Contre toute attente, le train avait filé, malgré l’attentat qui avait eu lieu en gare. Sur le moment, Hétaïre n’avait pas eu conscience de la menace qui planait sur son départ : elle était demeurée debout, face à la vitre, alors même que le train semblait glisser à travers la ville, puis son immense périphérie. L’image de la tête sanguinolente de la Gardienne s’était comme imprimée sur sa rétine. A mesure que le train prenait de la vitesse pour s’élancer dans les campagnes vides, les détails s’estompaient et la vision devenait grotesque, presque comique, un membre bêtement arraché de sa place d’origine. Seule demeurait la sidération, le sentiment qu’elle avait assisté à un événement contre-nature. Elle se reprochait d’avoir été incapable de mémoriser le visage des tueuses, elle ne voyait plus que deux silhouettes sombres, deux spectres épouvantables tout droit sortis des contes merveilleux que lui racontait Miranda quand elle était petite.
Elle ne parvint à s’asseoir qu’au bout d’une demi-heure de trajet, et prit conscience de sa chance : les spectres avaient détourné l’attention de la gardienne de l’ordre et aucun injonction n’avait visiblement été donnée pour interrompre la circulation des trains. Les attentats les protégeaient, elle et Gaius. En repensant à lui, elle se rappela que celui-ci devait se trouver dans une situation pour le moins délicate : s’il était parvenu jusqu’à la SPH, qui sait ce que Natalievitch avait pu lui dire ? L’avait-elle seulement laissé repartir ? Et si c’était le cas, avait-il trouvé un moyen d’échapper aux regards après la diffusion de l’avis de recherche ?
Elle jeta un œil au compartiment : elle était bien seule. Le train ne circulait-il que pour elle ? Ce n’était pas impossible. Elle sortit le lecteur de nanodossier, une petite boîte compacte munie d’un écran tactile permettant d’accéder aux messages et aux fichiers. Hétaïre inséra le nanodossier que lui avait donné Gaius dans un minuscule compartiment. L’écran s’alluma instantanément pour donner accès à un menu. Le nanodossier de Gaius était un modèle élaboré permettant le stockage d’un nombre impressionnant de données ; il pouvait recevoir les messages dictés par le porteur de sa puce-mère, mais aussi en transmettre. Elle ne comprenait pas comment Gaius était parvenu à dissimuler l’implant situé à la base de son cervelet au Centre ; il devait être particulièrement discret et comprendre un dispositif neutralisant les capteurs des sondes utilisées pour identifier les instruments électrobiologiques. Cela valait une fortune, mais Gaius lui avait dit qu’il venait d’une famille riche. Elle aurait rêvé de pouvoir s’offrir un tel joujou durant ses études.
Elle fut déçue, et d’autant plus inquiète, de constater que Gaius n’avait encore envoyé aucun message. Cela ne présageait rien de bon. Elle jeta son regard à travers la vitre, comme si elle espérait l’apercevoir dehors. Le train filait si vite que le paysage ne se présentait que sous la forme d’un entrelacs de lignes colorées. On percevait le soleil amorçant sa descente, des franges d’arbres et la platitude d’un bocage. Rien qui n’évoquât l’être humain. Le train devrait marquer plusieurs arrêts avant d’arriver à Bergen. Elle se rendit compte, un peu tardivement, qu’elle aurait froid en arrivant là-bas. Elle en frissonna par avance.
En jetant de nouveau un œil à l’écran du lecteur, elle put constater que Gaius ne s’était toujours pas manifesté mais vit aussi que le menu affichait un dossier intitulé « thèse ». Gaius l’avait invité à lire son travail et il se trouvait qu’elle avait du temps devant elle et une vision d’horreur à essayer d’oublier. Elle ouvrit le dossier et le parcourut : elle se voyait mal lire l’intégralité d’une thèse sur un écran si petit mais elle fut soulagée de voir que son lecteur, même un peu rudimentaire – c’était le moins cher qu’elle avait pu trouver – proposait une lecture audio des fichiers écrits. Elle sortit les écouteurs achetés un peu plus tôt, les enfonça dans ses oreilles et ouvrit le fichier intitulé « Introduction ». Elle fut surprise d’entendre la voix un peu rauque de Gaius lire studieusement :
« Dix années d’informations oubliées : une Histoire des Médias d’avant la Première Pandémie »
Par défaut, le lecteur utilisait la voix du propriétaire de la puce-mère. Hétaïre en fut, malgré elle, heureuse. Même si Gaius était injoignable, il lui paraissait tout proche. Elle eut aussi le sentiment que le mystère qui l’entourait, et n’avait cessé de s’épaissir, était sur le point de s’effilocher doucement, à l’image du paysage emporté par la vitesse.
« Dix années d’informations oubliées : une Histoire des Médias d’avant la Première Pandémie
« Thèse de doctorat soutenue par Gaius Gazineau, lui permettant d’obtenir le garde de Docteur en Etudes appliquées des Archives médiatiques.
« Comme il est d’usage dans un travail comme le nôtre, nous allons revenir succinctement sur les motifs qui nous ont amené à traiter de notre sujet et sur l’élaboration de notre corpus.
Le sujet de cette thèse est apparu à la faveur d’un stage de fin de premier cycle passionnant aux Archives de Bruxelles-la-Nouvelle. Rappelons tout d’abord que, à l’image de ce qui s’est passé sur tous les continents, les Archives centrales sont nées de la volonté de sauver tout un fonds documentaire qui menaçait de disparaître du fait de la mort d’un grand nombre de bibliothécaires et de la réorganisation des territoires à l’échelle du continent européen. Les archivistes des Etats d’Europe sont parvenus à récupérer un grand nombre de données, mais leur catalogage et leur organisation est une tâche infinie. Lorsque nous avons intégré les Archives au début de notre stage, il est apparu que les sources médiatiques, notamment, avaient été particulièrement délaissées. De manière assez logique, les archivistes ont produit un travail colossal du point de vue des données associées au domaine de la médecine et ont mis de coté certains sujets, dont l’étude est considérée comme peu utile.
Nous nous sommes donc plongés dans ce fonds documentaire inexploré et nous sommes donné la tâche de cataloguer et organiser les ressources médiatiques – numériques et « papier » - de la décennie précédant la Première Pandémie. Cette thèse est le produit de cette entreprise complexe.
Cette approche du contexte médiatique et donc, intellectuel (voir Harper et Jung pour l’identification de ces deux notions) des dernières années où les hommes étaient encore nombreux sur la planète a révélé des choses tout à fait troublantes et nous a amené à nous poser de nouvelles questions.
Pour poser, rapidement, les données du problème qui s’est offert à nous, j’exposerai tout d’abord un premier constat : la décennie précédant la Première Pandémie est marquée par ce que j’appellerai le mythe d’une menace misandre, ou d’un Complot Misandre, omniprésent dans les médias.
Nous sommes conscients que les notions de « mythe » et de « complot » sont complexes et devront être développées, ce que nous ferons amplement dans notre premier chapitre. Pour l’heure, disons simplement que les discours portés par les médias ne correspondaient pas aux faits : jusqu’à l’apparition du virus, la « domination masculine » (l’expression est ancienne et on ignore aujourd’hui l’identité de celui qui l’a forgée) demeurait une réalité. Les hommes n’étaient pas plus menacés dans leur intégrité physique ou dans leur influence que ne l’étaient les femmes.
Pourtant, nous verrons dans notre deuxième partie que les médias diffusaient un discours mettant en avant la perte de pouvoir des hommes à laquelle aurait logiquement répondu la prise de pouvoir des femmes. Des nombreux articles font état de cette peur chez les hommes – qui occupaient d’ailleurs majoritairement les fonctions d’éditorialistes à l’époque. Nous reviendrons précisément sur les « éléments de langage » employés par ces tenants de la menace misandre.
Notre troisième chapitre reviendra sur les réponses apportées par les contenus médiatiques proposés par les femmes et les militantes féministes – courant radical révolutionnaire qui a pratiquement disparu du fait des conséquences de la Grippe virile. Il est intéressant de voir que ces contenus, minoritaires, dénonçaient une logique perverse qui inversait les rôle de victime et d’agresseur.
Enfin, nous expliquerons qu’un tel contexte médiatique a eu des conséquences directes sur la vie politique et sociale des populations. Nous pensons à la manière dont certains « pays » (ancienne entité géographique et politique) ont acté des réformes d’envergure comme la pénalisation de l’avortement, la baisse d’aides sociales qui permettaient autrefois aux femmes de faire garder leurs enfants pendant qu’elles exerçaient leur activité professionnelle, ou encore la création de la Société Protectrice de l’Homme, lobby très influent qui existe encore aujourd’hui sous le nom de « Société Protectrice des Hommes ».
Cet itinéraire nous permettra, en conclusion, d’insister sur l’étonnante violence de cette lutte médiatique pour la préservation de l’influence des Hommes et la manière curieuse dont elle a comme « préparé » l’arrivée d’un virus dont on a d’abord dit qu’il résultait d’un Complot Féministe (ce qui a largement été démenti par la suite). Ces « médias » oubliés contiendraient-ils des éléments de réponse aux questions que nous nous posons encore sur les origines du virus et les modalités de sa diffusion ? Nous nous garderons de conclure, mais rappellerons l’intérêt qu’il y a, pour notre civilisation, à explorer le passé pour mieux comprendre notre présent. »