La frontière nord du Canton, ce n’était clairement pas la porte à côté. Au lycée, Hétaïre avait appris qu’avant la Première Pandémie, la planète présentait un peuplement totalement différent de celui qu’elle connaissait : elle avait du mal à imaginer qu’autant de personnes aient pu vivre loin des villes, parfois dans de véritables déserts, alors qu’aujourd’hui, la quasi-totalité de la population mondiale vivait dans les immenses Cités d’Etat, héritières des métropoles les plus importantes. Le Globe d’avant la Première Pandémie lui apparaissait comme un véritable mille-feuille, une organisation territoriale très complexe et, dans le fond, peu rationnelle. La disparation d’une grande partie de la population avait amené de grands changements, contraignant les Etats les plus proches à se réorganiser : les frontières, à l’échelle d’un continent, n’avaient plus aucun sens. Les populations les plus isolées avaient rejoint les aires les plus peuplées et les plus dynamiques. Pour survivre, on devait se regrouper. Les effets du réchauffement climatique expliquait encore le développement de pôles urbains qui offraient confort, soutien et emploi à celles qui avaient tout perdu, leurs hommes et leurs ressources vitales.
Après quelques décennies de chaos, les nouvelles élites politiques prirent le parti de fédérer les anciens Etats, à l’échelle d’ères géographiques grossièrement définies par l’usage d’une langue commune ou la présence d’importantes frontières naturelles (une mer, ou un océan). Au sein de ces regroupements, on créait des cantons, organisés autour d’une métropole importante, qui se chargerait de l’administration d’un territoire souvent très étendu, mais dont l’essentiel du peuplement était concentré dans la métropole centrale.
Hétaïre devait donc quitter Bruxelles-la-Nouvelle pour gagner la frontière nord du canton, en Scandinavie. Paradoxalement, elle aurait mis moins de temps à se rendre dans le Canton Méditerranéen, mais un problème se serait vite posé : il lui aurait fallu décliner son identité à la frontière.
En réalité, ce n’était pas la distance à parcourir qui inquiétait Hétaïre. Bruxelles-la-Nouvelle disposait d’un excellent réseau ferré dont la disposition étoilée permettait de se rendre rapidement aux différentes extrémités du territoire. Bien des Cités-d’Etat avaient délaissé ces liaisons, extrêmement coûteuses en énergie et, ainsi, isolé les dernières habitantes des campagnes, dont un grand nombre occupaient des emplois ingrats mais indispensables. Le Canton dans lequel vivait Hétaïre tentait de conserver des liens avec l’extérieur de sa Cité principale ; le réseau ferré était une des raisons pour lesquelles des femmes issues de milieux ruraux pouvaient encore espérer concevoir des enfants.
Alors qu’Hétaïre gagnait rapidement la gare située dans le Centre de la Cité, en veillant soigneusement à dissimuler son visage aux caméras de surveillance, elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur la manière insolite dont le sperme de Gaius avait été attribué ces dernières semaines. Il faudrait qu’elle consulte de nouveau le dossier, mais, il était fortement conseillé d’éviter de transmettre le sperme d’un même donneur à des femmes venues d’un même Canton, pour d’évidentes raisons de consanguinité. Récemment, l’afflux de femmes en provenance de Nueva Barcelona dans les cliniques très réputées de Bruxelles-la-Nouvelle, avaient eu pour effet de durcir cette règle de répartition du sperme. Soit les personnes en charge de l’attribution des dons étaient incompétentes, soit elles avaient une idée en tête.
Hétaïre parvint à la gare et fut heureuse de constater que le dispositif sécuritaire était réduit à sa plus simple expression. Visiblement, on concentrait tous les moyens autour des cliniques. Elle put sans problème se procurer un billet en payant avec l’argent liquide que Gaius lui avait donné avant de quitter le laboratoire. La navette dont le terminus était Bergen, partait une heure plus tard. Elle trouva un siège sur lequel aucune caméra de surveillance n’était braqué, s’assit et tenta de paraître la plus naturelle possible, à attendre un train pour une région hostile dans laquelle il ne lui serait jamais venu à l’idée de mettre les pieds. Elle ne doutait pas qu’elle serait seule dans son compartiment, les Néo-Bruxellois ne ressentant absolument aucun besoin de se mettre au vert dans des contrées peuplées par des mineuses alcooliques et des exploitantes agricoles dépressives.
Hétaïre pas plus qu’eux d’ailleurs. Théa avait bien essayé de la sensibiliser au sort de ces femmes rejetées par la Cité alors que leur travail était essentiel au confort des citadins ; là-bas plus qu’ailleurs on était touchée par la précarité virile. Les cliniques rechignaient d’ailleurs à attribuer du sperme à ces femmes peu suivies sur le plan médical… ou alors elles exigeaient que les receveuses demeurent en ville les neuf mois suivant l’insémination. Ce que peu d’entre elles pouvaient se permettre de faire.
Décidément, le cas de Lia Boumeddiene était épineux. On avait là une femme qui s’était vue attribuer le sperme de 735 alors que tout semblait l’empêcher : le profil des autres receveuses, sa situation géographique, le manque de suivi médical…
En repensant à Gaius, Hétaïre se rappela son nanodossier et déplora de ne rien avoir pour le lire, alors même qu’elle avait autant d’heures à perdre. Elle avisa, près du guichet, une boutique vendant toutes sortes d’articles destinés à faire passer le temps. Il n’était pas impossible d’y trouver un lecteur spécifique, même si elle risquait d’y dépenser tout l’argent de Gaius. Si elle voulait communiquer avec lui et Veluca, elle allait de toute manière en avoir besoin. Il n’était pas dit que Lia Boumeddiene la laissât utiliser son ordinateur une fois qu’elle serait chez elle.
Elle pénétra dans la boutique, salua la vendeuse, une adolescente visiblement sur le point de mourir d’ennui qui pianotait nonchalamment sur l’écran incrusté dans son poignet droit. Il fallait croire que ces dispositifs étaient de moins en moins chers ; seules les puces cérébrales connectées aux nanodossiers demeuraient hors de prix, ce qui était logique puisque ces minuscules objets permettaient tout simplement de se passer de tous les autres.
Hétaïre devait trouver un lecteur externe, pour sa part, ce qu’elle finit par découvrir dans un rayon consacré à l’électronique. Elle s’en saisit, choisit également un casque audio qu’elle pourrait connecter au lecteur et un paquet de chips, les préférées de Gaius. Elle se dirigea alors vers le comptoir, salua la jeune fille et lui donna la somme due en liquide.
Alors que l’adolescente, après avoir soupiré bruyamment, recomptait les billets de sa main droite, le poignet gauche toujours posé sur le comptoir, Hétaïre frémit : elle se voyait, elle-même, en gros plan, sur le poignet de la vendeuse. Celle-ci semblait concentrée sur l’amas de billets qu’elle formait progressivement, sans voir le portrait de sa cliente s’afficher dans ce qui ressemblait à un avis de recherche. Hétaïre enfonça le bas de son visage dans son écharpe, suant à grosses gouttes en attendant que l’on daigne l’autoriser à quitter les lieux avec ses articles. Au moment précis où l’adolescente détournait le regard des billets pour le reposer sur son poignet, ce fut Gaius qui apparut en gros, plus jeune et mieux rasé, une photo qui datait visiblement de plusieurs années. L’adolescente fronça les sourcils alors qu’elle lisait les informations relatives au portrait diffusé. Hétaïre n’attendit pas qu’elle daigne lui confirmer que la somme s’y trouvait, pris ses articles et bredouilla « Au revoir » en espérant fortement que le train qu’elle devait prendre se trouvait déjà à quai.
En quittant la boutique, elle dut se rendre à l’évidence : le Centre avait décidé lancer les recherches sans crier gare. Les écrans sur lesquels s’affichaient habituellement les horaires des trains exhibaient désormais son visage et celui de Gaius. Un troupe de femmes habillées de vert émeraude, patrouillaient dans la gare, une matraque à la ceinture. Elles semblaient scruter chaque visage qu’elle rencontrait. Par chance, elles se regroupaient surtout près des lignes extérieures. On n’avait visiblement pas envisagé qu’elle puisse effectuer un trajet à l’intérieur du Canton. Elle aperçut son train sur le quai et se dirigea vers la première voiture en essayant de ne pas donner l’impression qu’elle se pressait pour quitter les lieux. Elle croisa sur son chemin une Gardienne de l’Ordre qui jeta un œil soupçonneux sur son écharpe. Hétaïre fit mine ne rien avoir remarqué et il fallait croire que cette stratégie était la bonne car la femme en uniforme émeraude se désintéressa immédiatement d’elle.
Hétaïre monta rapidement dans le train et constata que, comme elle s’en doutait, le compartiment était vide. Elle s’installa et eut à peine le temps de voir, à travers la vitre, une scène glaçante. Deux femmes aux cheveux noirs, broussailleux, vêtues de bleus de travail, exhibaient aux regards épouvantés, un couteau de boucher sanguinolant et la tête coupée de la Gardienne qui avait manqué de reconnaître Hétaïre.
La Gardienne ne l’avait pas ignorée, son attention avait été détournée d’elle par la vision de sa propre mort.
Pour te donner mon avis sur cette première partie, j'aime beaucoup l'univers que tu dépeint, ton style aussi. Ça change de mes lectures habituelles et ce n'est pas plus mal. Quand tu parle d'une grosse refonte, c'est à dire que tu va réécrire tout cette première partie ?
Et oui, en fait, au fur et à mesure que j'avance, de nouvelles idées apparaissent et ça implique de revenir en arrière pour éviter les incohérences... Je pense qu'il va falloir clarifier certaines choses aussi! Mais je vais essayer de conserver un rythme assez rapide.