Alec l’inspectait de haut en bas d’un œil circonspect, la main sur le menton pour compléter l’air pensif qui fronçait ses sourcils. Lucia écarta les bras, dans l’attente d’une réponse :
— Alors ?
Lucia tapait du pied nerveusement. Faire les essayages pour un costume était pourtant habituel pour la danseuse, cependant la situation était radicalement différente et elle voulait en finir au plus vite. Le sweat bleu nuit tombait sur ses cuisses, et si elle ne remontait pas la fermeture à glissière, il lui glissait des épaules, et le bonnet lui écrasait les cheveux sur les yeux. Quant à l’écharpe qui camouflait le bas de son visage, elle lui chatouillait le nez jusqu’à la faire éternuer. Lucia était à deux doigts d’étouffer dans son déguisement lorsqu’Alec prit enfin la parole :
— Ça ne va pas. Autant mettre un panneau clignotant au-dessus de ta tête si c’est pour attirer autant l’attention.
Soulagée, Lucia se débarrassa sans attendre de son attirail, renversa sa tête en arrière et inspira une grande goulée d’air frais.
Dans la chambre désormais en désordre, les vêtements avaient rejoint les feuilles de papier au sol, empilés avec autant de délicatesse qu’un tas de feuilles mortes. Alec vidait tiroirs et placards à la recherche d’un accessoire adéquat.
Au bout du troisième essayage, la patience de Lucia commençait à s’effriter. Elle jouait avec la fermeture à glissière du sweat en observant Alec mettre à sac son propre appartement. Pour s’occuper, elle ramassa quelques chemises froissées et se mit en tête de les plier.
— Ah ! Voilà, fit-il triomphalement.
Alec tenait sur la pointe des pieds et attrapa une casquette qui dormait toute en haut de la penderie. Il l’épousseta avant de la lui tendre.
— C’est celle de mon père, précisa-t-il.
Elle avait l’air d’avoir vécu la guerre tant le tissu qui recouvrait la visière était étiolé. À une autre époque, elle avait dû être très flashy, mais à présent, la couleur était passée et il ne restait du rouge carmin qu’une vague coloration rose.
— Tu es sûr ?
Alec hocha du chef et Lucia prit religieusement l’objet entre ces mains. Elle se jura d’en prendre soin.
— Essaye-la.
Lucia vissa la casquette sur sa tête, mais elle était trop large pour elle. Elle la retira, régla la languette et ramena ses cheveux en une queue de cheval qu’elle entortilla et coinça dedans. Avec autant de masse capillaire fourrée à l’intérieur, elle ne bougerait plus !
— Mieux ?
La fossette apparut sur la joue d’Alec et il approcha sa main du visage de Lucia qui retint son souffle. Avec la douceur d’une caresse, il fit rentrer les mèches de cheveux qui dépassaient dans la casquette.
— Là, c’est parfait.
Plusieurs hypothèses traversèrent l’esprit de Lucia quant au feu qui brûlait si ardemment ses joues. Sa raison en choisit une et son cœur une autre.
— Tout va bien se passer, ne t’en fais pas.
Mais Alec se méprenait sur les raisons qui avaient poussé Lucia à baisser les yeux au sol.
— Je vais préparer mon sac et on sera prêts à partir, ajouta-t-il en s’écartant d’elle.
Alec sortit une valise de la penderie et entreprit de la remplir méthodiquement, strate après strate, jusqu’à ce qu’elle soit pleine tandis que Lucia ramassait les feuilles au sol. Sigils, notes, transcriptions et incantations s’entassèrent dans son sac de sport, pliés avec soin pour ne pas les froisser, seule la formule en latin trouva sa place dans l’une de ses poches.
Le plan était simple : sortir de l’immeuble par l’escalier de secours, courir jusqu’à la voiture puis foncer jusqu’à la banque pour retirer de l’argent liquide et enfin quitter la ville pour se rendre au lieu de rendez-vous, le tout sans se faire repérer par les démons. Comme ils n’avaient aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler un démon ni de ce qui les attendait dehors, ils avaient opté pour le déguisement. À priori, tout devrait bien se passer. Mais il fallait faire vite et partir tant qu’il faisait encore jour.
Alec referma la valise et se redressa enfin, constatant les dégâts que la pièce avait subis dans un froncement de sourcils dépité.
— J’ai commencé à plier, fit observer Lucia en désignant la chemise à demi pliée.
Le sourire franc qu’il lui adressa la fit rougir jusqu’aux oreilles et, alors qu’il s’approchait d’elle, ses mains remontèrent et descendirent frénétiquement la fermeture de son sweat.
Alec posa ses mains sur celles de Lucia qui se figea.
— Tu vas l’abîmer si tu continues, dit-il avant de lancer un regard circulaire sur la pièce. Je rangerai une fois qu’on en aura fini avec les démons, ne t’en fais pas. On doit se presser.
Lucia prit une profonde inspiration et saisit son sac de sport par la lanière.
— Non, c’est moi qui vais le porter. Toi, tu fais attention à tes points.
Joignant le geste à la parole, Alec s’empara du sac et de la valise avant de prendre la direction de la porte d’entrée. Lucia lui emboîta le pas, progressant avec lenteur pour ne pas réveiller le tiraillement sourd qui accompagnait ses mouvements. Elle pria intérieurement pour ne pas avoir besoin de courir une fois dans la rue.
Lorsqu’elle eut enfin rejoint Alec à la porte d’entrée, il avait déjà jeté un œil par le judas et avait enfilé un long manteau noir. Il lui fit pourtant signe d’attendre et Lucia s’immobilisa. Il sortit de la poche intérieure de son trench-coat une paire de lunettes de soleil.
— Pour cacher tes yeux, précisa-t-il en dépliant les branches.
Les lunettes posées sur son nez, la vision de Lucia était plus que médiocre dans l’obscurité tant les verres étaient foncés.
— J’y vois rien, fit-elle lorsqu’il eut ouvert la porte.
Le couloir était plongé dans le noir et ils comptaient bien s’en servir à leur avantage. La main d’Alec se referma sur celle de Lucia qui réprima un sursaut.
— Je vais te guider.
***
Ils progressèrent lentement dans le couloir obscur jusqu’à la cage d’escalier. La fine main de Lucia tenait toute entière dans la sienne. De l’autre, Alec portait la valise comme si elle ne pesait rien. Seul le sac de sport porté en bandoulière par-dessus son manteau gênait ses mouvements.
Ils avançaient à pas de fourmis, mais finirent par atteindre leur but : l’escalier de secours.
Alec ouvrit la fenêtre en grand et jaugea rapidement la hauteur entre les deux plateformes. La structure en tôle de l’escalier de secours était plus bas que le plancher du couloir, et, lorsqu’il jeta la valise de l’autre côté, il constata qu’elle était branlante.
Depuis les années Trente, ces escaliers n’étaient plus considérés aux normes et pouvaient même s’avérer dangereux. Son immeuble était l’un des derniers à être équipé de ce système de sortie de secours, cependant ils ne pouvaient pas prendre le risque de sortir par l’entrée principale. Alec donc contemplait leur seule option de fuite.
— Je passe en premier, annonça-t-il.
Joignant le geste à la parole, il enjamba le rebord de la fenêtre et se laissa glisser le long du mur jusqu’à atteindre la plateforme en métal. Les pans de son manteau claquèrent contre ses jambes, malmenés par le vent et les grilles en tôle s’agitaient sous lui, soulevées par les bourrasques.
— À ton tour, Lucia, dit-il en tendant les bras à la jeune femme.
Elle déglutit avec difficulté et une profonde inspiration souleva sa poitrine.
— Je... Je sais pas si je vais y arriver… Alec… J’ai peur...
Sa voix tremblait aussi fort que ses jambes et il n’eut pas besoin de voir ses yeux pour comprendre qu’elle fixait le sol sous ses verres solaires. Alec se débarrassa du sac de sport.
— Ne regarde pas en bas. Regarde-moi. Tu n’as qu’à te laisser glisser et je te rattraperai, promit-il.
Lucia leva le menton dans sa direction, les mâchoires serrées par les nerfs, avant de s’accroupir lentement sur le rebord. Les bras tendus, prêt à l’accueillir, Alec l’encourageait et Lucia suivit ses conseils malgré la crispation qui tordait son visage. Elle prit appui sur ses épaules et se laissa tomber dans ses bras. La structure métallique grinça sous leurs pieds et Lucia s’agrippa à lui comme à une bouée.
— Je te tiens, la rassura-t-il. Je te tiens.
Lucia blottie contre lui, son corps tétanisé était secoué de tremblements tandis que sa respiration hachée soulevait ses épaules par saccades. Alec resserrait son étreinte autour d’elle en la berçant jusqu’à ce qu’elle se calme enfin.
Lorsque Lucia lui fit signe qu’elle était prête, Alec la laissa reculer. Elle s’accrochait tout de même à son bras tandis qu’ils entamèrent leur laborieuse descente du quatrième étage jusqu’au rez-de-chaussée.
Les traits de Lucia se décrispaient à mesure que le sol se rapprochait. Fermement cramponnée aux rambardes grinçantes, Lucia suivait Alec de près. Positionné ainsi devant elle, il pouvait la rattraper en cas de chute.
Arrivés sur la dernière plateforme, Alec fit glisser l’échelle jusqu’en bas tandis que Lucia reprenait son souffle. Il jeta au sol tout ce qui l’encombrait et se retourna vers elle.
— Grimpe, dit-il en présentant son dos.
— C’était pas dans le plan, ça..., grinça Lucia.
Pourtant, elle s’exécuta et ainsi perchée sur son dos, Alec avait les mains libres pour s’accrocher aux barreaux de l’échelle.
— Tiens-toi bien, lui intima-t-il.
Lucia obéit et resserra ses bras autour de son cou. Alec lâcha le dernier barreau et retomba sur ses pieds. Il la laissa retrouver ses appuis, mais la douleur qui tordait son ventre l’empêchait de tenir debout. Elle s’écroula dans un râle contenu sur le bitume avant qu’il ait pu la rattraper.
— C’était pas dans le plan non plus, ça ! s’insurgea-t-elle, les dents serrées.
La casquette roula au sol et ses longs cheveux se libérèrent. Le cœur d’Alec s’emballa et sa peau fut parcourue de milliers de picotements. Il s’accroupit près d’elle, passa la main sous sa nuque tandis qu’elle croisait les bras sur son ventre. Il se confondit en excuses comme elle le fusillait du regard sous ses verres noirs.
— Laisse-moi regarder, implora-t-il. Il faut que je vérifie tes points...
— Aide-moi plutôt à me relever, le coupa Lucia en s’accrochant à son cou.
— Tu es sûre ?
Elle hocha la tête et fit mine de se redresser. Alec lui offrit son aide et lorsqu’elle fut sur pieds, un long soupir modulé par son supplice s’échappa de ses lèvres. Elle leva l’index pour lui signaler qu’elle n’était pas prête à reprendre la route.
La voir souffrir ainsi lui crevait littéralement le cœur et Alec luttait pour empêcher son angoisse de déborder. Il ne desserra les mâchoires que lorsque le visage de Lucia se détendit.
— C’est bon… c’est passé, affirma-t-elle.
Le ton de sa voix était de nouveau maîtrisé, mais cela n’empêcha pas Alec de se faire un sang d’encre. Lucia ramena ses cheveux en queue de cheval et ramassa prudemment la casquette à ses pieds. Le déguisement à nouveau en place, elle fit le premier pas vers le parking.
Alec lui emboîta le pas, valise et sac à la main et ne tarda pas à la dépasser.
Le ciel dégagé offrait un magnifique coucher de soleil aux couleurs flamboyantes. Les passants les ignoraient royalement alors qu’ils débouchèrent sur la rue.
— Reste derrière moi, lui conseilla-t-il de sa voix la plus douce en remontant le col de son manteau.
Elle obtempéra avec docilité, mais lorsqu’il fut à plus de deux mètres devant elle, il réalisa qu’elle ne faisait que marcher à sa propre allure. Il lui était impossible d’aller plus vite et elle faisait tout pour composer un masque de neutralité bien qu’elle souffrait le martyre.
Lucia se tenait recroquevillée, les bras croisés sur son abdomen comme pour empêcher ses entrailles de s’échapper. Chaque pas lui arrachait un petit gémissement, pourtant, elle continuait d’avancer en regardant droit devant elle. Alec calqua son rythme sur le sien et ralenti la cadence.
— On y est presque, courage.
Il aurait aimé lui offrir plus que de simples encouragements, qui lui semblaient bien peu de chose face à la situation, mais il manquait cruellement d’imagination.
La main de Lucia s’accrocha à son manteau alors qu’ils longeaient les voitures alignées sur le parking. La Ford n’était plus qu’à quelques mètres et Alec redoublait de vigilance, observant les alentours afin que rien n’échappe à son attention. Il compta deux groupes personne sur le parking, mais ni la mère de famille entourée de ses enfants ni le trio d’adolescents qui s’escaflaient sur leurs téléphones ne lui donnèrent de raison de s’alarmer. Aucun d’eux ne semblait être possédé par un démon.
Le bruit caractéristique de l’ouverture des verrous retentit et Alec déposa leurs affaires sur les sièges arrière au moment où une silhouette entra dans son champ de vision. Il eut tout juste le temps d’enjoindre Lucia à entrer dans le véhicule avant que la quinquagénaire n’ouvre la bouche. Apparemment, tout le monde ne l’avait pas oublié.
— ¡ holà ! Vous tombez bien, dit-elle en guise de salutations.
Alec devait impérativement couper court à toute conversation avec sa voisine de palier avant qu’elle ne se lance dans un monologue interminable.
— Je n’ai pas de temps à vous consacrer aujourd’hui, Madame Sánchez. Veuillez m’excuser, je suis pressé.
Le regard indiscret de Salma Sánchez se posait furtivement sur la vitre teintée de la voiture et Alec réprima toute tension dans son visage. Elle caressait distraitement son chihuahua qu’elle tenait dans ses bras et la bête au regard indolent tremblait comme une feuille tandis qu’il croisait les bras sur son torse d’impatience.
— No se preocupe, Alec, ça n’a rien à voir avec la dernière fois. Je peux vous appeler Alec ?
— Non, répondit-il sèchement.
Salma Sánchez ne s’en formalisa pas et enchaîna d’une traite, débitant les mots avec son accent très prononcé à une telle vitesse qu’elle empêchait toute possibilité d’interruption.
— À vrai dire, j’étais inquiète pour vous. Mi marido y yo, nous avons entendu des voix la nuit dernière. Il m’a dit que c’était juste una pelí et que je ne devais pas vous déranger pour si peu. Pero, plus tard dans la nuit, j’ai été réveillée par un cri. Un gritó que me hizo tener hasta la carne de gallina. Mi marido seguía roncando como un cerdo, ni siquiera se ha despertado, mais moi, je n’ai pas pu me rendormir. Il ronfle toujours aussi fort et les traitements ne marchent pas, ¡ como siempre !
La voix de Salma Sánchez portait, et plus elle parlait, plus le volume augmentait et plus les gestes qui accompagnaient ses paroles étaient amples et brusques. Le chihuahua était balloté dans ses bras, les oreilles plaquées contre son crâne énorme et ses yeux globuleux menaçaient de sortir de leurs orbites, pourtant sa propriétaire semblait avoir oublié sa présence.
— Je songerai à baisser le volume de ma télé, promit-il en faisant le tour de sa voiture.
Salma se mit à caresser son petit chien qui tremblait encore sans quitter Alec de ses yeux noirs.
— Je me souviens du jour où vous avez emménagé ici comme si c’était hier. Tous les cartons étaient entassés en el pasillo et plus personne ne pouvait passer. Mi marido Javier vous avait aidé à vider le camion et nous avions partagé las enchiladas que j’avais préparé.
La main sur la portière, il haussa un sourcil.
— Alec, l’interpella-t-elle, le regard sombre. Usted no tiene tele.
Alec blêmit, une sueur froide glissant le long de son dos. Les petits yeux de Salma se rétrécirent et scrutaient chacun de ses mouvements. Dans ses bras, le chihuahua se débattait en gémissant. Son sang se glaçait un peu plus dans son corps figé.
Pourtant, Alec soutint le regard inquisiteur de sa voisine, la main posée sur la poignée de porte. En combien de temps pouvait-il démarrer la voiture avant qu’elle ne lui saute à la gorge ?
— Je viens de l’acheter, mentit-il en désespoir de cause.
La quinquagénaire esquissa un sourire satisfait, dévoilant ses dents blanches bien alignées. Un frisson remonta le long de son dos, électrique et glacé, et tous deux restèrent immobiles, rendant à l’autre son regard noir. Il était temps de mettre fin à cette conversation.
— Bonne journée, Madame Sánchez, la congédia-t-il.
Dans le même temps, il ouvrit la portière et s’assit sur siège, démarra la voiture sans quitter sa voisine des yeux et manœuvra une marche arrière tout en conservant son calme. Lorsqu’ils quittèrent enfin le parking, le rocher qui écrasait sa poitrine disparut. Alec jeta un coup d’œil au rétroviseur pour s’assurer que personne ne les suivait et fit signe à Lucia que le danger était passé.
— J’ai cru qu’elle allait jamais nous laisser partir, soupira-t-elle en retirant ses lunettes de soleil.
Avec agilité, elle se faufila entre les sièges et prit place à côté d’Alec.
— Tu crois qu’elle était… possédée ?
Il se racla la gorge avant de répondre :
— Je n’en sais rien… Peut-être.
Lucia se rongeait les lèvres, le regard tourné vers la vitre. L’éclat rubis dans ses yeux vacillait comme la flamme d’une bougie.
— J’ai eu peur pour toi, murmura-t-elle au bout d’un moment.
J'aime beaucoup madame Sanchez et son parler mi espagnol, mi français. Ca l'a rend "attachiante" je trouve (et elle me fait penser à une de mes voisines qui parle aussi comme ça mais avec l'italien à la place de l'espagnol).
Oui, je voulais retranscrire le parlé de mon grand père, il mélange les deux quand il perd un mot en français xD
J'espère que la traduction est assez facile, à la base, il y avait les annotations en bas, mais vas savoir pourquoi ça a sauté ici u_u
Pour info, Alec parle espagnol couramment, donc lui n'a pas besoin de traduction xD
La fuite s'annonce compliqué en tout cas haha, mais comment Madame Sanchez peut se souvenir de lui si personne ne s'en rappelle à l'hôpital ? J'avoue que j'ai du mal à comprendre l'ampleur du changement qu'à connu leur environnement haha, après je le découvrirai sans doute avec eux. Mais voilà, jme pose des questions un peu bêtes comme ça hahaha, j'aime bien estimer l'étendu des potentialités