Chapitre 15

Lucia se glissa dans le lit, une main sur son ventre pétri d’angoisse. L’horloge du petit radio-réveil sur la table de chevet indiquait deux heures du matin, mais elle n’avait pas sommeil. Elle avait dormi une grande partie de la journée et ses yeux ne daignaient pas se fermer, tout comme son cerveau refusait de ralentir la cadence effrénée dans laquelle il tournait depuis le départ d'Uriel. Elle savait qu’il en était de même pour Alec, debout près du lit qui tapotait sur son portable les coordonnées qu’avait laissées leur mystérieux sauveur. Il était à cran et faisait les cent pas entre la chambre et le salon, sans décrocher les yeux de son téléphone. Par moment, il s'arrêtait pour ménager sa jambe blessée, mais repartait aussitôt, le front plissé de colère. Il bouillonnait.

Lucia se contenta de l'observer en silence. Elle ne l'avait jamais vu aussi contrarié et préférait le laisser ruminer plutôt que de s'y brûler. Inutile de lui demander son avis sur Uriel, c'était suffisamment évident. Pour sa part, elle ne savait pas quoi penser de ce dernier. Bien qu'il leur avait sauvé la vie, le voile de mystère qui l'entourait était bien trop épais pour qu'elle puisse lui faire totalement confiance.

Le visage d’Alec se décomposa bientôt et l’angoisse de Lucia monta d’un cran. Elle n’aimait pas du tout l’expression qui se dessinait sur le beau visage du médecin.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit-elle.

Il lui tendit le téléphone, irrité :

— Regarde par toi-même.

Lucia ignora le ton sec d’Alec et porta son attention sur l’écran qu’elle prit entre ses mains. Le curseur indiquait une région sauvage très boisée, trouée de plusieurs lacs et traversée par une seule route. Si, pour échapper aux démons, il fallait quitter la ville et se mettre au vert, Lucia n’y voyait pas d’inconvénient. Elle n’avait jamais songé à quitter Phoenix, mais maintenant que plus rien ne la retenait, pourquoi ne pas tenter l’expérience ? Un endroit où elle serait à l’abri de ces monstres s’avérait être une promesse alléchante.

— Le coin à l’air sympa…

— Dézoome, coupa Alec.

Lucia s’exécuta, et très vite, la lueur d’espoir passa, ses yeux s’agrandirent et son visage devint livide. Des montagnes, des lacs, des forêts sur des milliers de kilomètres séparaient le lieu de rencontre de Phoenix. La gorge sèche, elle manqua de s’étouffer en déglutissant.

— Dans le Yukon ? Il nous donne rendez-vous dans le Yukon ? s’insurgea-t-elle, au bord de la crise de nerfs.

Lucia se prit la tête dans les mains, laissant presque tomber le téléphone sur le lit. Il disparut rapidement dans la poche du médecin. La retraite rurale avait perdu de sa superbe ; Lucia ne se voyait pas franchir la frontière du Canada et quitter l’été éternel de Phoenix pour des monts enneigés du Grand Nord en plein mois de décembre. Elle remonta la couverture sur ses épaules en grelottant d'avance.

— On en a pour trois jours de trajet en voiture, crut bon de préciser Alec.

En guise de réponse, elle leva un regard noir sur lui. Il dut se rendre compte que son attitude ne faisait qu’empirer la situation, car l’instant d’après, sa voix s’était adoucie.

— On n’est pas obligés d’y aller. Tu peux rester ici autant de temps que tu veux. Je veillerai sur toi, je te protégerai.

Il prit place sur le lit et saisit délicatement les mains de Lucia dans les siennes.

— J’en aurai tout le loisir désormais, ajouta-t-il avec un sourire doux-amer.

L’ombre d’un sourire étira ses lèvres, une lueur brillant dans ses yeux, cependant Lucia garda le silence un long moment. Non pas parce qu’elle n’avait rien à lui répondre, bien au contraire, mais parce qu’elle désirait que cet instant dure toujours. Elle grava dans son cœur la douceur chaleureuse de ses mains sur les siennes, l’esquisse de son sourire qui dévoilait sa fossette et la profondeur abyssale de ses yeux qui la regardaient. Il y avait des millions de choses qui traversaient son esprit à ce moment-là, et rien ne semblait pourtant convenir à ce qui s’agitait et grandissait en elle. Elle avait pris sa décision et lorsque ses lèvres s’ouvrirent, sa raison et son pragmatisme prirent la parole :

— Je ne peux pas accepter de rester ici indéfiniment, je suis désolée. Je te remercie pour ton hospitalité, mais dès que je serai en remise, je rentrerai chez moi. Cette histoire ne te concerne pas et je ne voudrais pas qu’il t’arrive malheur par ma faute. Je t’ai déjà causé suffisamment d’ennuis. Je me débrouillerai seule. J’ai l’habitude...

Ces mots furent probablement les plus difficiles qu’elle eût à prononcer de son existence, car les larmes roulèrent cruellement sur ses joues. Sa vue brouillée l’empêchait de voir la réaction d’Alec, et de toute façon, elle n’osait plus le regarder.

Les mains du médecin quittèrent les siennes et Lucia essuya ses yeux rouges, redoutant la suite. Mais Alec enroula ses bras autour d’elle et la serra contre lui.

— Tu n’as pas à affronter ça toute seule. Plus maintenant.

Elle hésita avant de lui rendre son étreinte et pendant un instant, elle sentit son cœur battre plus fort dans sa poitrine, se gorgeant de sa chaleur et de son odeur. Lorsqu’il rompit le contact et s’écarta d’elle, Lucia eut l’impression d’être arrachée à une part d’elle-même. Là où leurs peaux s’étaient touchées irradiait un feu ardent, comme une plaie béante laissée à vif qu’il fallait absolument refermer.

— Reste, implora-t-il.

Dans les yeux noirs d’Alec brillait la même douleur que la sienne. Elle sécha les larmes qui brouillaient sa vue et Alec lui tendit un mouchoir. Elle accepta sans se faire prier, essuya ses yeux et moucha son nez. Son calvaire abdominal se réveilla et Lucia s'interrompit, réprimant une grimace de douleur. Elle devrait composer avec ce handicap, qui restreignait chacun de ses gestes et la rendait vulnérable, le temps que la blessure cicatrise totalement.

— Je vais te laisser te reposer, déclara Alec en se redressant. Il se fait tard.

Il porta la main à sa cuisse, à l’endroit de sa blessure, et passa la porte en lui souhaitant la bonne nuit.

Désormais seule dans la chambre du médecin, Lucia laissa sa tête reposer sur l’oreiller tendre et frais. La lumière jaune et diffuse dans laquelle baignait la pièce peinait à éloigner les craintes et les angoisses qui hantaient son esprit. Elle ferma les yeux un instant, mais l’avertissement de son cauchemar retentit dans sa tête comme une alarme et la maintint éveillée. À cela s’ajoutait le vent qui faisait claquer les volets de sa fenêtre. D’ordinaire, Lucia n’y ferait pas attention, mais ce soir, le bruit évoquait chez elle un monstre désireux de s’introduire dans la chambre, grattant contre la vitre de sa conscience pour l’obliger à se retourner avant de fondre sur elle. Elle refoula cette image au loin et s’empara de son livre, celui que l’inconnu avait rapporté de chez elle, son Almanach Démoniaque. Entre les premières pages de l’ouvrage, Lucia défroissa le morceau de papier sur lequel les coordonnées étaient inscrites dans une typographie tremblante. Il avait pris soin d’écrire au dos plusieurs conseils à suivre en cas de confrontation avec les démons. Lucia lut les lignes en frissonnant :

 

« Les démons craignent l’eau bénite, le sel et le nom de Dieu.

Évitez à tout prix les contacts physiques avec un démon, il pourrait prendre possession de votre corps.

Pour exorciser un démon, référez-vous à la page 333 de cet ouvrage.

Dessinez ces sigils sur vous pour vous protéger de la possession. »

 

Les croquis n’étaient pas très complexes et Lucia laissa son doigt suivre le tracé, intriguée par leurs significations. Avec quoi fallait-il les dessiner ? De l'encre ? Un simple coup de stylo suffirait ou devrait-elle se les faire tatouer ? Elle considéra un instant la peau blanche de ses bras ; les danseurs n'avaient pas le droit de se tatouer aux extrémités au risque d'attirer l'attention du spectateur sur autre chose que la chorégraphie.

Les morts ne dansent pas, songea-t-elle en serrant son poing d'amertume.

 

Lucia n’avait jamais lu quoi que ce soit au sujet de ces sigils, mais elle mourrait d’envie d’en découvrir plus. Elle feuilleta l’almanach à la recherche des symboles protecteurs, mais le livre n'en faisait pas mention. Il dressait cependant la liste des différents démons, en passant par les plus connus jusqu’aux petites frappes, les démons inférieurs. Azazel, Asmodée, Méphistophélès, Samaël et bien d’autres, tous plus dangereux les uns que les autres, tous plus cruels que le démon précédent.

Les pages crissaient sous ses doigts crispés de peur, mais Lucia était incapable de s’arrêter de les tourner. Elle était forcément dedans. Elle devait la trouver et découvrir son point faible. Lorsqu’elle tourna la dernière page du livre, la déception s’abattit sur elle comme une chape de plomb. Lucia laissa échapper son irritation dans un claquement de langue et repartit du début. Lorsqu’elle l’eut relu trois fois et qu’elle fut certaine que le nom de Nié n’y figurait pas, elle referma l’almanach d’un geste plein de rage. Pourquoi avoir rapporté ce livre s’il ne contenait aucune information sur le démon qui la pourchassait ? À moins que ce ne soit pas pour cela qu’il l’ait ramené. Lucia reprit le livre entre ses mains et tourna les pages jusqu’à tomber sur un texte en latin, page trois cent trente-trois. 

 

« Exorcizamus te, omnis immundus spiritus

omnis satanica potestas, omnis incursio

infernalis adversarii, omnis legio,

omnis congregatio et secta diabolica.

Ergo draco maledicte

et omnis legio diabolica adjuramus te.

cessa decipere humanas creaturas,

eisque aeternae Perditionis venenum propinare.

Vade, Satana, inventor et magister

omnis fallaciae, hostis humanae salutis.

Humiliare sub potenti manu dei,

contremisce et effuge, invocato a

nobis sancto et terribili nomine,

quem inferi tremunt.

Ab insidiis diaboli, libera nos, Domine.

Exorcizamus te, omnis immundus spiritus

omnis satanica potestas, omnis incursio

infernalis adversarii, omnis legio,

omnis congregatio et secta diabolica.

Ergo draco maledicte

et omnis legio diabolica

adjuramus te.

Cessa decipere humanas creaturas,

eisque aeternae Perditionis venenum propinare.

Ut Ecclesiam tuam secura tibi facias libertate servire

te rogamus, audi nos. »


 

Elle le lut plusieurs fois et se mit en tête de le mémoriser. Il n’y avait pas besoin de savoir tuer un démon, seulement de savoir comment le renvoyer en Enfer, comprit-elle.

Sous le tissu rêche de son vêtement, un fourmillement désagréable la fit grimacer. Elle se souvint alors de sa blessure au ventre et porta machinalement sa main sur le pansement. Pourtant, elle ne sentit pas le relief du bandage ni la douleur dans son abdomen sous sa main. À la place, la moiteur chaude d’un liquide épais colla au bout de ses doigts.

Paralysée, elle baissa péniblement les yeux pour observer son ventre, laissant tomber le livre au sol.

Une fente partageait son abdomen en deux et un flot carmin s’en écoulait sans discontinuer. Elle retira sa main, mais la brèche se transforma en gueule béante, remplie de dents tranchantes comme des lames de rasoir, et attrapa son bras. L’os céda sous la pression dans un craquement sec et mou à la fois lorsque la chair se déchira sous les crocs de la gueule. Lucia regarda, impuissante, le moignon rouge et sanglant de ce qui était son bras une seconde plus tôt, spectatrice du repas macabre de la bête. Elle hurla. Mais aucun son ne sortit de sa bouche et la douleur vive irradiait de son membre tranché. De son autre main, elle partit à la recherche de ce qui lui manquait, fouillant dans le ventre-gueule avec l’énergie du désespoir. Elle savait que c’était idiot. Qu’elle ne pourrait pas raccrocher sa main sur son bras miraculeusement. Mais elle devait le tenter.

Crac.

Lucia se figea en comprenant qu’elle ne reverrait aucune de ses deux mains. L’envie de hurler le disputait à celle de pleurer. Elle appelait à l’aide, mais sa bouche ouverte n’émettait aucun son. Alec était là, à quelques mètres d’elle, derrière la porte de la chambre. Il saurait quoi faire. Elle devait l’appeler, le réveiller, ramper jusqu’à lui s’il le fallait.

Elle se laissa tomber du lit en glissant sur la rivière pourpre. Elle rampa, mais son corps s’enlisait dans le fleuve de son sang. D’immenses pattes d’araignée velues sortirent de son ventre ouvert. Elles griffèrent le visage de Lucia, grattèrent le parquet, tirèrent sur les draps et renversèrent le mobilier. Tout autour d’elle était sens dessus dessous. Lucia s’enfonçait doucement dans le chaos et dans le sol. Elle agita ses moignons à vif en vain, les larmes dévalèrent ses joues tandis que ses lèvres se déformèrent dans un hurlement sourd. Mais sa complainte silencieuse fut avalée.


 

***

 

Un cri perça son sommeil léger et ses sens en alerte le firent se redresser de son lit-canapé. Son cœur tambourinait dans sa poitrine lorsqu’il en identifia l’origine. Le cri venait de sa chambre. Le cri venait de Lucia. Il sauta de son canapé d’un bond et, en quelques enjambées, fut à la porte de sa chambre. Alec ne s’encombra pas à frapper pour s’annoncer : il ouvrit le battant et alluma les lumières de la pièce. Son cœur se pinça lorsqu’il reconnut sur le visage de la jeune femme la même terreur que lorsqu’elle avait vu le fantôme dans sa chambre d’hôpital. Il avait déjà fait l’erreur de ne pas la croire, il s’était promis de ne pas réitérer.

— Tu… vas bien ?

Le souffle court, la bouche sèche, Alec balaya la pièce à la recherche du danger. La fenêtre était toujours fermée et le sel formait toujours une ligne bien droite. La barrière protectrice était intacte. La pièce était exactement dans l’état où il l’avait laissée. Seule la forme recroquevillée de Lucia, qui contenait ses larmes et tremblait comme une feuille dans le lit, se dénotait dans le décor. Alec franchit la distance qui les séparait en trois foulées et ouvrit ses bras à la jeune femme qui se blottit contre lui. Ses doigts fins s’agripèrent à son t-shirt, tirant fort sur le tissu dans son dos. Plus elle tremblait, plus il resserrait son étreinte et plus elle enfonçait son visage contre son cœur.

— Je… j’ai fait… un cauchemar... finit-elle par avouer en s’essuyant les yeux.

— Je suis là, maintenant. C’est fini. Tout va bien.

Les mots lui manquaient cruellement et il espérait que son geste pallierait à cela, caressant avec douceur la longue chevelure pourpre de Lucia. Elle s’écarta de lui une fois que sa respiration eut retrouvé sa régularité, et ses cheveux restèrent emmêlés entre ses doigts. Elle renifla une dernière fois, visiblement plus maîtresse d’elle-même :

— Désolée de t’avoir réveillé.

Alec vint s’asseoir à côté d’elle sur le lit, l’anxiété quittant son corps dans une vague de fourmillements.

— Ne le sois pas, la rassura-t-il de sa voix la plus douce. Ça va aller ?

Elle hocha la tête cependant ses épaules tremblaient encore sous son ample t-shirt. Elle cacha ses mains sous les draps pour les réchauffer, les frottant frénétiquement l’une contre l’autre. La pièce n’était pourtant pas si fraîche. Alec se redressa et la douleur aiguë de sa jambe le foudroya. Les analgésiques ne faisaient plus effet et il avait donné les derniers comprimés à Lucia.

— Je reviens, indiqua-t-il en quittant la pièce un moment.

Il réapparut rapidement avec une couverture dans les bras qu’il étendit sur le lit. Les mains avides de Lucia s’en emparèrent comme d’un trésor et la remontèrent jusqu’à son cou. Son soupir d’aise fut un soulagement pour lui et l’ombre d’un sourire étira ses lèvres.

— Essaie de te rendormir, dit-il alors qu’il quittait la chambre.

Mais la voix implorante de Lucia s’éleva :

— S’il te plaît, reste.

Il haussa un sourcil à son encontre, incertain de bien comprendre sa demande.

— Le canapé ne passe pas la porte, tu sais.

Elle se mordit la lèvre inférieure.

— C’est pas ce que j’ai voulu dire, se défendit-elle.

Alec regretta aussitôt son trait d’esprit. Ses grands yeux rouges le dévisageaient, teintés d’angoisse et de crainte, brillants d’une supplique muette. Les joues d’Alec prirent feu lorsque l’idée de partager le lit avec elle effleura sa conscience. Était-ce vraiment une invitation à la rejoindre ? Impossible. Il se fourvoyait assurément. Elle indiquait pourtant du regard la place vide à sa gauche. Le lit était suffisamment large pour accueillir deux personnes, mais Alec n'avait jamais eu l'intention de le partager avec qui que ce soit. Il s'était résigné à dormir sur le canapé dès lors qu'il avait installé Lucia dans sa chambre. Alec déclina l'invitation en secouant la tête, ravivant accidentellement par ce geste ses courbatures, mais Lucia insista, tapotant le matelas, promettant que c'était juste pour cette nuit. Alec ne put que capituler devant tant de détermination qui, il le savait, camouflait sa peur.

— Je vais chercher mon oreiller, dans ce cas.

Le visage de Lucia s’illumina brièvement avant de se teindre d’une jolie couleur rose. Il quitta la pièce d'un pas rapide et se passa la main sur sa nuque crispée pour la détendre. Le canapé n’était pas confortable et la nuit sur le sol avait apporté son lot de courbatures. Il se félicita d’avoir refait le lit pour Lucia, mais songea avec amertume qu’il lui avait infligé une nuit dans l’inconfort patent du divan. Il ramassa son oreiller tombé au sol et revint sur ses pas. Le visage de Lucia était occulté par sa crinière pourpre lorsqu’il pénétra de nouveau dans la chambre à coucher. D’un geste du doigt, il éteignit l’interrupteur et plongea la pièce dans l’obscurité. Bien vite, les derniers rayons de lune mêlés aux lumières jaunâtres de la ville toujours endormie nimbèrent la chambre d’une faible lueur, suffisante pour laisser deviner les contours des meubles. Dans la pénombre, Alec trouva le bord du lit et déposa l’oreiller sur le matelas.

— Tu es sûre que ça ne te dérange pas ? s’enquit-il en ouvrant les draps de son côté.

Elle réfléchit avant de donner sa réponse :

— C’est vrai que ça fait bizarre. Toute cette situation est bizarre de toute façon. Je suis chez mon médecin, je dors dans son lit et maintenant je l’invite à dormir avec moi.

Elle se prit le visage dans les mains pour cacher son embarras et lorsque sa tête émergea enfin après un moment, ses traits étaient tirés, mais dans sa voix résonnait sa détermination :

— Je sais que c’est idiot... Et ça me met très mal à l’aise de te demander ça. Mais si tu savais comme j’ai peur à chaque fois que je suis seule... Si tu savais comme elle me hante, comme elle se glisse dans mes pensées et ne me laisse aucun répit… Je veux juste que ça s’arrête.

Elle essuya ses yeux larmoyants du bout de ses doigts fins et posa son regard sur lui. Le besoin pressant de la rassurer s’imposa à son esprit, mais Alec le refoula. Comment lui montrer son soutien sans s’imposer à elle ? Y avait-il quelque chose qu’il pouvait lui dire pour la rassurer ?

Les fusibles de son cerveau grillèrent, usés par la fatigue et Alec laissa venir les mots :

— Je ne suis plus ton médecin.

Dans la pénombre, il discerna péniblement l’expression d’hébétude qui fit s’agrandir les yeux de Lucia. Il finit de se glisser dans les draps et posa sa tête sur l’oreiller moelleux.

— Comment ça ? demanda-t-elle.

— Eh bien, répondit-il avec hésitation comme il sentait le regard inquisiteur de la jeune femme sur lui, il semblerait que je ne sois plus titulaire à l’Hôpital de Phoenix. J’ai eu beau vérifier, passer mes mails au peigne fin, appeler mes collègues et mes patients, mais rien. J’ai tout simplement disparu du système. Même mon bipeur est désactivé…

Il interrompit son soliloque comme elle croisait les bras sur sa poitrine, un air désapprobateur sur son visage angélique.

— Désolée que tu aies perdu ton travail à cause de moi, siffla-t-elle. Il manquerait plus qu’un démon en veuille à ta vie maintenant !

Décidément, la fatigue aura eu raison de son bon sens. Il n’était pas le seul à avoir perdu quelque chose ces derniers jours. Elle aussi avait tout perdu. Il inspira profondément et reprit en se massant les tempes, dans l'espoir de réparer son erreur :

— Pardonne-moi, je ne sais plus ce que je dis… Je suis un imbécile.

— Je ne te le fais pas dire, approuva Lucia en se retournant dans les draps. Bonne nuit, Inconnu-de-l’autre-bout-du-lit.

Alec se mordit la lèvre et accepta son châtiment en silence, broyant dans ses poings serrés sa bêtise. La fatigue lui brûlait les yeux depuis qu'il les avait rouverts, accompagnée d'une migraine carabinée qui lui barrait le front. S'ajoutaient à cela les picotements des sutures qui lui tiraient la peau sous leurs pansements et son corps perclus de courbatures et contusions. Mais le sommeil le fuyait, hors de sa portée, et le laissait en proie à son calvaire, couronnant la punition infligée d'un diadème écrasant.

Les démons et les fantômes ne hantaient pas ses rêves comme ils hantaient ceux de Lucia. Alec n'avait pas eu peur des monstres ce jour-là, il avait seulement eu peur pour Lucia. Il avait été terrifié à l'idée qu'il lui arrive malheur, terrifié à l'idée de la perdre, mais il ne pouvait pas s'en expliquer les raisons. Il avait seulement le sentiment que s'il venait à la perdre, il en mourrait. Le poids dans sa poitrine se fit plus lourd et le vide dans son âme s'élargit, ne demandant qu'une seule chose : elle.

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Alice_Lath
Posté le 21/08/2020
Y'a autre chose que j'aime bien dans cette histoire, c'est le soin que tu apportes au réalisme des blessures : ils ne vont pas faire des cabrioles avec ce qu'ils se sont pris et ça rend le tout très "vraisemblable", c'est une excellente chose je trouve ! Uriel donc, le bonhomme de la dernière fois. Il est bien perché en tout cas, il arrive, il repart comme une fleur sans plus d'explication. Tu m'étonnes que ça rende Alec ouf, à sa place je serais hyper énervée aussi
TheRedLady
Posté le 21/08/2020
Je te remercie pour ce beau compliment ❤️
Oui, Uriel c'est le cheveu dans la soupe d'Alec x)
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