Chapitre 15 : Elena (15 ans)

Par Zoju
Notes de l’auteur : Avec ce chapitre, nous retournons dans le passé. J'espère que cela vous plaira. N'hésitez pas à donner votre avis ! Bonne lecture ! :-)

Je prends appui sur un rocher pour me propulser vers une branche qui pend à deux mètres au-dessus de moi. Je l’atteins sans difficulté. Mon corps s’enroule autour et je me retrouve perché dessus à califourchon. Mon regard scrute les environs. Rien ne bouge. Je dois encore traverser le fossé si je veux avoir une chance. Je repars et atterris de l’autre côté, le tout avec souplesse. Je pense que ce coup-ci, elle aura du mal à me débusquer. Je m’autorise à ralentir la cadence. Soudain, le buisson derrière moi craque. Sans prendre la peine de me retourner, je m’élance à toute vitesse à travers la forêt. J’ai parlé trop vite. Je saute, mais au moment où je suis en l’air, on m’attrape par la taille et l’on me plaque au sol. Le tas de feuilles mortes amortit ma chute. Je râle, j’ai encore perdu. Je sens un poids sur ma poitrine. Je lève les yeux pour remarquer ma grande sœur Luna qui me toise avec un sourire triomphant. Je tente tant bien que mal de lui lancer un regard mauvais, mais je finis par éclater de rire. Mon ainée me rejoint rapidement dans mon hilarité et se jette à côté de moi. Notre humeur joyeuse résonne encore un bon bout de temps avant que nous parvenions à nous calmer. Toutefois, je n’arrive pas à effacer le sourire sur mes lèvres. Je me redresse.

- Luna ! m’exclamé-je.

- Quoi donc, Elly ? demande pensivement ma sœur en train d’enlever les feuilles qui se sont accrochées dans mes cheveux.

- Un jour, je gagnerais !

Luna suspend son geste quelques secondes avant de reprendre sa tâche laborieuse.

- Peut-être, mais pas aujourd’hui, petite sœur.

J’empoigne un tas de feuilles mortes et les lui balance en pleine figure. N’importe qui se mettrait en colère, mais Luna se contente pour sa part de lever les yeux au ciel en souriant de plus belle.

- On va dire que je l’ai bien cherché, reconnait-elle.

- En effet.

L’instant d’après, elle se redresse d’un bond.

- Allez, petite sœur, il est temps de rebrousser chemin. Il va bientôt faire nuit.

Ma jovialité disparait aussi sec.

- Je n’ai pas envie de rentrer, avoué-je.

Luna m’attrape par les aisselles pour me forcer à me lever à mon tour.

- Je sais que cette maison te met mal à l’aise, mais il se fait tard et tu n’ignores pas que maman ne supporte pas nous voir trainer dans les bois quand il fait noir. Cesse tes caprices.

- Magda va encore me sermonner, dis-je en remarquant l’état pitoyable de mes vêtements.

- Pas de discussion ! rétorque ma sœur catégorique en me poussant dans le dos.

- Ce n’est pas toi qui seras privée de dessert, grommelé-je.

- Ne va pas me faire croire que c’est ça qui se préoccupe ! Tu as passé l’âge ! s’esclaffe Luna. Et puis, pour info, personne n’ignore que tu vas grignoter dans les étagères quand maman est au lit.

Je vire cramoisie. Zut ! Moi qui espérais bien m’en sortir sur ce coup-là, c’est raté. Sur ce, côte à côte, nous nous mettons en marche en silence.

- Je pense que cela ferait plaisir à Magda que tu l’appelles maman, déclare soudain Luna.

Je me rembrunis.

- Ce n’est pas ma mère.

Mon ainée me fusille du regard.

- Bien sûr que si !

- Pas pour moi.

- Tu ne l’aimes pas ? hésite-t-elle.

L’irritation devient plus forte.

- Luna, s’il te plait arrête ! Tu sais très bien où je veux en venir.

Un voile de tristesse transparait sur le visage de ma sœur. Elle attrape ma main. Je la laisse faire.

- Tu as raison. Pardonne-moi, Elena.

Mes doigts se resserrent sur les siens. Je ne désire plus repenser au passé. Il m’est encore trop douloureux. Ma mère est morte à mes cinq ans. Après avoir été baladé d’un endroit à un autre, j’ai finalement été adopté par Magda quand j’eus dix ans. Cela fait cinq ans que je vis ici avec Luna et sa mère. Nous émergeons de la forêt. Notre maison se trouve un peu plus loin. Plutôt petite, j’ai toujours aimé la coquetterie qu’elle dégageait avec ses fleurs aux fenêtres. Magda en prend grand soin. La cuisine est éclairée. Ma mère adoptive doit être en train de faire le repas. Nous pénétrons dans le hall d’entrée. Étonnement, je ne ressens aucune odeur de cuissons. Avec un peu de chance, je pourrais m’éclipser discrètement avant de me faire remarquer pour me changer. Malchance pour moi, Luna claque la porte un peu trop fort. La tête de Magda apparait directement après dans l’embrasure.

- Ah, c’est vous ! Nous avons de la visite. Venez saluer nos hôtes.

Je soupire. La poisse ! Je n’ai vraiment pas envie de voir quiconque aujourd’hui. À regret, je m’avance. Magda remarque alors l’état de mes vêtements et lève les yeux au ciel.

- Quand feras-tu un peu plus attention, Elena ? me sermonne-t-elle. Va d’abord te changer !

Je fais une moue de désapprobation. Il est si important que ça notre visiteur. Je dépasse ma mère adoptive et commence à monter les marches au moment où une voix masculine m’arrête.

- Ce n’est pas la peine, Magda ! Qu’elle vienne.

- Bien, Friedrich !

Elle tourne la tête vers moi.

- Eh bien ? Qu’est-ce que tu attends ?

Je me dépêche de descendre et entre dans la cuisine. Deux militaires se trouvent assis à la table, une tasse de café devant eux. Si l’un parait avoir l’âge de Luna, l’autre est clairement plus vieux. Que fait l’armée ici ? Luna échange quelques mots avec le plus âgé. La discussion se stoppe net quand l’homme me remarque. De carrure impressionnante, je me sens minuscule à côté de lui. Je ravale ma timidité et me présente à lui.

- Enchantée, monsieur. Je m’appelle Elena.

Il écrase la main que je lui avais tendue avec une poigne de fer.

- Enchanté, jeune fille. Je suis le maréchal Friedrich Darkan.

Son regard marron me détaillant avec attention me met particulièrement malaise. Il est si oppressant que je retiens ma respiration pendant de longues secondes. Il finit par revenir à Luna. Je me détends quelque peu. Discrètement, je recule. Je remarque que son subordonné ne me quitte pas des yeux. Cela m’embarrasse plus que je ne le voudrais. Un sourire apparait sur ses lèvres quand il constate que je l’observe également. Je m’empresse de tourner la tête pour reporter mon attention sur le maréchal lorsqu’il déclare à ma sœur :

- Luna, tu as tellement grandi que je ne t’aurais pas reconnu. Je suis venu te chercher.

Il me faut un certain temps pour que cette dernière phrase se fraie un chemin dans mon cerveau. Luna ne semble pas particulièrement surprise, mais son regard a perdu son éclat habituel.

- Il en a toujours été convenu ainsi. Laissez-moi un instant pour aller récupérer mes affaires.

Le militaire sourit.

- Rien ne presse. Prends ton temps.

Mon ainée tourne les talons. Je sors enfin de ma torpeur et me campe devant le maréchal.

- Luna n’ira nulle part ! m’exclamé-je.

L’homme m’ignore pour interpeller ma mère adoptive.

- Magda, votre travail laisse à désirer.

Celle-ci se plie en deux.

- Veillez l’excusez, Friedrich ! Elena cesse tout de suite d’importuner notre visiteur.

C’est bien le cadet de mes soucis. Cet homme débarque, de je ne sais où, pour me voler ma sœur et on me demande de me calmer ? Ils peuvent rêver !

- Vous n’avez pas le droit de prendre Luna. Pourquoi… 

- Ça suffit Elena ! me coupe sèchement Luna qui m’agrippe le bras. Ce ne sont pas des manières ! Excuse-toi tout de suite !

Je ravale ma dernière phrase. Le maréchal me fixe avec froideur. Il se lève de sa chaise. Je dois me tordre le cou pour ne pas quitter son regard des yeux.

- Écoute-moi bien, jeune fille, articule-t-il. Luna a 18 ans et depuis sa naissance, il est prévu qu’à cet âge, elle s’enrôle dans l’armée. Tu ferais bien de prendre exemple sur elle, car dans trois ans ce sera ton tour.

- Je ne vous dois rien, craché-je.

- Oh que oui ! Et tu vas m’obéir, Elena Darkan.

J’écarquille les yeux. Ai-je bien entendu ou cet homme a rattaché son patronyme à mon prénom ? Luna me tire légèrement en arrière.

- Viens, petite sœur. Laissons père discuter avec maman.

Dans les escaliers, je murmure :

- Il ne peut pas être mon père. Ma mère m’a toujours dit qu’il était mort.

- Tout ça n’était que mensonge.

J’empoigne le bras de mon ainé. Je ne peux pas y croire.

- C’est impossible ! C’est ton père, pas le mien !

Luna ne réagit pas directement. Elle finit par me faire face et poser ses mains sur mes épaules pour me forcer à la regarder.

- Friedrich Darkan est autant ton père qu’il est le mien. La seule différence est que nous n’avons pas la même mère.

J’ignore pourquoi, mais ces mots sonnèrent pour moi comme une insulte. Ne remarquant aucune réaction de ma part, Luna me traine jusque dans notre chambre. Je suis complètement amorphe. Ma sœur m’assoit de force sur mon lit et commence à emballer ses affaires. Je l’observe, perdue. J’ai envie de hurler, mais mes lèvres restent coller les unes contre les autres. Je ne dis rien, Luna non plus. De temps à autre, je croise ses prunelles similaires aux miennes et à cet homme. Incapable de soutenir son regard, je détourne systématiquement les yeux après. Luna brise finalement le silence :

- Désolé de t’avoir caché cela, Elena ?

- Depuis quand es-tu au courant ?

- Toujours.

Mon cœur se serre brutalement. Je me sens trahie.

- On m’a fait jurer de ne rien te dire, s’empresse de rajouter mon ainée en remarquant la détresse qui me submerge.

- Pourquoi ?

Luna soupire.

- Aucune idée.

Après une hésitation, je demande :

- Es-tu vraiment ma sœur Luna ?

Luna se retourne violemment et vient m’enlacer contre elle.

- Bien sûr, Elena ! Je le suis et le resterai toujours.

Les larmes se mettent à couler. Luna remarquant ma tristesse resserre son étreinte.

- Sois forte, Elena ! Ce n’est qu’un au revoir. Nous nous reverrons.

- Tu vas me manquer, articulé-je la gorge nouée par l’émotion.

Je sens ses lèvres se poser sur mon front.

- Toi aussi.

Luna s’écarte et empoigne ses bagages. Toutefois, avant qu’elle ne sorte, elle s’accorde un instant pour porter une main à son visage. Étant de dos, je n’arrive pas à voir l’expression qu’elle aborde, mais j’ai comme l’impression d’avoir perçu un sanglot étouffé. Puis sans s’attarder davantage, mon ainée abaisse brusquement le poignet et quitte la pièce. Je la suis avec réticence. Notre père patiente en bas de l’escalier. Il se tourne vers le jeune homme à ses côtés.

- Charles prenez les affaires de Luna et attendez-nous dehors.

Celui-ci s’exécute aussitôt. Magda me fait clairement savoir que ma présence n’est plus désirée. Je sors. J’aperçois le subordonné du maréchal qui range la valise de Luna dans le coffre d’une voiture. Son attention se porte sur moi, alors qu’il ferme la portière. En quelques enjambées, il est à mes côtés. J’essaye de l’ignorer, mais il semble du genre à s’imposer.

- C’est toi la deuxième fille du maréchal ? demande-t-il.

Je me raidis.

- Je ne connais pas cet homme, dis-je en m’obstinant à fixer le sol.

Une main apparait dans mon champ de vision. Je m’arrache à la contemplation de l’herbe pour poser mon regard sur mon interlocuteur. La première chose qui me frappe chez ce soldat, ce sont ses yeux que je trouve très beaux. D’un gris avec une pointe de jaune, ils me happent instantanément.

- Je me présente, je suis le sergent Charles Tellin et toi ?

Je reprends mes esprits au son de sa voix.

- Je pense que tu le sais déjà, soupiré-je.

Il me sourit.

- Peut-être, mais j’aimerais que tu me le dises.

J’empoigne la paume qu’il me tend.

- Je m’appelle Elena.

J’ai fait exprès d’omettre mon nom de famille. Je ne l’accepte pas. Charles ne le relève pas. La porte derrière nous s’ouvre.

- Nous nous reverrons, déclare le sergent.

Est-ce une demande ou une affirmation ? Je l’ignore, mais étrangement j’ai l’impression que cette rencontre n’est qu’un début. 

- Peut-être, dis-je évasivement.

- Dans ce cas, à bientôt !

Après une ultime pression, il lâche ma main et se place aux côtés de son chef. Luna se tient légèrement en retrait le regard complètement éteint. Face à cette vision, mon cœur se pince. Ce n’est pas la Luna que je connais. Ma sœur se rapproche et me serre une dernière fois contre elle avant de s’éloigner. Surprise par cette étreinte si quelconque, je m’apprête à lui emboîter le pas, toutefois le maréchal m’empêche de la rejoindre en se campant devant moi, un paquet dans les bras.

- Elena, tu as trois ans pour manier cette arme, m’ordonne-t-il en me fourrant l’objet dans les mains. Ne me déçois pas !

Sans rien rajouter, il tourne les talons pour se diriger vers sa voiture où il s’installe à côté de Luna. Comme dans un rêve, la voiture démarre et ils disparaissent. Je sens une pression sur mon épaule.

- Je vais préparer le repas, me dit Magda. Veux-tu que je fasse quelque chose de spécial ?

- Peu importe, dis-je en me dégageant.

Je me dépêche de rentrer et cours m’enfermer dans ma chambre. Avec un mélange de hâte et de crainte, j’ouvre le paquet du maréchal. Je reste paralysée en découvrant son contenu, une épée. Je serre le pommeau entre mes doigts. La rage explose en moi. Il m’ordonne de savoir m’en servir ? Très bien, il aura ce qu’il voudra, mais je lui ferai regretter cette humiliation.

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