Chapitre 15

Par Tizali

Vendredi 20 mars 2054

 

Je suis seul dans la pièce. Mes mains tâtent chacun de mes membres pour vérifier que je ne me suis pas pris une balle perdue. Non seulement je n’ai pas mal, mais j’ai juste une petite tache de sang sur la manche de mon gilet. Ah, et il y en a sous mes semelles, qui collent un peu.

Il n’y a pas de marquages au sol. Ils ont dû les rajouter après 2054. La machine rutile bien plus que dans mes souvenirs. Elle était plus jeune, ses pièces plus brillantes. Je fais le tour de cette merveille, je la détaille pensivement, puis je sors.

Les murs ont changé de couleur. Ils sont crème, et le parquet est plus sombre qu’avant. De là où je suis, je remarque que le mur du bureau des experts n’est pas peint comme il le sera en 2064. Des portes ferment tout jusqu’au fond. Pas d’open-space, seulement plein de petits bureaux.

Je me dirige vers l’ascenseur avec prudence. Hormis le décor, rien n’a changé dans l’agence. Il y a toujours aussi peu d’activité, toujours aussi peu de monde qui se croise dans les locaux. Tranquillement et sans rencontrer personne, je sors du bâtiment par l’arrière.

Ma montre indique 8 h 12. Pour la première fois depuis l’accident, je me dirige exactement là où il s’est déroulé, parce que c’est là qu’il s’est déroulé. Quelle étrange sensation. Je vais récupérer mon genou comme neuf, et je n’y avais même pas pensé.

Bizarrement, les passants ressemblent à des passants, les véhicules et les immeubles n’ont pas l’air d’avoir dix ans de moins, rien n’indique, mais alors rien, que je ne suis pas en 2064. Je suis l’intrus, bientôt suivi par deux autres. Une Iris plus âgée que celle qui vit dans ce monde. Et un Goff plus jeune que celui qui vit dans ce monde.

J’arrive à l’endroit où j’ai rencontré la demoiselle jupe crayon. C’est différent de mes souvenirs. Je ne sais plus où j’ai ramassé le porte-clés, mais c’était quelque part par ici. Elle entrait par la porte cochère qui se trouve là : à l’adresse où vivait Goff. Et moi à dix-huit ans… j’arrive un peu entre les deux, alors qu’Iris laisse tomber l’objet maudit et pénètre dans l’immeuble.

Par précaution, j’enfile ma capuche et ferme mon gilet. Je m’adosse à un arbre planté non loin du bâtiment qui m’intéresse, et je guette. Mon cœur ne veut pas stabiliser ses battements. Mes mains tremblent dans mes poches. Mon genou me fait mal au point que je change de pied d’appui et que je serre les dents. Alors que la tension retombe, que soudain, je ne fais plus rien et j’attends, je réalise que je ne vais pas bien du tout. Je sens encore le poids de la main de cet homme sur mon épaule, qui glisse le long de mon bras lorsque l’étincelle de vie quitte ses yeux. J’entends les coups de feu. Je vois le sang. J’ai envie de bondir et de faire les cents pas dans la rue, mais je me retiens. Pour cette planque, j’aurais bien eu besoin d’un petit carnet et d’une barre de chocolat. J’aurais eu besoin d’une Iris.

Une comme celle qui arrive dans la rue à droite, de l’autre côté du passage piéton. Ce jour-là, elle porte un chemisier blanc et cette fameuse jupe crayon noire avec un ruban noué discret de la même couleur. Ses chaussures, des sandales élégantes mais plates pour l’aider à courir si nécessaire, lui font un délicat bracelet assez haut autour des chevilles. Ses foulées sont souples, ses cheveux volent au vent à chaque pas.

Je tourne la tête, m'arrachant à cette vision délicieuse à regret. À l’opposé, à gauche, un gamin, un ado encore, nerveux, marche d’un bon pas, le regard baissé vers le sol. Dix-huit ans. J’étais mignon. Inexpérimenté. Naïf. Et je m’apprêtais à croiser trop tôt la femme que j’allais aimer.

Je m’avance en tournant le dos à Gabin. Je fais face à Iris qui traverse en regardant les voitures arrêtées, puis qui essaie de me contourner pour se rendre dans l’immeuble, ne me reconnaissant pas. Quand je me décale en même temps qu’elle, elle me regarde. Elle semble à peine apercevoir mon visage dans la capuche.

— Stop, murmuré-je en lui barrant le chemin. Tu es sur le point de faire tomber quelque chose.

Elle fronce les sourcils, glisse la main dans son sac et je souris en repensant au jour des oranges. L’univers a sa façon de se moquer de nous.

Le porte-clés s’échappe et tombe au sol lorsque Iris remue la main. Si elle se penche, ça risque d’attirer l’attention de Gabin. Me positionnant de sorte que mon double du passé ne me reconnaisse pas, je m’accroupis et ramasse le signe de l’infini. Je le dresse devant moi alors que Gabin court sur le passage piéton tant que le bonhomme est encore vert. Je jette un coup d’œil vers lui, et il se retourne. Nos regards se croisent furtivement.

Je lui fais signe d’avancer. Je sais qu’il ne voit pas qui je suis de là où il se tient. Obéissant, il poursuit son chemin. La voiture du salopard fait hurler son klaxon. Gabin, les mains à plat sur le capot poussiéreux, l’insulte copieusement avant de repartir. Sur le trottoir, il se retourne encore et me regarde. Puis il repart.

— Vous pouvez me le rendre ?

Iris tend la main. Elle n’a pas reconnu le jeune Gabin, ni le vieux, d’ailleurs. Tout en détaillant son visage anguleux, sa lèvre supérieure qui fait une petite bosse, sa mâchoire prononcée, ses yeux gris, ses cheveux à peine moins longs que dans mes souvenirs, je découvre ma tête.

— Bonjour, Iris.

Bien sûr, elle me reconnaît immédiatement.

— Comment ça, bonjour ? On avait dit que je partais seule. Qu’est-ce que tu fais là ?

Son ton est agacé, elle me jauge d’un air frustré, elle n’a pas du tout l’air d’apprécier ma présence, et pourtant… Je ne parviens pas à détacher mon regard d’elle et j’ai envie de sourire, de sourire, et aussi de l’embrasser. Iris est vivante. J’expire lentement. Mes mains ne tremblent plus.

— Je viens de 2064, dis-je.

Elle se fige, inquiète. Son regard apeuré part vers la porte cochère.

— Je… je dois sauver Goff, je n’ai plus beaucoup de temps.

— Non. Tu ne dois surtout pas.

— Tu es sûr ?

L’enjeu est énorme. Elle peine à me croire.

— Tu vas voir. Suis-moi, on se cache.

J’ai envie de lui prendre la main, mais je me réfrène et la laisse m’emboîter le pas sur le passage piéton, puis sous un porche qui borde la rue.

— Qu’est-ce qu’on attend ? L’ambulance n’arrive pas avant…

— On attend Goff.

— Goff va mourir, essaie-t-elle de me détromper. Il se fait tuer. Tu n’as pas l’air dans ton état normal, Gabin. Tu me fais peur.

Je secoue la tête et je lève un doigt vers l’immeuble où vit mon ancien patron.

— Regarde, mais sans te faire voir.

Marchant sur nos traces sans le savoir, un vieux Goff essoufflé, mais pas aussi vieux que celui qu’il était le 20 mars 2064 à son retour du sauvetage d’Iris, arrive en trottinant, un peu affolé. Il vient de fracasser le crâne de Tristan. Il est en route pour emprunter la chronomachine.

— Il va nous voir, panique Iris. Et pourquoi est-ce que ça ne doit pas arriver ?

— Attends.

Je tourne le dos à la rue et me place devant elle. Nos visages à quelques centimètres l’un de l’autre donnent presque l’impression que…

— T’avise pas de m’embrasser ou je te mets une beigne.

— Dommage, dis-je en souriant.

Surprise, elle rougit soudainement et détourne le regard, observant Goff nous dépasser.

— Explique-moi pourquoi il n’est pas mort.

— C’est compliqué. Est-ce que tu pourrais attendre 2064 ? Tu sauras tout à ce moment-là.

— Non, je… explique-moi.

J’ai l’impression qu’elle veut plus que ça. Mon comportement doit vraiment lui mettre la puce à l’oreille, car elle ajoute :

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? Tu es bizarre. Et je croyais que tu avais compris que je n’étais pas une de tes…

Elle ne sait pas quel nom leur donner, mais ça sent la jalousie. Elle doit s’en rendre compte, car elle a l’air encore plus gênée.

— Oublie ce que j’ai dit. Je veux juste savoir pourquoi Goff est en vie. Où est-ce qu’on a merdé ?

Je soupire et je lui raconte un certain nombre de choses pour la satisfaire, alors que nous sommes adossés contre le mur, sous le porche. Les magouilles de Goff, que sa mort avait annulées. Le porte-clés qui devait tomber sous mon nez et m’empêcher d’être l’agent du temps qu’elle allait connaître. Toutes ces années où je me suis fait tuer par Manon, la fille de Uguen. Et puis le plus important. La disparition de la chronoénergie.

— Je ne comprends pas pourquoi on aurait changé d’avis, murmure Iris en réfléchissant. La chronoénergie est précieuse, on ne doit pas la perdre. Vous n’avez trouvé aucune autre solution ?

— Je viens de te le dire. On pense que c’est son absence qui détermine la bonne ligne de temps.

— Mais vous ne l’avez pas prouvé. C’est juste une intuition. Qui l’a eue en premier ?

— Toi.

Iris n’arrive pas à y croire. Elle secoue la tête, abattue.

— C’est impossible. C’est… toute ma vie. C’est toute la tienne !

Elle plante dans mon épaule un doigt qui me fait mal.

— Tu es différent, Gabin. Ça m’inquiète. Je ne te reconnais pas. Qu’est-ce qui t’a changé ? Tu es calme, raisonnable, et prêt à faire une croix sur ton rêve d’enfance. Tu étais heureux, dans ce métier ! Tu étais talentueux ! Et moi… j’avais réussi à construire quelque chose.

Ses épaules s’affaissent. Je prends son visage en coupe dans mes mains, mais elle attrape mes bras et me repousse violemment.

— Pourquoi ! Pourquoi tu es comme ça ? C’est quoi, cette douceur ? Et ta soirée d’hier, et tes frasques dont tu te vantes en permanence… Tu ne vas pas me dire que cet accident t’a changé à ce point ! On n’est pas en couple, que je sache !

— J’aurais bien voulu, dis-je, des regrets dans la voix. Mais il t’est tout de même arrivé de répondre favorable à cette question : « Je peux t’embrasser ? ».

Ses yeux clignent plusieurs fois, ahuris. Je ne peux rien lui dire. Nous ne sommes pas en couple, et nous ne le serons pas quand je reviendrai. Elle devra d’ailleurs attendre quatre longues années avant de m’avoir, moi. Le Gabin un tout petit peu évolué, qui l’aime et qui n’en voudra pas d’autre. Je prendrai mon temps pour la conquérir, pour qu’elle sache qui je suis vraiment. Je la traiterai comme elle le mérite, et je cesserai de dissimuler mes sentiments sous des inventions grotesques de soirées arrosées et de nuits actives. Ce Gabin-là l’aime. Il a seulement abandonné avec elle car il pense qu’elle le déteste. Pour son bien, il veut s’en détacher. Ce Gabin-là souffre.

Je souris gentiment. Je ne veux pas la brusquer. Lentement, je me détourne, mais elle attrape mon visage entre ses mains glacées et elle pose ses lèvres sur les miennes.

Le baiser a un goût d’amertume. Il est son premier avec moi, son dernier avant mon retour. Je le savoure autant qu’elle, et j’ai envie de pleurer de savoir que je l’ai perdue, j’ai envie de rire de voir que je l’ai retrouvée. Je pose mes mains sur ses hanches et j’y applique une pression légère, aussi légère que ce baiser. Quand elle détache sa bouche de la mienne, les remords s’amassent au bord de mes lèvres.

Je suis désolé, Iris, je suis tellement désolé. Pour tout ce que je t’ai fait subir. De ne pas avoir été là quand tu as cessé d’exister. De n’avoir rien pu faire pour te ramener. J’ai peur de rentrer, maintenant. Je ne veux pas te perdre. Je ne pourrai pas vivre comme ça.

— Je veux savoir le reste, murmure Iris, le regard brillant.

Je m’apprête à répondre, mais elle pose un doigt sur mes lèvres.

— Je t’attendrai. Quel jour ?

— Le 21 mars.

— Le 21 mars 2064, souffle-t-elle les yeux fermés, pour mieux se souvenir.

Mes mains lâchent sa taille et s’accrochent une dernière fois aux siennes avant de les libérer complètement. Je lui tourne le dos et je m’en vais, son regard fixé entre mes omoplates et dans ma nuque, et je refoule les larmes que j’ai failli laisser échapper.

La chronomachine va-t-elle me ramener sain et sauf dans un monde avec Iris ? Si elle ne le fait pas, je suis alors en passe de me faire trouer la peau par tous ces agents du gouvernement.

Mais c’est probablement pour le mieux. Car finalement, je ne voudrais pas d’une troisième option.

 

*

 

Vendredi 21 mars 2064

 

La première chose que je vois, c’est que la porte est fermée. Au sol, à côté des empreintes de pieds peintes, je ne vois pas mon pistolet. Mais je reconnais les matériaux de construction récents. Je suis de retour, ça ne fait aucun doute. Mais où ?

Lentement, je contourne la machine pour sortir de la pièce. Un léger bourdonnement résonne à mes oreilles, qui semble amplifier à chaque pas. Par précaution, je ne fouille pas dans ma mémoire. Je ne pense à rien. J’ouvre seulement la porte.

Pas de corps ensanglantés dans le couloir. Je tourne la tête. Je suis seul. À droite, au fond, l’open-space des équipes qui nous assistent dans les enquêtes. La pièce au mur design des experts est sur le chemin. J’avance lentement vers l’intersection, j’avise l’ascenseur au fond. Rien n’a bougé. Pourtant, quelque chose a été annulé. Je crois que j’ai… que nous avons empêché la mort de mes deux gardes du corps, et toute cette tuerie.

Le bourdonnement est fort. Il sonne comme une boucle lancinante dans ma tête. Je sens la douleur arriver au loin. La migraine qui m’attend. J’ai peur de savoir, mais je me rends dans le bureau des agents du temps. J’ouvre la porte.

Iris, assise à sa table devant quelques dossiers qu’elle consulte tranquillement, lève les yeux vers moi avant de reporter son attention sur ce qu’elle fait. Elle lit, concentrée. Mon bureau est vide. Je fronce les sourcils.

Une première pointe de douleur fuse dans ma tête. Je grimace discrètement. Oui… c’est vrai. Mon bureau, ce n’est pas celui-ci. C’est celui que Jensen avait, dans l’autre ligne de temps. Celle d’où je viens. Celle qui fait maintenant partie du passé, du néant même. Celle qui n’existe plus que dans mes souvenirs.

J’hésite à m’installer. Ma migraine s’empare lentement de mon front, de mes yeux. Des bribes de souvenirs conflictuels remontent. Trop vite. Je ne les contrôle pas. Je fais mine, nonchalamment, de ressortir sans me presser. Je prends l’ascenseur au bout du couloir. Je monte au 4e et je me précipite dans la salle de repos.

Quel bonheur, elle est identique dans les deux lignes de temps. Je tombe à genoux sur un matelas. Mes poignets suivent. À quatre pattes, affaibli, je ferme les yeux et j’essaie de repousser la douleur dans ma tête. Je vois Iris derrière mes paupières, Robin, Jensen. Je tombe sur le flanc et je pose les paumes de mes mains contre mes orbites en feu.

Je pousse un long gémissement et je m’autorise à laisser passer ce qui veut percer. Je n’ai pas le choix. Je suis bien obligé de savoir qui je suis et ce que j’ai vécu. Je ne pourrai pas retenir plus longtemps toutes ces informations nouvelles.

Iris. Je l’aime, mais je l’évite depuis que je l’ai rencontrée. Elle m’a fait comprendre qu’elle n’appréciait pas les types comme moi. Certaines de nos altercations ont suffi à me rentrer dans le crâne qu’elle me haïssait de toute son âme et qu’elle ne tolérait que mon humour et mes qualités d’agent du temps. Lorsque j’ai cru éprouver des émotions trop fortes pour elles, j’ai fait machine arrière. J’ai changé. Je suis sorti plus souvent avec des filles, je lui en ai parlé pour lui montrer qu’elle était enfin tranquille, que je ne l’embêterais plus. Parfois, pour éviter certains sujets, j’ai même inventé mes conquêtes. Pour ne pas lui avouer que ces soirs-là, à défaut d’avoir pris du plaisir en présence d’un corps de rêve, je me suis épanché sur l’épaule de Robin, au bar. Et que j’ai bu pour oublier que j’étais malheureux, sans savoir pourquoi exactement, sans vouloir admettre que la côtoyer au quotidien m’empêchait d’aller de l’avant et d’en aimer une autre.

Mon cerveau va se liquéfier sous la douleur. Si je pouvais me lever, j’irais baisser tous les stores. J’appuie plus fort mes paumes sur mes yeux, et je serre les dents.

Robin. Un copain du lycée devenu un ami. C’en était un, déjà dans l’autre ligne de temps, mais je ne l’avais pas réalisé. Sans doute parce que ses qualités de confident me sont apparues à l’arrivée d’Iris, et que c’était encore récent pour moi. Dans cette ligne de temps-ci, dans cette nouvelle réalité, je reconnais qu’il est toujours là pour moi et j’en ai appris plus sur lui. Sur le fait qu’il est en couple depuis longtemps, qu’il est sérieux, qu’il est bien différent de moi et que je lui prêtais une attitude aussi légère avec les femmes parce que je croyais me regarder dans un miroir. Robin est un type bien, il n’est pas comme moi. Il sait où il va dans la vie, il est mature, il est adulte. Et il me comprend malgré tout. C’est aussi grâce à lui que je grandis, grâce à son soutien indéfectible. Je veux être là pour lui s’il a le moindre pépin.

Je me recroqueville sur le matelas. Je veux que ça cesse. J’ai trop mal. Est-ce que Goff a ressenti ça, peu après avoir confronté Iris au retour de son voyage dans le temps ? Je ne le souhaiterais pourtant pas à mon pire ennemi.

Robin est un type bien. Un type comme Jensen. Martin Jensen, notre patron, qui nous assiste dans les enquêtes, qui nous laisse traiter des dossiers de faible importance, mais qui ont tant d’impact sur les victimes. C’est à cause de lui que nous avons autant de boulot, tellement plus que dans la ligne de temps d’où je viens. Mais nous aidons des gens et malgré notre emploi du temps bien rempli, nous ne sommes pas à plaindre. Iris et moi le respectons énormément et lui sommes reconnaissants de ce qu’il a fait pour nous. Nous nous sentons utiles. Nous aimons notre métier.

Maman, Papa. En Floride, qui m’envoient des peluches d’animaux marins régulièrement et un peu d’argent pour mon anniversaire. Ils n’ont pas beaucoup changé. Mais je suis un agent du temps depuis 2054. Ils connaissent mon métier, je ne leur cache rien. Ils ont vent de certaines de mes enquêtes, ils s’inquiètent pour moi, ils sont rassurés de voir que j’ai trouvé ma voie. Ils n’ont pas un fils bon à rien, mais ça ne change pas grand-chose. Ils sont là pour moi. Les agents du temps sont orphelins parce qu’ils ne doivent pas utiliser la machine pour manipuler leurs relations avec leur famille, lui communiquer des informations confidentielles, ou risquer d’endeuiller qui que ce soit s’ils se mettent en danger. J’ai toujours trouvé que cette règle était une erreur, et je l’ai enfreinte sans complexe. Sans mes parents et avant l’arrivée d’Iris, certaines affaires auraient peut-être eu raison de ma santé mentale.

Le bruit de la porte qui s’ouvre m’arrache un cri de douleur. Je libère mes yeux et les entrouvre pour apercevoir, un peu floue, la silhouette d’Iris dans l’encadrement.

— Nous sommes le 21 mars 2064, murmure-t-elle d’une voix blanche.

Je suis incapable d’effectuer le moindre mouvement. Elle me regarde sans bouger d’abord, puis elle ferme la porte derrière elle.

— Gabin…, chuchote-t-elle.

Je ferme mes yeux brûlants, trempés de larmes sans émotion. Je ne sais pas comment Goff a supporté dix ans de changements. Et Iris, six. Je ne sais pas si je vais survivre à ça.

Une à une, toutes les fenêtres dans la pièce cessent d’émettre de la lumière. Le petit grésillement des stores me fait grincer des dents, mais le soulagement que j’éprouve dans cette obscurité est autrement plus libérateur. Je parviens à me redresser, attrape un coussin et m’adosse au mur contre lui. Je soupire longuement. Un poids creuse le matelas juste à côté de moi. Je garde les yeux mi-clos et je respire.

— Ça fait un mal de chien, maugréé-je.

— Chochotte.

— C’est ça, oui. Dis-toi que si j’avais pas été là pour t’en empêcher, t’aurais eu droit à la même chose. Six ans de réécriture.

— Mmh.

Elle est gentille. Elle parle peu, tout bas, pour ne pas empirer mon mal de crâne. Je tâtonne, trouve sa main, et je la tiens dans la mienne pour me réconforter. Iris est là, avec moi. Vivante. Gênée, mais vivante.

— Je suis désolée… je ne savais pas à quelle heure tu arrivais et tout à l’heure dans le bureau, tu n’avais pas l’air si différent…

— T’inquiète.

— J’ai mille questions à te poser.

Je ne réponds pas. Je tourne lentement la tête vers elle, je me penche. Je trouve son épaule. Je m’y appuie, je ferme complètement les yeux.

Je m’endors.

 

 

Goff - 20 mars 2064

 

J’avais dit que je ne regretterais pas. J’aimerais bien respecter cette bonne résolution, mais j’ai trop de ressentiment envers moi-même. Enfin… envers le vieux Tristan. Celui qui a débarqué chez moi ce jour-là, plein de mépris envers moi, et qui m’a promis les étoiles en me demandant de vendre ma jeunesse. Il n’avait pas pensé à ça, ou bien l’avait-il repoussé dans un coin de son esprit. En prenant la chronomachine à sa place, il devenait le Tristan du passé. Lui et ses quarante-huit ans. J’en avais trente-huit. Trente-huit…

Ces vingt ans, je ne les ai pas vécus. Ils se sont instantanément transformés en souvenirs. Ils existent, mais ce n’est pas pareil. Dix ans qu’il m’a prêtés parce qu’il les avait déjà vécus en arrivant… dix autres années qui nous séparent, lui, le nouveau Tristan du passé et moi, le nouveau Tristan du futur. J’ai maintenant cinquante-huit ans. Et lui voudrait que je revienne à ce jour-là, alors que je viens à peine d’arriver. Pour lui rendre son monde et son époque. Ai-je toujours été aussi égoïste que lui ? Malheureusement, je connais la réponse à cette question. C’est moi, ça a toujours été moi. Capable d’auto-sabotage parce que je ne suis même pas capable de me soucier du bien-être de ma propre personne à d’autres périodes de ma vie.

Je ne peux pas continuer comme ça. Nous avons accompli beaucoup malgré mes sacrifices. Nous pourrions nous arrêter là. Il me remerciera d’avoir pris cette décision, pour nous deux. Si nous poursuivons sur cette lancée, il perdra plus que tout ce que j’ai déjà perdu et je reviendrai au point de départ, dans cet appartement, à rêver du futur. À cette pensée, je réalise que je ferai tout pour qu’il m’écoute. L’enjeu est trop grand.

Le code dans la main, j’emprunte la chronomachine. Il est légèrement différent de celui que vient d’utiliser Tristan du futur. Il est pour 12 h.

Je prends mon temps pour me rendre à l’appartement. Je ne suis pas pressé d’avoir une discussion avec celui qui n’a pas vu de temps passer et ne m’attend que depuis quelques minutes. Pour moi, ça fait aussi quelques minutes. Mais en même temps, ça fait vingt ans. Et les vingt ans pèsent plus lourd dans ma mémoire. Ils me tirent vers le bas. Ils font grincer mes articulations, fragilisent mes os, coincent mon dos. J’ai vieilli et j’ai mal. Je suis triste et las. Et nous mangeons toujours dans la main de Sevestre.

À ma montre, 12 h 03. Il pouvait bien attendre. Il le mérite.

La porte s’ouvre et il me sourit de toutes ses dents. Bon sang, que j’avais oublié combien j’étais jeune en ce temps-là. Des ridules au coin des yeux, mais mes cheveux avaient encore de la couleur sans besoin de teinture. J’étais plus droit, ma mâchoire plus tonique. Mais j’étais plus rond, j’ai maigri avec l’âge. Mes traits se sont affaissés. Il me dévisage un peu surpris, et je sens que malgré ses pensées tourbillonnantes concernant notre petit jeu dangereux, il ne peut s’empêcher de juger l’évolution de notre apparence.

— Bonjour, Tristan, soufflé-je d’un ton fatigué.

Il ne répond pas mais incline simplement le menton, sentant que mon enthousiasme n’est plus celui d’avant.

— De bonnes nouvelles ? interroge-t-il sans plus oser me regarder.

Je m’avance sans répondre, le dépasse et m’avachis dans le canapé, mon canapé.

— Bonnes et mauvaises, soupiré-je. Tu as vu ?

Je lui montre mon visage, j’insiste pour qu’il me regarde bien. Il esquisse un sourire tendu, lèvres serrées.

— Eh oui, c’est l’âge…

— Tu n’imagines pas ce que ça fait. Je t’assure que tu préfères garder tes quarante-huit ans.

— Non, je ne vais pas t’infliger ça. Je vais rentrer.

— Tu ne m’infligerais rien. C’est toi qui vas souffrir. Tu pourrais ne pas y aller.

— C’est comme ça, dit le jeune en se redressant nerveusement.

Ignorant les douleurs de mon corps rabougri, je me lève et lui fais face.

— Je ne peux pas te laisser faire ça, insisté-je. Je sais que dix ans à vivre ici, à l’époque où nous sommes, risquent de te paraître longs, mais ce sera bien pire si tu reprends la chronomachine. Tu vas vieillir, Tristan. Et tu ne vas rien voir passer. Nous n’avons pas besoin de gratter plus de gloire ou de fortune. Nous sommes à la tête des agents du temps et nous sommes bien plus riches que tu ne l’étais.

— Et Sevestre ?

Je balance la tête sur le côté pour balayer cette question. Elle n’a pas d’importance. Pas autant que notre vie, que notre corps qui va nous lâcher trop tôt. S’il reste ici, il pourra contribuer à notre ascension sociale et il récoltera les lauriers à mon âge. Cinquante-huit ans. S’il y retourne, c’est moi qui devrai m’en occuper, si je ne décède pas avant… et il aura soixante-huit ans. Vingt ans de plus que maintenant. Il doit absolument voir les choses comme moi.

— Sevestre nous tient toujours par les couilles, hein ? ricane-t-il.

Je le dévisage avec inquiétude. Quand je deviens grossier, ça n’annonce jamais rien de bon.

— Reste ici, le supplié-je. Je pourrais te raconter tout ce que je sais. Ce sera toujours ça de gagné. Peut-être que tu arriveras à nous libérer de Sevestre, et nous serons des rois.

— C’est plus simple que j’y aille. Je ne veux pas en entendre plus. Je sais que tu préférerais retourner là-bas et profiter de ta nouvelle situation, je suis bien placé pour savoir ce que ça fait d’y être. Mais ta place est ici. C’était à toi de bosser pour nous, c’était ton tour. Moi, j’ai déjà donné. Alors tu me pardonneras, mais j’y vais. Ce n’est pas la peine de me raconter quoi que ce soit, je saurai tout quand j’y serai.

Sans me regarder, il s’éloigne vers la porte. Je panique. Je cherche autour de moi quelque chose, un objet, une arme, n’importe quoi. Je ne veux pas le tuer, bien sûr, mais le maîtriser. Je n’aurais jamais dû revenir. Il aurait fini par comprendre et aurait repris le flambeau, même à contrecœur. Il n’aurait pas eu le choix.

Je me rapproche d’un tiroir et l’ouvre. S’il me laisse ici, tous ceux que je connais me verront vieilli de vingt ans. Ils ne comprendront pas.

J’attrape le vieux couteau de mon père posé au fond du tiroir et le sors de son fourreau de cuir. Je vais juste le menacer. Je dois seulement trouver le temps de repartir d’ici.

Les pas de Tristan, rapides, reviennent vers moi. Je me retourne, surpris.

— Tu crois que je ne t’ai pas entendu chercher le couteau de Papa ? J’ai vécu ici, je te signale.

Il est juste derrière moi. Il pivote, attrape le vase posé à côté du canapé et, le soulevant au-dessus de lui, le regard mauvais, il ajoute :

— Ne reste pas dans mes pattes.

Et il me le fracasse sur la tête.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez