Chapitre 14 - P1

Notes de l’auteur : À ne pas confondre :
1. Sofian = originaire de Sofys.
2. Sophian = qui adhère à la religion sophianne.
3. Sophiste = qui adhère aux idées du parti politique dirigé par Aaron.

Alors qu’ils n’étaient plus qu’à quelques heures de cheval de Témérys, le regard de Nathan se perdit au loin et il fut submergé par les souvenirs des trois précédentes semaines.

Les péripéties s’étaient accumulées lors de leur voyage vers le grand sud. Les quatre cavaliers n’avaient franchi la porte de Nordys depuis tout juste une ou deux minutes lorsqu’ils avaient été interpellés par une demi-douzaine de gardes lourdement armés en provenance de la ville. Munis d’armures neuves et complètes, tout individu doté de bon sens aurait pu lire dans cet accoutrement inhabituel que des bouleversements historiques étaient inévitables.

« Vous ! Arrêtez ! »

La seconde moitié de la patrouille, constituée de six soldats supplémentaires, se tenait fermement devant eux, gardant fièrement l’autre côté de la porte, tous arcs en mains, flèches encochées. Ils encerclaient le groupe de dissidents et étaient prêts à les abattre si nécessaire.

« Au nom de Sa Majesté, je vous somme de nous suivre sans opposer de résistance devant le duc de Nordys. Vous y serez jugés pour haute trahison et complot contre la couronne. »

Comprenant que les paroles de Solange l’avaient rattrapées, Nathan avait été la proie du doute, incapable de se représenter une échappatoire. Les gardes semblaient n’être que des Isorians sans pouvoir magique, mais ils les surpassaient en nombre, à un peu moins de trois contre un si l’on incluait Fylynx, lui-même, qui ne se percevait pas comme un guerrier, et Sarah, qui n’était apparemment pas très bonne combattante mais il n’avait pas encore eu l’occasion d’en juger. Il aurait fallu l’intervention d’un miracle pour qu’ils s’en sortent indemne.

Le problème étant que, même s’ils s’échappaient sans difficulté grâce à des facultés qui échappaient totalement à Nathan, ils ne pouvaient pas gagner. Ils étaient repérés et des messagers partiraient inéluctablement dans les quatre coins des duchés avec des descriptions de son physique et celui de ses compagnons d’infortune. Rose devait avoir conscience du fait que c’était déjà une défaite, en soi, lorsque l’on s’efforçait de voyager incognito.

La solution évidente aurait été que Rose usât des arcanes dont elle avait le secret, mais cela n’aurait fait que confirmer la juste position des soldats. La seconde aurait été de dégainer et de faire front à la loyale, épée à la main. Cette dernière option semblait plus raisonnable mais peu équitable, malgré les indéniables qualités offensives des Sentinelles à son côté. Nathaniel n’avait cependant pas encore suffisamment observé celle-ci pour que son imagination ne se repose sur elles. Une troisième option se présenta pourtant d’elle-même.

Focalisée sur leur arrestation, les guetteurs n’avaient pas remarqué la menace se profilant à l’horizon, se rapprochant à la vitesse de l’inexorabilité.

« Saisissez-les, avait été l’ultime injonction de l’officier supérieur, avant que l’entrée de la ville ne se transforme en un véritable champ de bataille.

— Capitaine, attention!!

— ROARRR ! »

Un titanesque ours brun avait franchi le pont-levis et balayé les gardes sur son passage. Les tirs des archers s’étaient tous concentrés sur ce nouvel adversaire, ô combien effrayant ! Topa avait grogné de toute la puissance de ses poumons, instillant crainte et désespoir comme l’aurait fait la terrible hache de son maître.

Ils en avaient profité pour talonner leurs montures. Au milieu du fracas des armures, des hurlements des gardes et des grognements de l’animal, Sarah avait crié pour que sa voix perce le tumulte :

« Je croyais que ton phénix était au milieu des Territoires de Sophie, Solange !

— Tu pensais que je ferais la route sans Topa ! Par Sophie, il aiguiserait ses griffes sur moi, si j’osais !

— Appelez des renforts, ces diables de Sophians vont nous filer entre les doigts, avait hurlé le lieutenant ayant préalablement averti son supérieur de se méfier des ustensiles affûtés de la bête. »

Grâce à Topa, leur fuite avait été assurée. Cela n’empêchait pas que l’on savait désormais que trois adeptes des anciennes croyances avaient traîné dans les rues de la capitale de la Nouvelle Orden. On est facilement identifiable lorsque l’on se promène avec un phénix dont la seconde forme est celle d’un ours…

Aaron II en avait probablement été informé depuis leur escapade. Peut-être avait-il aussi personnellement demandé des comptes à son subordonné. En effet, comme Nathan l’avait appris au cours de leur voyage vers Témérys, Daegan le Vaillant était un précieux allié du souverain. Si le duc de Sofys s’opposait ouvertement aux pratiques de ce dernier, qu’il qualifiait de « royalement dépassées », le seigneur du Nord soutenait dévotieusement le représentant de la monarchie parlementaire mise en place.

Puisqu’ils ne représentaient pas une menace inquiétante, les désormais cinq voyageurs avaient ignoré le détachement de Nordians qui les avaient poursuivis plusieurs jours, jusqu’à la frontière des Territoires de Sophie : le Mur Interdit. En apercevant les soldats des Territoires de Sophie qui avaient défait les Nordians gardant leur côté du Mur, ledit détachement n’avait pas osé s’aventurer plus loin. Les soldats le composant n’avaient probablement pas eu d’ordres pour gérer une telle situation et n’auraient fait qu’aggraver les tensions du royaume, comme l’avait prévu la Sentinelle du Commencement.

Cette dernière avait inflexiblement refusé de les affronter, arguant que cela aurait davantage ressemblé à une exécution qu’à de la légitime défense, qu’elle s’en occuperait seule s’il le fallait mais que les âmes innocentes à leurs trousses ne méritaient pas un tel traitement, qui que soit leur seigneur. Sa clémence avait exaspéré Solange, qui ne s’était pas privé de se plaindre et d’argumenter pendant pratiquement deux semaines, qu’elle faisait une erreur monumentale en laissant autant de témoins en vie. Il leur avait tellement rabattus les oreilles qu’elle lui avait « conseillé de cesser ses jérémiades, sous peine de ne plus se réveiller, un beau matin... »

Cela avait eu un effet notable.

Une fois les perturbateurs semés, ils avaient été libres de passer de l’autre côté du Mur. Le retraverser plus tard sans magie de déplacement serait certainement une autre paire de manches, de ce que ses compagnons lui avaient dit, mais il n’était pas encore l’heure de s’en soucier.

Le Mur Interdit franchi, Nathan avait eu le privilège de poser ses yeux sur les paysages époustouflants des Territoires de Sophie pour la première fois de sa courte existence. Très loin à l’horizon, plutôt à l’est, des formes laissaient deviner une autre chaîne de montagnes. À leur droite et à leur gauche, le Mur s’étendait aussi, infinissable. Il était si long que nulle n’aurait pu imaginer qu’à son bout, tout à l’est, se trouvait Temporys.

Quant aux gardiens sofians1 de ce côté du Mur, ils était significativement plus nombreux qu’anticipé par les apôtres de Sophie. Tellement plus nombreux que c’était en fait une armée qu’ils avaient face à eux. Pas étonnant que les soldats nordians de l’autre côté n’avait pas fait un pli. Nathan n’avait pas particulièrement d’expérience pour en estimer leur nombre, mais plusieurs milliers d’hommes composaient probablement leurs rangs, étant donné la quantité de tentes plantées aux alentours.

« C’est la mort de Déis qui a provoqué ça, Nathan, commença Sarah, émue. Nous n’en serions pas là si Aaron n’avait pas ordonné sa capture et son exécution aussi soudainement. Il a rouvert des plaies encore très douloureuses.

— Nous ne pouvons pas nous attarder ici, les amis, ajouta Rose, préoccupée. Il ne faudrait pas que nous nous retrouvions au milieu d’une bataille entre les Sofians et les Nordians. Nous ne pouvons pas nous le permettre. »

Ils avaient alors tracé leur route vers le sud et Rose avait rapidement insisté pour entamer son entraînement. Il n’avait pas croiser le fer avec un confrère escrimeur depuis plusieurs années, il était donc nécessaire qu’il se remette sérieusement au travail de cet art qu’il n’avait que trop négligé. Lors de leurs premières séances, il constata bizarrement qu’il n’était pas si rouillé et, même s’il ne faisait pas le poids face à sa partenaire, il avait magiquement gagné en rapidité. Comme si quelque chose s’était éveillée en lui. Plume Sanglante n’y était peut-être étrangère, bien qu’il ne la connaissait pas encore suffisamment pour en juger. Il faut aussi avouer que, comme le vélo, certaines choses ne s’oublient point. Si le manque de pratique a généralement un effet plutôt négatif, puisque l’on n’affûte plus ses compétences, s’arrêter un certain temps peut aussi permettre de mûrir les choses. Dans le cas de Nathan, il n’était pas impossible que cela eût été le cas. Laisser l’escrime de côté pendant un temps lui donnait l’occasion de s’y remettre plus volontiers qu’autre fois, avec une musculature et une expérience plus grande.

Au cours de leur expédition, ils avaient traversé diverses contrées, parfois montagneuses, parfois plus plates, souvent vierges, plus rarement peuplées par des arbres et plantes variés. Ravitaillement oblige, ils avaient également fait étape dans un village d’une cinquantaine d’habitants, peu après le passage de la ligne de séparation entre les deux duchés. Là-bas, leurs destinées avaient croisé celle de Morgane, fille de Torgane et Soleny, mage rouge comme sa mère et sa grand-mère l’avait été des décennies avant elle, et guérisseuse de spécialité.

Ignorant totalement ces inconnus en quête de nourriture et d’un toit pour les abriter le temps d’une nuit, elle n’avait pas non plus posé sur eux le regard inquisiteur de celle qui vendrait ses propres parents dans l’espoir d’obtenir une pépite d’or supplémentaire. Au contraire, elle les avait invités dans son humble résidence que personne ne lui enviait, heureuse de converser avec des voix différentes de celles peuplant son quotidien. Ce modeste foyer lui suffisait amplement pour mener une vie paisible et sereine. Elle leur raconta son histoire sans détour, ni gage de bonne foi. Puisqu’ils étaient ses invités, elle les traita avec la plus grande considération réservée à ce titre, sans que le doute ou la suspicion ne pollue son raisonnement. Elle vivait autrefois en Nastria, à Océanys. Venue au monde dans cette ville regorgeant d’amoureux des mers, c’est là-bas que ses parents avaient eu l’idée de la nommer Morgane. Elle portait fièrement ce prénom depuis son premier jour sur terre, même maintenant que ses géniteurs n’étaient plus à ses côtés. Elle n’évoqua pas la disparition de ses parents ni sa raison, préférant compréhensiblement la garder secrète.

Après avoir eu vent de la mort de la Gardienne de Temporys, elle leur confia encore qu’elle avait été envahie par une profonde tristesse. Une tristesse qu’elle ne s’expliquait, n’ayant pas connu personnellement la Sentinelle. Si profonde que sa magie avait perdu en efficacité, et que soigner ses patients était certains jours une véritable épreuve.

Elle avait bien conscience que parler des anciennes croyances était proscrit, mais elle fit confiance à ces étrangers comme en sa propre famille. Naïveté ou pas, elle croyait de tout son coeur que son comportement, même s’il se confondait parmi celui de milliers d’autres isorians, pouvait changer le monde.

Elle livrait donc ce combat journalier contre l’adversité, en portant l’espoir d’une meilleure Isoria sur son visage rayonnant, toujours à l’écoute des besoins des autres.

La misérable fourmi est plus susceptible de bouleverser la fourmilière que la reine qui, elle, siège oisivement sur son piédestal. En modifiant notre perception par des actes infimes, on ne la modifie pas moins, et c’est ainsi que les conséquences de ceux-ci se répercutent pour former un magnifique bonhomme de neige. Ce furent les dernières paroles de la magicienne lors de cette soirée passée au coin de la cheminée de la modeste chaumière, et celles qui marquèrent le plus Nathan.

* * * * *

C’est à un climat et des terres désertiques que la petite troupe se confrontait à présent. Il se rapprochait à chaque foulée, à chaque déplacement de sabot, de la Cité des Mille Périls. Celle-ci ne se situait plus qu’à quelques lieux de cheval de là où se trouvait le campement où ils avaient passé la nuit précédente. L’héritier ne put s’empêcher de demander pourquoi on donner un surnom si épouvantant à Témérys. Rose lui expliqua en termes simples :

« Témérys est la ville des téméraires, des inconscients qui n’ont peur de rien. Moins qu’une ville, c’est davantage un campement gigantesque où quelques constructions en dur reposent comme si elles étaient de trop. Ses habitants sont aussi imprévisibles que les créatures du Territoire des Damnés. Ils sont bien souvent marginaux, sans attache, vivant ici comme ils résideront ailleurs quelques semaines plus tard, se riant du danger lorsqu’ils le rencontrent comme si ce n’était finalement rien de plus qu’une vieille connaissance… Ces gens ne sont pas comme toi et moi et, en ça, ils sont tous plus dangereux les uns que les autres. Ils représentent à eux seuls les périls de Témérys mais tu peux ajouter à ça la proximité du Désert Hanté, au coeur duquel se trouve le Territoire des Damnés. Crois-en mon expérience, c’est le dernier endroit en Isoria où tu pourrais souhaiter te rendre. Seuls les plus Téméraires des Témérians s’y rendent, et on y compte encore bon nombre de disparitions chaque année… »

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