bizarres, et qui ont finalement été sauvés par Jensen, conventionnellement. Tous ceux que Goff a impactés après 2054. Des vies ont changé. Peu de vies, comparé au reste du monde. Toutes les lignes de temps se valent. Je ne regrette rien. Certainement pas ce soleil qui me réchauffe le dos et me pousse vers l’avant, en tout cas. C’est le même qui m’accueillera de l’autre côté.
La porte de l’immeuble d’Iris s’ouvre et quelqu’un en sort. Pas Iris. Dommage. J’en profite pour passer et pénètre dans la cour. Deuxième étage, probablement. Je reviens dans le hall et lis les noms. Davenport. Je sonne.
Silence. Je fais quelques pas dans un sens, dans l’autre. Elle ne peut pas ne pas être là, on doit modifier le temps dans moins de trois heures.
Silence encore. Elle est déjà sortie ? Peut-être qu’elle est allée me retrouver chez moi. On se serait croisés. Je retourne dans la cour, lève la tête vers sa fenêtre fermée. Aucun mouvement.
Silence toujours. C’est impossible. Je sors mon téléphone, l’appelle à nouveau. La tonalité est lente et mon cœur décide de calquer deux ou trois battements sur chaque sonnerie. Je suffoque, ici. Iris n’est pas chez elle.
Je pars brusquement et essuie la sueur sur mon front. Si elle reste injoignable, comment on va faire ? Je ne peux pas y retourner sans elle. Je ne peux pas lui infliger ça. Elle oublierait tout. Enfin… tout ce qu’on a vécu ici. Ce n’est pas rien. Je n’ai pas protégé tous ces instants entre nous pour que sa mémoire soit effacée comme ça, bêtement…
L’espace d’une seconde, j’envisage d’appeler Jensen, mais je repense à ce qu’il a dit hier et je me refuse à l’embêter avec ça. Iris sera probablement à l’heure au rendez-vous et je m’inquiète pour rien. Après tout, je ne sais rien d’elle. Peut-être qu’elle prend des cours particuliers de…
Sur un coup de tête, je rentre chez moi. Manon doit être dans son appartement, elle. Elle saura peut-être quelque chose. Je me presse, l’angoisse m’étreignant la cage thoracique. Ma main dans ma poche, un peu moite, serre mon téléphone. On ne sait jamais, elle pourrait appeler. Et j’aurais l’air con, je devrais arriver à calmer ma respiration, à stabiliser ma voix et lui dire, tout simplement : « Alors, pas trop stressée ? ». J’irais alors changer mon t-shirt trempé à la maison avant de passer à l’agence, et elle n’en saurait rien. Mais mon téléphone ne vibre pas. Je suis seul avec mes pensées, et ça me tue.
Je grimpe les marches quatre à quatre et sonne à la porte de ma voisine. J’entends des pas qui approchent, lents. Je sonne encore.
Manon ouvre la porte et me regarde, sourcils levés.
— T’es pressé. Qu’est-ce qu’il y a ?
Je plisse les yeux.
— Tu sais pas où est Iris ?
Elle hausse les épaules.
— Non. Pourquoi, elle a disparu ?
Sa main droite, sur le cadre de la porte, a l’air drôlement contractée, comme si elle avait les muscles tendus. Son visage est complètement indifférent, ou fait semblant de l’être.
— Hier, on s’est séparés à la sortie du bar. Tu sais pas si elle est rentrée ? Tu n’as pas été la voir ?
— Non.
Son regard, accroché au mien, ne cille pas. Pas du tout. J’attends plusieurs secondes. Elle ne cligne pas des yeux. Elle me ment.
— Manon, tu lui as fait quelque chose ?
— C’est pas l’envie qui me manquerait, dit-elle en soupirant avant de lâcher le chambranle et de rentrer dans son appartement.
Je la suis et ferme la porte derrière moi. Son attitude est louche.
— Elle est pas chez elle et ne répond pas à son téléphone. On a deux heures et demie avant le rendez-vous. Tu n’as pas le moindre petit indice ?
— Tu pourrais toujours y aller sans elle, suggère-t-elle l’air de rien.
— MANON !
Je lui empoigne le bras et la retourne brusquement pour lui faire face. Elle se fiche de ce que je lui fais. Elle me détaille avec un calme surprenant. Elle n’a pas peur, et surtout, elle n’est pas surprise par ma réaction.
— Iris n’a pas besoin de t’accompagner, poursuit-elle, une moue capricieuse sur le visage. Toi, tu as compris que la chronoénergie devait disparaître. Même ton barman l’a compris. Mais pas Iris. Je sais que pour elle, la chronomachine devait rester opérationnelle dans l’ancienne ligne de temps. Il n’y a que toi qui as fait l’effort intellectuel de réfléchir à toutes les options, et qui as évolué dans ta mentalité. Il n’y a que toi qui devrais savoir ce qui a été dans cette ligne-ci. Iris voulait encore annuler les expériences de mon père.
— « voulait » ?
Manon hausse encore les épaules. Les miennes s’affaissent et je la lâche. Une douche froide vient de me tomber sur la tête, l’eau glacée dégouline le long de mon corps. Je crois que mon sang est en train de s’échapper vers mes pieds, lentement, m’empêchant de penser. Je vais tourner de l’œil. Iris voulait annuler…
— Qu’est-ce que tu lui as fait, Manon, murmuré-je d’une voix blanche.
Elle ne prend plus la peine de répondre. Elle ne bouge pas non plus. Je l’attrape d’une main sur son chemisier, de l’autre au cou. Je l’étranglerais bien, mais je ne pourrais pas aller jusqu’au bout. Je la plaque seulement contre le mur le plus proche, ressentant le besoin d’entendre son dos claquer, de la sentir manquer de souffle. Je veux qu’elle souffre, parce qu’elle vient d’avouer quelque chose que je ne veux pas imaginer une seule seconde.
— Dis-moi que tu ne l’as pas tuée ! m’écrié-je. Dis-moi que tu ne l’as pas torturée avec tes petits outils à la con et tes drogues, et tes…
Le visage de Manon est imperturbable. Elle reste immobile, elle ne se débat pas, elle me fixe seulement de ce regard neutre et insensible. Elle est prête à mourir en cet instant, pour ses convictions. Elle sait que ce n’est que temporaire.
— Je n’aurais pas torturé Iris, dit-elle en crachant son prénom comme un venin. À quoi bon ? Tout ce qu’il y a à savoir est su.
Je m’entends comme de l’extérieur de mon corps lâcher une respiration hachée, saccadée comme des sanglots. Comme des sanglots… mes joues me chatouillent, mon menton goutte. Je repousse Manon une fois de plus contre le mur.
— POURQUOI ! POURQUOI tu as fait ça ? J’allais la convaincre, et même sans ça, la disparition de la chronoénergie était irréversible ! Elle était inéluctable ! Où est-ce que tu l’as enfermée !
Elle encaisse chaque projection de son corps contre le mur avec un petit bruit de souffle coupé, complètement imperméable à mon état pitoyable. Je la lâche, j’arpente son appartement, j’ouvre toutes les pièces en hurlant, en grognant comme un animal. Ce n’est plus bien différent, maintenant. Et je n’en ai plus rien à faire.
Je me laisse tomber avec abrutissement dans son canapé, les yeux dans le vide. Elle a tué Iris. Elle a tué Iris… Elle a tué…
Manon s’approche de moi, s’assoit à côté de moi et ajoute un autre morceau d’argument de fanatique à la longue liste qu’elle me débite depuis tout à l’heure, depuis des jours même.
Je l’attrape au visage, lui compresse les joues, l’approche de moi en appuyant comme un fou, laissant dans sa peau la trace de mes doigts.
— Donne-moi une bonne raison de ne pas te tuer, vociféré-je, les dents serrées.
Elle essaie de parler. Je la lâche et dans un effort insurmontable, me retiens de la pousser violemment en arrière au niveau des côtes.
— Tu peux le faire, si ça te soulage. Je ne veux pas d’une vie manipulée.
— Et celle d’Iris, tu ne l’as pas manipulée, peut-être ? Et la mienne, quand tu m’as tué quatre fois ?
Je sens la haine déformer mes traits et m’amener à un rien de commettre l’irréparable sur Manon. Ce ne serait pas irréparable pour elle. Tout comme elle n’a aucun remords après avoir infligé ce qu’elle a infligé à Iris, car elle sait que ça non plus, ce n’est pas irréparable. Iris n’est pas morte. Quand j’aurai annulé l’annulation, personne ne sera mort.
Mais c’est pour moi que ce sera irréparable. D’avoir tué Manon si je craque. D’avoir vécu dans un monde où Iris n’était plus. D’avoir traversé ces dix ans dans une nouvelle solitude, celle d’une ligne de temps oubliée par tous ceux que je côtoie. Manon m’a fait ça. Elle a osé me faire ça.
Complètement abattu, je me lève.
— Ce ne sera pas pardonné, murmuré-je alors que mes larmes coulent abondamment. Tout le mal que tu as créé sur cette Terre ne sera pas oublié. Tu es une personne méprisable. Et tu en es fière. Tu me dégoûtes.
Elle inspire et expire bruyamment, avec lenteur. Puis elle se lève à son tour et, sans s’approcher de moi, elle me dit :
— Iris, elle, aura oublié le mal que je t’ai fait.
Nous nous regardons dans les yeux un instant. Avec cette assurance qu’elle a toujours eue et qui n’est pas méritée, elle ajoute :
— Maintenant, casse-toi.
Je suis entré dans cet appartement sans savoir ce qui m’attendait, avec une naïveté d’enfant. J’en ressors brisé, le dos courbé, les bras ballants, le visage crispé en une grimace de souffrance indicible. Manon referme la porte derrière moi. Rien n’a de sens en cet instant. Je pourrais y retourner et la tuer. Je pourrais l’attacher et la faire souffrir. Je pourrais la dénoncer aux autorités, je pourrais lui faire cracher où elle a caché le corps d’Iris. Elle ne me le dirait pas. Iris n’existe plus. Et je ne fais rien pour la venger.
J’ouvre mon logement, m’y enferme. Je tombe à genoux au sol et je pleure tandis que mon cerveau lutte pour ne pas imaginer ce qui a pu se passer, comment cela s’est passé. Pour ne pas concrétiser ses derniers instants sous la forme d’un film mental forcément erroné. Je n’ai pas été là pour elle. J’aimerais tellement pouvoir faire quelque chose.
Je commence à vider mes poches de tous les morceaux de papier qui y traînent depuis que je voyage dans le temps. Je les lis, et je reconnais les codes utilisés pour chaque annulation. La sensation de deuil m’a fait oublier que c’était encore faisable. Que je pouvais encore la sauver. Iris a-t-elle craqué comme je suis en train de craquer en cet instant, avant d’empêcher ma mort à plusieurs reprises ? J’en doute. Du moins l’a-t-elle fait dans un moment qui s’y prêtait. Moi, je me morfonds alors qu’il reste à peine plus de deux heures avant la réécriture. Je pourrais employer ce temps plus intelligemment.
Je me relève, essuie mon visage et glisse mes mains en coupe sous les morceaux de papier pour les lâcher plus loin sur la table basse, devant laquelle je m’assois. Je les lis un à un et les ordonne.
J’ai nourri les oiseaux dans la cour d’Iris. Parti le 14 mars pour le même jour.
On a coffré le tueur de chats. Partis le 14 mars pour le 12 mars.
J’ai fait fuir le stalker. Parti le 15 mars pour le 14 mars.
J’ai annulé le meurtre de Maxime. Parti le 18 mars pour le 13 mars.
Et enfin, j’ai effectué la mission pour Goff. Parti le 19 mars pour le 12 mars.
Cinq voyages dans le temps. On est le 21 mars. Ça fait à peine une semaine que j’ai commencé à bosser là. J’ai l’impression que ça fait un mois. J’ai l’impression que je connais… connaissais Iris depuis beaucoup plus longtemps que ça.
Fébrilement, je fais glisser les petits papiers les uns à côté des autres, comme un fou qui croirait lire dans tous ces chiffres une solution miraculeuse. Je ne suis pas expert en chronoénergie. Je dois utiliser l’un de ces codes pour retourner dans le passé, parce que la seule autre personne capable de m’en calculer un, c’est Manon, et elle ne doit pas savoir que je compte partir pour la grande réécriture avec Iris malgré tout. Je sais que je peux altérer l’un des derniers chiffres de la série pour obtenir un horaire légèrement différent de celui déjà utilisé. Je ne veux pas me croiser.
Dans les dates de destination, le plus récent reste le 14 mars. C’est trop loin. Je ne peux pas retirer Iris de cette ligne de temps, ça casserait tout. Et retourner au 12 mars pour parler au moi du passé qui vient du 19 sans impacter l’échange réussi avec l’autre moi du passé qui venait du 14 relèverait du miracle. Je ne veux pas aller par là. Tout agent du temps qui se respecte évite une imbrication de lignes de temps aussi complexe. Il ne me reste donc plus qu’à… mettre la main sur un autre code.
J’extirpe mon téléphone de ma poche et cherche le numéro de Jensen sur internet. Je trouve plutôt un moyen de le contacter par messagerie instantanée sur un réseau social, ce que je fais en espérant qu’il me lira vite.
Une heure plus tard, je n’ai plus d’ongles et j’ai ressorti ma plus grosse peluche, une baleine, pour la serrer dans mes bras en attendant que le temps passe et me libère de son horrible emprise sur moi. C’est là que Jensen appelle.
— Tout va bien, Gabin ? De quoi tu voulais me parler ? Vous devez y aller dans une heure, non ?
— Oui. Enfin, je dois y aller. Manon a tué Iris.
Un silence accueille mes mots. Je sais que je suis cash et j’aurais mieux fait de déguiser la véritable raison de ma demande, mais il se serait douté de quelque chose et le temps presse.
— Tu en es sûr ? murmure-t-il.
— Je suis désolé. J’ai confronté Manon, je cherchais Iris partout, et elle… elle a été plutôt claire, même si elle ne l’a pas dit. Elle n’a pas nié.
— Tu… Manon est…
— Je ne lui ai rien fait, si c’est ce qui t’inquiète. Je l’ai juste malmenée. Mais c’est pour ça que je t’appelle. J’ai besoin de ton code pour la chronomachine, celui que tu as utilisé hier matin. Celui de la perte de l’objet précieux.
— Je suis revenu au 19 mars, répond Jensen. En quoi ça va t’aider ? C’est beaucoup trop loin…
— Pas si je te charge de me transmettre un message. Peu importe à quelle date tu es revenu, en réalité, tant que ton retour le 20 mars se fait suffisamment tôt pour que mon moi du passé puisse partir sur-le-champ avec Iris sans être empêché par le gouvernement. À moins que tu puisses avertir Iris de ce qui l’attend, pour que le rendez-vous d’aujourd’hui se fasse comme prévu. C’est comme tu veux.
Je me demande si Jensen pleure, ou s’il est en train de faire son deuil d’Iris, car il ne répond pas. Un long silence s’installe, mais je l’entends respirer. Alors j’attends. Au bout de plusieurs dizaines de secondes, il dit :
— Est-ce que c’est vraiment nécessaire ?
— Que… qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je suis vraiment désolé qu’Iris soit là où elle est. Mais je ne suis pas sûr que la ramener pour faire le voyage soit si important. Pas à ce stade.
— Je ne comprends pas, dis-je troublé. Au contraire, c’est super important. Elle oublierait tout. Elle oublierait…
— Réfléchis-y, souffle doucement Jensen. C’est beaucoup de risques, pour au final qu’aucun de vous deux ne sache ce qui s’est passé le 20 mars. Vos découvertes, ton passage au Sablier et la soirée au bar… des choses ont été dites. Vous ne devez pas commettre la même erreur deux fois. L’avenir de la chronoénergie en dépend. Si tu passes par le 19 mars pour me laisser ton message, je devrai vous faire partir plus tôt que prévu. Tout ce qui est arrivé à partir du 20 au matin va disparaître. Je ne le recommande pas, et c’est mon expérience qui parle. Alors… je t’en prie, réfléchis avant de prendre cette décision.
Je me crispe. Je sais qu’il a raison, mais je n’arrive pas à envisager la seule solution que Manon m’a laissée, partir sans Iris. Je n’arrivais déjà pas à m’y faire lorsque j’ai appris qu’elle n’était plus de ce monde. Alors maintenant que je sais que je pourrais y remédier…
— Je t’envoie mon code par SMS. Je compte sur toi pour faire le bon choix. Au revoir, Gabin.
— Au revoir…
Jensen raccroche. Quelques instants plus tard, je reçois le code associé à la date et l’heure de son retour, ainsi qu’une suggestion de variation afin que j’arrive un peu avant lui.
Ma montre indique 14 h 45. J’ai encore un peu de temps. Juste assez pour une dernière chose. J’appelle Fiona Weber. J’avais gardé son numéro, tout comme celui de Lucile, afin de procéder au retrait de l’arme. Sauf que je ne l’ai pas fait. J’avais un peu de marge, je voulais me changer les idées en traitant une autre affaire, et rapidement, la mission de Goff a suivi. Ma négligence m’arrange bien.
— Allô, madame Weber ? C’est Gabin, l’agent du temps que vous avez rencontré.
— Oh, bonjour. Vous venez prendre des nouvelles ? C’est un peu tôt, nous n’en sommes encore qu’aux préparatifs.
— Euh… pourquoi, Lucile part ?
— Ce n’est pas encore officiel, mais elle va s’installer chez moi quelque temps. On anticipe l’absence de Maxime pour faire le déménagement du strict minimum. Je ne sais pas comment vous remercier.
— Eh bien, moi, je sais. Je dois récupérer votre arme.
— Ah, je me demandais quand ça viendrait. J’hésitais à venir la déposer à l’agence.
— Vous avez bien fait, je vais m’en occuper. Vous êtes disponible dans la demi-heure ?
— Euh… si c’est pressé, oui, je peux…
— Ça m’arrangerait beaucoup.
— Très bien. Je peux venir à l’agence, dans ce cas.
— Plutôt au rond-point juste avant, si ça ne vous dérange pas.
— D’accord… dites-moi, vous avez des ennuis ?
J’hésite à répondre. Ça s’est entendu, je suppose. J’essaie de garder la face.
— Non, pas du tout. C’est juste plus simple pour moi, c’est sur mon chemin. Je ne repasse pas par l’agence immédiatement.
— Très bien. À tout de suite.
— Merci, à tout de suite.
Ce n’était pas un « très bien » convaincant. Elle se doute qu’il se passe quelque chose d’étrange, mais c’est le cadet de mes soucis. Je sais que c’est louche, une requête pareille. Si j’avais le temps, j’aurais fait les choses différemment. Et puis, l’arme n’est qu’une sécurité. Je ne veux pas qu’on puisse se mettre en travers de mon chemin. J’espère ne pas avoir à m’en servir.
Le cœur lourd, je verrouille mon appartement et me rends à mon double rendez-vous. Je me souviens de ce jour, il y a une semaine environ, où j’empruntais ce chemin avec une angoisse de mourir un peu ridicule. Aujourd’hui, je risque beaucoup plus et pourtant, je me sens invincible. Ma détermination est à toute épreuve. Ce n’est pas parce que je suis en route pour m’armer. Je ne suis pas sûr que le pistolet ait une grande influence sur mon moral et sur ma volonté d’aller jusqu’au bout. Non, c’est autre chose. L’idée que j’en suis à un point de non-retour.
Personne d’autre que moi n’a la possibilité de sauver Iris et de rétablir l’équilibre que la chronoénergie perturbe. Je crois enfin que je peux faire autre chose de mes dix doigts que de réécrire l’histoire différemment, de vivre dans le passé. Je n’ai jamais été fait pour être agent du temps, personne ne l’est. Ce métier ne devrait pas exister. Je n’ai simplement pas encore trouvé ma voie.
Le rond-point s’avère plus fréquenté à cette heure que je ne l’avais anticipé. Il faudra rester discret.
Quand Fiona arrive, j’avance jusqu’à une place de parking dans la rue non loin de là et l’attends. Elle se gare, ouvre la fenêtre côté passager et me tend un sachet en carton qui ressemble à ce qu’on utilise pour cacher de l’alcool qu’on veut consommer dans la rue.
— Tenez, dit-elle. Il y a tout, la licence et… l’objet. J’y ai même mis les munitions que j’avais en réserve, je suppose que ça devrait rester ensemble.
— C’est parfait.
Fiona s’apprête à repartir, mais avant de fermer la vitre, elle ajoute très vite :
— Personnellement, je dois utiliser mes deux mains pour abaisser la sécurité, le ressort est un peu fort. Bonne journée.
Elle remonte la vitre et s’en va aussi vite qu’elle est venue. Mince, j’ai vraiment l’air de préparer un truc sérieux pour qu’elle m’explique ça. Tant pis, ça pourrait s’avérer utile.
Un homme sort par une porte cochère que je m’empresse de rattraper avant qu’elle ne claque et je me faufile à l’intérieur. En vitesse, j’ouvre le sachet et je regarde dedans. Un pistolet, une petite boîte transparente pleine de balles à bout pointu, et d’épais papiers pliés une fois ou deux de trop. Je sors l’arme, la soupèse et j’ouvre mon gilet. Où est-ce que je peux la caler ? Dans mon pantalon ? Il n’y a que dans les films d’action que faire dépasser un flingue dans son dos en ramenant le tee-shirt par-dessus n’est pas ultra voyant. J’ai une petite poche intérieure dans mon gilet, pas assez grande pour accueillir tout le pistolet, mais suffisamment pour y glisser le canon et ne laisser dépasser que la crosse. Je maintiens l’arme et ferme mon gilet. Ça fait une bosse, mais une bosse uniforme. C’est très désagréable mais pas très visible. Ça ira pour cette fois. Je froisse le reste du sachet et le fourre dans une poche.
Une femme sort de l’immeuble et me croise en se dirigeant vers la porte cochère. Elle me jette un coup d’œil désintéressé et passe son chemin. Bon, elle n’a pas hurlé en fuyant, c’est déjà ça. Je suis prêt. Et il est 15 h 20.
Dans les dix minutes qu’il me reste, je reprends le chemin de l’agence et, l’air beaucoup trop suspect, je me dandine comme je peux, l’arme collée à la poitrine, jusqu’au lieu du rendez-vous, au pied de cette tour de verre reflétant le ciel qui a hanté mes nuits d’ado. Je lève la tête et détaille l’architecture du « cornichon nacré », comme l’appelait Robin dans le temps. À une période, je m’étais même mis à le dessiner, et j’étais presque devenu bon à ça, même si mes talents d’illustrateur laissent à désirer. Puis j’étais passé à autre chose. Imaginer l’allure de la machine, fantasmer sur une rencontre avec un expert, avec un agent du temps même. Sur un entretien chez eux qui aboutirait de la manière qu’il a abouti la semaine dernière. J’ai de la chance, je crois. J’ai été au bout de mon rêve, peu importe le nombre d’années que ça m’a pris. Et même s’il n’aura pas duré longtemps, je peux dire que j’ai atteint cet objectif-là. Je peux maintenant me trouver un nouveau rêve, plus accessible peut-être, mais surtout plus sain. Et je peux me contenter d’y croire, sereinement. Sans qu’il ait jamais vraiment besoin de se réaliser.
— Orsoni ? Vous voulez bien me suivre ?
Un type que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, en costume noir et l’air pas commode, me fait signe de lui emboîter le pas. J’aperçois une voiture plus loin s’éloigner. Vitres teintées. Nous nous dirigeons vers l’arrière du bâtiment, où un autre gars costaud nous attend. Discrètement, il nous fait entrer.
— Dépêchez-vous. Vous avez le code pour retourner au 19 mars ?
— Oui, je l’ai dans ma poche.
J’en ai deux, en fait. Celui pour récupérer Iris et celui de la grande réécriture, que je fournirai à Jensen du passé pour qu’il nous fasse partir. Je n’ai qu’un trajet à effectuer et le reste de la ligne de temps se déroulera d’elle-même.
— Donnez-le-moi.
— Pardon ?
Il tend la main, paume vers le haut. J’ai chaud, d’un coup.
— Je vous le rendrai à la machine, c’est juste une précaution. Ce sont les ordres.
Il agite tous ses doigts pour me hâter. Je m’empresse de fouiller dans ma poche et j’en sors les deux papiers. Lequel lui donner ? J’hésite, et je finis par choisir celui que m’a envoyé Jensen, que j’ai noté et qui n’est plus dans mon téléphone. Je l’ai supprimé au cas où on voudrait me fouiller. Je fais mine de froisser l’autre comme s’il ne servait à rien et je le remets dans ma poche.
— Bon. Vous restez derrière nous et vous…
Il met soudain un doigt sur sa bouche tandis que l’autre m’attrape et me tire en arrière. Je perds l’équilibre et manque de m’étaler par terre, mais il me plaque contre le mur et je m’y appuie, évitant la chute. Dans l’escalier résonnent des pas. Une femme habillée un peu comme eux, à peu de choses près, murmure dans son oreillette en montant. Au moment où elle nous aperçoit, l’un des hommes qui m’accompagne bondit et lui fait une prise de je ne sais quel sport de combat rapproché. Elle se défend, lui retourne le bras et le fait plier, mais mon autre garde du corps l’agrippe dans le dos pour la déstabiliser. Il sort une arme. Un truc avec un canon long, qu’il glisse derrière sa tête et qui…
Elle dégringole au sol. Ils l’ont tuée, je crois. On aurait dit le bruit d’une fléchette à ventouse, le genre qui sort d’un bazooka en plastique ou autre jouet ridicule… sauf qu’il y a de la cervelle par terre et qu’elle coule autour de sa tête, et que…
— Allez, venez.
Quelque chose s’est logé au creux de ma gorge, j’ai envie de vomir. Ça ne veut pas partir, ça me gêne, je ne sais pas d’où ça vient. Je vais me sentir mal si ça ne sort pas.
Résistant à la poigne du type qui me tire par le bras, je m’accroche à deux mains à la rampe et j’expulse le contenu de mon estomac. Mon café et mes tartines. Super.
Des bruits de pas à nouveau, ça fait un boucan d’enfer dans la cage d’escalier. Puis des cris. La femme a eu le temps de communiquer via son oreillette alors qu’elle se battait, elle a alerté les copains. Je sais que j’avais déjà atteint un point de non-retour à la mort d’Iris, mais là, la situation a pris un tournant autrement plus irréversible.
Ils m’entraînent dans les escaliers et les échanges de tir débutent. Entre deux halètements paniqués, je lève les yeux et aperçois nos ennemis, la main sur l’oreillette, l’autre sur une arme beaucoup moins silencieuse que celle de mes accompagnateurs. Les coups de feu résonnent et d’autres agents se déversent dans les escaliers avec force galipettes. Ils ne sont pas nombreux, mais ils savent tirer. Garde du corps numéro deux prend une balle dans le bras et, tout en grognant de douleur, continue son boulot dévastateur. Les corps s’empilent. Je n’ai plus rien à vomir, sinon, ça finirait par terre.
— Dépêchez-vous, prenez l’ascenseur.
Qui ça ? Moi ?
Ils me poussent au premier étage et martèlent le bouton d’appel. Le poids de mon pistolet se fait lourd contre moi. Je ne veux pas le sortir tout de suite. C’est con, je pourrais mourir, mais je ne sais pas comment ils réagiraient. Ils risqueraient de me le confisquer comme à un enfant… Et je ne me sens pas prêt à l’utiliser non plus.
J’ai envie d’être ailleurs. Dans mon appartement, caché sous une avalanche de peluches de dauphins, de crabes et de poissons-clowns. Ou au bar avec Robin. Avec un diabolo menthe, une paille, je sirote… c’est bien sucré… et il me reste le petit spéculoos à déballer.
— C’est ouvert, go, go, go !
Je suis propulsé dans la cabine de l’ascenseur et je m’étale contre le mur d’en face. Je me retourne à temps pour voir un bras tâtonner sur le panneau de commande et appuyer sur le bouton du troisième étage.
— On se retrouve en haut, vous nous attendez ! Si on n’est pas là au bout d’une minute, vous courez à la machine !
La porte se referme avant que je puisse leur rappeler qu’ils ont le code avec eux. Et merde.
Tandis que l’ascenseur prend son temps pour m’amener à destination, j’entends des coups de feu. Trop de coups de feu. Les mains tremblantes, je dézippe mon gilet et attrape le pistolet par la crosse avant de l’extirper maladroitement. J’ai le doigt sur la détente, mais ce n’est pas suffisant. Je dois me rappeler ce que Fiona m’a dit. Il est chargé, mais il faut activer la sécurité, avec les deux mains. Je pose mon index sur la partie fixe au-dessus de la gâchette pour ne pas tirer par inadvertance, place mes deux pouces sur le chien et appuie. Ah, je vois ce qu’elle a voulu dire. Ça glisse lentement, la résistance est forte. Voilà, je crois que c’est bon. Et pour viser…
Je dresse le pistolet dans ma main droite vers la porte de l’ascenseur, pose ma main gauche par-dessus et j’oriente le canon. Je ferme mon œil gauche. J’entends une balle ricocher sur le métal de l’ascenseur. J’ai l’impression que mon cœur va s’arrêter d’avoir battu assez vite pour toute une vie. Il n’y a pas un quota, pour ce genre de choses ?
Les portes s’ouvrent. Un bout de tissu noir, un costume. Un bras ballant, le sang qui dégouline le long de sa peau découverte par un morceau déchiré et noué en garrot.
— Orsoni, souffle-t-il. On y va.
Il avise mon arme, mon air fou, et il s’étonne.
— Qu’est-ce que vous foutez avec ça ? Bon, peu importe. Venez.
— Où est votre collègue ?
— Il est mort. Mais vous allez le sauver en partant comme prévu, donc magnez-vous. J’ai plus de sang dans le bras.
Je baisse légèrement mon pistolet, décale lentement le doigt sur la détente afin d’être prêt et le suis. J’ai soudain l’impression d’être un de ces flics des séries télé, et bizarrement, j’aime bien ça. Le coup de fouet de l’adrénaline me remet sur pied. La porte de la chronomachine est au fond du couloir. On y est presque.
— C’est vous qui avez le code ? demandé-je.
— Oui, je l’ai récupéré. Occupez-vous de survivre et ne me tirez pas dans le d…
De sa main gauche, il lève son arme et abat un agent du gouvernement qui accourait dans le couloir. Des bruits précipités retentissent. On est mal.
— Restez derrière moi, dit-il les dents serrées.
Il gémit en levant les bras, attrape son arme à deux mains et il vise. Un. Deux. Trois corps s’affalent. Il prend une balle dans l’épaule et en tombe un quatrième en deux coups. Son cri ressemble à un mugissement. Il est à bout.
Tout ça pour quoi ? Pour que je retourne dans le passé, que j’annule cette journée horrible et que je fasse gagner un peu plus de fric que prévu à son boss ?
Nous trottinons prudemment vers l’extrémité du couloir. Arrivé au fond, il tourne la tête dans les deux sens comme s’il voulait traverser la rue, gauche, puis droite. Il sort un bout de papier plein de sang de sa poche. C’était bien la peine.
— Vous arriverez à lire ?
— Oui, ça devrait aller.
J’en sais rien, mais on n’a pas le choix. J’avance vers la porte. Il me retient, la main sur mon épaule. Son visage est blafard.
— Je compte sur vous, lâche-t-il sur un ton presque inaudible.
Un coup de feu dans le silence presque parfait, juste après ces quelques mots. Il me libère, mais pas volontairement. Son corps glisse vers le sol. Derrière lui, à mi-chemin dans le couloir, un agent en état de choc me fixe de ses yeux effarés. Je lève mon arme. C’est lui ou moi.
Main droite dans la main gauche. Je ferme l’œil. Je stabilise le canon, j’expire. C’est lui ou moi.
Il m’imite et dresse devant lui, comme un bouclier, son pistolet automatique. L’espace d’un instant, la pensée que nos balles pourraient se rencontrer dans les airs traverse mon esprit. Elles se cogneraient, se déformeraient et tomberaient au sol dans un petit cliquetis innocent. Sauf que c’est lui ou moi.
Je tire. Avant lui. Tout s’affaisse, son visage, son corps, l’arme à laquelle il s’accrochait comme à une bouée. Je me retourne et je me jette sur la petite passerelle qui contourne la chronomachine avec l’énergie du désespoir. La porte est encore ouverte, je n’ai pas pensé à la fermer, mais ça n’a aucune importance.
J’arrive devant les boutons, les leviers. Les numéros. Je déplie mon petit papier, j’ai l’impression que je fais tout trop lentement. Du sang tache le code, mais si je le lève à la lumière, je peux voir en transparence les coups de crayon de tout à l’heure. Je rentre les premiers chiffres.
Je m’imagine déjà au 19 mars, le matin du jour où j’ai décidé de faire la tête à Iris, de ne plus essayer de l’aimer, de la laisser tranquille. De la laisser tomber. Puis je pense au moi du 20 mars, celui qui a abandonné l’idée de l’abandonner, qui l’a embrassée sur le banc du parc la veille, et qui ce jour-là a failli la convaincre que la chronoénergie ne devait pas exister.
Je me rappelle Iris et la façon dont elle m’aimait.
Je visualise les corps morts éparpillés dans toute l’agence. Et puis celui d’Iris, issu de mon imagination.
Et je réalise que je n’ai plus le temps de prendre des risques. C’est moi qui veux être heureux avec ses souvenirs à elle. Je veux me faciliter la vie. Je ne veux pas assumer ce que l’autre Gabin a mal fait. Je veux pouvoir réparer ses erreurs plus facilement, mais ça ne fonctionne pas comme ça. Tout se mérite, dans la vie. Or Iris a mérité d’oublier. C’est mon tour de prendre les choses en main. C’est ça, la vraie solution facile.
Je jette le morceau de papier au sol et je sors la petite boule froissée dans ma poche. Je connais le code par cœur, maintenant, mais je ne peux pas me permettre de me tromper. Un à un, je sélectionne les numéros tout en les vérifiant. J’entends des gens qui courent, qui crient, des ordres balancés d’un bout à l’autre du couloir. Mon pistolet finit au sol, non loin des empreintes libres de celle qui aurait dû m’accompagner. J’actionne le levier. Alors que les hommes pénètrent dans la pièce et envahissent tout l’espace en me pointant de leurs armes, je lève les mains, je souris calmement, et je ferme les yeux.
2054… me voilà.