Chapitre 16 - P1

Notes de l’auteur : 1 - Pidoque = Pirate de l’Océan Chaud
2 - Zeaurageux = Monstre marin. Titanesque serpent de mer d’une dizaine de mètres de haut. Peut invoquer la foudre. Détruire un navire n’est qu’une broutille pour une telle bête mais elles sont très rares, Sophie soit louée. Ils sont attirés par le sang.

Les Sentinelles ne s’attardèrent pas à Témérys, tout comme elles n’avaient pas traîné à Nordys. Ce n’était qu’une étape, rien de plus. La rencontre de Solitaire et Voyageuse avait été tout à fait fortuite, mais cela arrangea Rose. En effet, cela signifiait qu’Yvanaël aurait moins de peine de son côté pour rassembler le reste des Sentinelles en vadrouille. La probabilité qu’il soit à temps à leur rendez-vous, fixé à environ un mois de l’instant présent, avait ainsi considérablement augmenté.

Yvanaël avait désormais moins d’une demi-douzaine de camarades à localiser puis rapatrier à l’Île du Commencement. Quant aux autres, même si Rose n’était pas certaine de leur position, elle avait confiance en sa détermination pour les ramener sans retard. Il était aussi préférable que le groupe de Rose soit celui qui ait retrouvé la Témérianne et l’Ombre. Non pas parce que c’était pratique mais car cela leur avait donné l’occasion de rencontrer la future Dix-Huitième. Qui sait, peut-être avait-elle précédemment décidé d’ignorer le rituel du corvus ? Peut-être aurait-elle fait comme d’autres Sentinelles et se seraient égarées ? Mieux valait ne pas trop nourrir ces sombres pensées…

Après avoir de nouveau déversé sa haine à grands cris, Voyageuse avait suivi sans sourciller. Elle gardait à l’esprit que son devoir restait la priorité avant son bon plaisir, surtout lorsque Solitaire se faisait une joie de le lui rappeler une fois de plus. C’était d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les deux femmes étaient si inséparables. Les qualités de l’une palliaient parfaitement les défauts de l’autre. Solitaire, contrairement à bien des Ombres, oubliait souvent de se soucier de son bien-être. Voyageuse s’occupait alors tout autant de lui dire de prendre soin d’elle que Solitaire la grondait pour son égoïsme.

Parcourir les quelques lieux séparant Port Courage de Témérys fut l’affaire d’une heure négligeable. Les chevaux avançaient à une cadence de pas régulière, trottant ou galopant parfois à travers la plaine pour satisfaire les fantaisies de leurs maître, désireux de prouver que leur monture était plus rapide que celle de leur voisin. Nathan participa volontiers à ce petit jeu fort divertissant, auquel il gagna à plusieurs reprises, au grand étonnement général. Son aisance surprit les plus récentes recrues, jusqu’à ce qu’il leur explique la discipline exigeante que sa mère lui avait imposée. Voyager à dos de cheval ne lui posait aucun problème. Cela l’enchantait même, en vérité, car cela le changeait de cette pollution sonore due aux moyens de transport moderne que l’on pouvait utiliser dans l’Autre Monde.

Cela lui donnait cette fausse impression de vivre une époque plus apaisée…

À leur arrivée à Port Courage, Nathaniel eut une vision correspondant plutôt fidèlement à ce qu’il avait imaginé. Le deuxième port du royaume, et économiquement la première infrastructure portuaire du Grand Continent, avait aussi fière allure que la description que Rose lui en avait faite un peu plus tôt. Non seulement cette extrémité de l’Océan Chaud débordait d’embarcations de tous genres et tailles, mais la terre ferme regorgeait également d’habitations souvent richement construites. La bourgeoisie prospérait indubitablement dans cette partie d’Isoria, ainsi que les pêcheurs et autres marchands puisque l’activité économique abondante jouait en leur faveur. Nathan pensa tout haut que c’était un bel exemple de cercle vertueux : les divers acteurs et consommateurs étaient attirés par la forte activité et cette dernière se multipliait en attirant toujours plus de clients et commerçants.

« Mesdames et messieurs, voici notre bâtiment, annonça Rose quand ils purent tous apercevoir le voilier. Je vous présente le trois-mâts le plus réputé d’Isoria. Le seul vaisseau qui puisse se vanter de naviguer en compagnie de Sophie, puisque vous pouvez voir une représentation de la petite fille en figure de proue, même si elle est loin d’être identique. Ce navire peut accueillir à peine moins de cinq cents marins. Membres d’équipages, officiers, soldats et invités confondus…

— Tu m’expliques comment il est encore à flot, la coupa Voyageuse.

— C’est bien simple. Aaron n’a pas pu se résoudre à le faire démanteler, le considérant comme un chef-d’œuvre. Bien entendu, il est défendu d’évoquer Sophie quand on parle de la proue. On préfère désormais décrire une belle femme, peut-être une sirène avec suffisamment d’imagination. On ne voudrait froisser personne...

— Non, bien évidemment… Et comment montons-nous à bord ? On passe d’habitude par des moyens beaucoup plus discrets qu’un tel monstre.

— Tu as raison, acquiesça Rose. Nous quittons cependant le Grand Continent pour un endroit où Aaron ne nous devrait pas nous suivre. La discrétion n’est donc plus autant de mise qu’au cours des semaines qui viennent de s’écouler. D’autres objections ?

— Oui, reprit Solitaire. Pourquoi ce navire et pas un autre ?

— Disons que je connais bien le commandant Mendoza ainsi que son second, le capitaine Brassard. Nous sommes tous trois des amis de longue date. Nous pourrons compter sur eux et la Tapéinótita pour franchir les obstacles qui se dresseront sur notre route et pour ne pas divulguer notre véritable identité. Il ne faudrait pas que trop de bruits circulent sur la présence de Maîtres à bord… et encore moins de Sentinelles ! On ne voudrait pas leur causer d’ennuis, voyager incognito est donc plus raisonnable. Je ne vous ai pas dit d’ailleurs, mais il voit son vaisseau comme une femme. Ne vous étonnez donc pas s’il se réfère à lui en disant ‘elle’ et pas ‘il’, ni s’il s’attend à ce que vous fassiez de même. Il vous paraîtra peut-être un peu loufoque au début mais n’oubliez pas que ce marin averti passe le plus clair de son temps en mer.

— On lui pardonnera son originalité, confirma Solange, t’inquiète pas. On n’est tous un peu dérangé, de toute façon, pas vrai ?

— Certains plus que d’autres, mais oui…

— Ahem… Du moment qu’son hospitalité vaut mieux qu’celle des Témérians, j’me plaindrai pas. ‘Reusement qu’c’est un loup d’mer, ils auront peut-êt’ mieux que de l’eau salée à nous servir sur ce rafiot, pis des cabines qui ressemblent à des vrais logements. »

Personne n’eut le temps de relever la pique de dérision de Solange car le commandant du Tapéinótita choisit cet instant pour apparaître au sommet de la rampe d’embarquement, Fylynx à son côté. Le chat avait encore une fois disparue sans que personne ne s’en rende compte. Il venait apparemment de communiquer leur présence à celui qui serait leur hôte pour probablement les semaines à venir.

« HA HA ! Tu disais vrai, tête de chat ! Tes flibustiers de copains sont là ! VOUS ENTENDEZ TOUS, hurla Mendoza à son équipage une fois retourné. Tout le monde sur le pont ! Montez dans les cordages et toutes voiles dehors, tas de canailles ! Préparez-vous à lever l’ancre et à m’faire flotter ce radeau mal ficelé ! »

La folie se percevait fort bien dans les exclamations du commandant de bord. Rose ne s’en alarma pas, habitué à l’extravagance de son ami. Elle le connaissait depuis si longtemps qu’elle appréciait même ses commentaires irrationnels et incohérents avec lesquels ses matelots devaient composer quotidiennement. Il s’exprimait beaucoup comme un hors-la-loi mais personne ne lui en tenait rigueur car ses compétences et son engouement étaient trop précieux. Sa bonne humeur était si entrainante, voguer sous son commandement devait être un véritable privilège, sinon un honneur.

« Par Sophie, c’est bon de te revoir Rose, continua-t-il en descendant la rampe. Ça fait bien trois semaines que tu nous a lâchés avec ton matou. P’tet même plus ! On t’attendait impatiemment, tu comprends, mes hommes en ont marre de glandouiller à terre à longueur de journée. La déesse sait ce que nous réserve les flots, mais personne ne dirait non à un peu d’action, que ce soit une échauffourée avec des Pidoques1 ou un affrontement légendaire contre un Zeaurageux.

— Allons, Mendoza, tu exagères, répliqua la Sentinelle du Commencement. Je n’ai pas traîné, tu peux le dire. Et puis tu sais bien que les pirates de l’Océan Chaud ne voguent pas là où nous nous rendons. De plus, je ne crois vraiment pas que tu apprécies de rencontrer un monstre marin comme un Zeaurageux. Il réduirait le Tapéinótita en miettes.

— Oui bon… Je sais, tout ça… de toute façon, il faudrait déjà qu’un suicidaire l’appelle pour qu’un tel serpent de mer nous attaque. C’est pas un de mes hommes qui ferait ça… HA ! Bref ! Te voilà, c’est tout ce qui compte. Pis pas seule, par ma barbe, tu n’avais pas menti !

— À ce propos, ta barbe brune est drôlement bien rasée aujourd’hui !

— Quelle insolence, moussaillon ! Sachez que seule ma femme peut me parler sur ce ton, madame !

— Tu es marié, Mendoza ? Tu me l’avais cachée…

— Avec l’océan pardi ! Un marin n’a besoin de rien d’autre que l’épave qui lui sert de navire, ainsi que quelques bouteilles du meilleur pour admirer le soleil se noyant dans les vagues…

— Je me disais bien qu’ils auraient du rhum, ponctua Solange.

— Tu es devenu poète, en plus. Mendoza, tu es extraordinaire.

— Madame, vous me flattez. Me feriez-vous l’honneur de me suivre jusqu’à vos quartiers ?

— Bien volontiers ! »

Tout ce petit monde emboîta donc le pas du commandant.

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