Lucia coinçait ses mèches pourpres dans la casquette tout en gardant un œil sur les rétroviseurs. Calée au fond de son siège, cachée derrière ses lunettes de soleil et les vitres teintées de la voiture, elle ne pouvait réprimer des frissons à chaque fois qu'un passant marchait trop près de la Ford.
Stationné sur le trottoir, à une centaine de mètres de la banque, le véhicule noir absorbait les derniers rayons du jour, et Lucia à l'intérieur, commençait à manquer d'air à mesure que le cuir chauffait. Cependant, elle ne devait pas retirer le sweat qui cachait les sigils dessinés sur son avant-bras. Sa seule solution était d'ouvrir la fermeture à glissière de son sweat et de descendre un peu la vitre pour faire passer l'air. Mais ce n'était pas une brise fraîche qui caressait ses joues, à la place, c'était le vent chaud d'Arizona qui l'enveloppait dans une torpeur assommante. Ses yeux roulèrent sur la clé restée sur le contact et ses doigts l'effleurèrent. Ce n'était pas si grave si elle allumait le moteur et mettait la climatisation le temps qu'Alec revienne, si ? Pourtant, elle hésitait.
Outre la chaleur dans l'habitacle, la douleur dans son ventre ne cessait de la harceler, allant et venant comme un bélier contre une porte. Lucia avait serré les dents et avait mis son calvaire en sourdine ; la chute avait ravivé le feu de sa douleur, mais, à présent seule dans la voiture, elle sentait sa volonté se fissurer contre les assauts impitoyables et répétés du bélier et la brûlure se propager dans son abdomen. Les regrets s'accumulaient aux portes de sa conscience mais elle les ignora. Elle ne pouvait plus reculer, il fallait aller jusqu'au bout désormais.
Un bruit sourd la tira de sa réflexion, et, le souffle court, Lucia leva les yeux sur le pare-brise. La fourrure blanche du chat renvoyait un éclat de soleil dans ses yeux et l'éblouit un court instant. Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres et, tandis qu'elle reprenait son souffle, le félin la fixait sans ciller, assis sur le capot, à travers la vitre teintée. Ses yeux bleus pâles lui semblèrent familiers et lorsqu'il sauta sur le trottoir, il fouettait l'air de sa queue comme une invitation à le suivre.
— Qu'est-ce que tu fais là, toi ?
Pour toute réponse, le chat ouvrit la gueule, mimant un miaulement et posa les pattes sur la portière. Sa queue battait l'air et devant l'insistance du félin, Lucia capitula et sortit de la voiture avec prudence. Elle ne connaissait pas deux chats blancs comme lui, aussi têtus et étranges que lui.
La bête se frotta contre ses jambes tandis qu'elle baissait la visière de sa casquette pour cacher son visage.
— Tu vas me faire repérer, tu sais ?
Lucia s'accroupit pour le caresser, mais l'animal se faufila hors de sa portée, à la manière d'une anguille qui se joue du pêcheur. Il miaula de nouveau, le regard plongé dans le sien et s'assit en face d'elle.
Derrière ses lunettes, Lucia fronçait les sourcils, incrédule devant l'attitude désinvolte typique de l'espèce féline.
— Tu veux quoi, petit chat ?
Consciente d'avoir l'air totalement stupide de parler à un animal, Lucia jeta un regard circulaire autour d'elle et remarqua que la rue s'était dépeuplée. Un frisson d'angoisse la parcourut et tordait son estomac. Elle eut toute les difficultés du monde à se redresser sans prendre appui sur une béquille et lorsqu'elle leva les yeux, elle croisa le regard noir d'Alec qui fonçait vers elle.
— Je t'avais dit de m'attendre dans la voiture.
Arrivé à sa hauteur, la dominant d'une tête, la large carrure de ses épaules lui barrait la vue et Lucia se sentit toute petite face à lui. Alec repositionna la casquette et fit rentrer les mèches qui dépassaient à l'intérieur.
— C'est ce que je faisais. Jusqu'à ce que le chat saute sur le pare-brise, se défendit-elle en désignant l'animal.
Alec fit un pas de côté lorsque le chat s'approcha de lui, un bras dans le dos de Lucia pour la ramener contre lui. Elle s'en dégagea et tendit le bras vers le félin.
— On ne prend pas d'animaux avec nous, signala Alec. Et évite de le toucher, personne ne sait où il a traîné.
Mais Lucia ignora sa réprimande comme le nez du chat toucha son doigt. Elle le laissa la renifler un moment, sous le regard désapprobateur d'Alec avant de lui caresser le haut du crâne. Sa fourrure était douce et épaisse mais chargée de poussière.
— Ne l'écoute pas, dit-elle au chat tout en dardant son regard sur Alec. Il est jaloux parce que tu es bien plus mignon que lui.
Les ronronnements cessèrent et les oreilles du chat s'aplatirent sur sa tête. Ses pupilles s'élargirent pour devenir rondes comme des billes et la bête feula en direction d'Alec avant de reculer vers la ruelle.
— Il a plus toute sa tête, ton chat, fit-il remarquer dans un sourire narquois.
Lucia lui adressa un regard noir avant de reporter son attention sur le chat caché dans l'ombre de la ruelle. Ses yeux pâles la fixèrent et il s'assit lentement, battant la queue nerveusement.
— Il veut qu'on le suive, conclut-elle.
Alec la retint par le bras.
— Tu veux qu'on suive un chat dans une ruelle ?
Dans sa voix et dans sa poigne, Lucia sentait toute la nervosité qui l'agitait.
— Alec, fais-moi confiance, insista-t-elle en posant sa main sur la sienne.
L'intéressé leva un sourcil et marqua un temps avant de répondre enfin.
— Je te fais confiance. C'est au chat à qui je ne fais pas confiance.
À contre cœur, Alec céda et tous deux s'enfoncèrent dans la ruelle en suivant les pas du chat blanc qui les menait dans la ruelle. L'animal faisait quelques pas, puis s'arrêtait et s'asseyait, jetant sur eux son regard plein d'intelligence avant de repartir.
Le soleil disparaissait derrière les buildings lorsque le chat cessa son petit manège et grimpa sur le muret ; ils étaient arrivés au fond de l'impasse.
— Piégés comme des rats par un chat, ironisa-t-il. On fait quoi maintenant ?
Lucia couvrit la bouche d'Alec de sa main pour l'inciter à se taire. Les ombres se mirent en mouvement, et dans la rue principale, cinq silhouettes se penchaient désormais sur la Ford.
— Ne te retourne pas, reste tranquille, murmura-t-elle tout bas.
Alec se raidit et son regard suivit celui de Lucia. Ses mains se refermèrent sur ses épaules et tous deux se laissèrent glisser lentement au sol, cachés par l'énorme benne à ordures. L'obscurité de la ruelle offrait une maigre protection et la nuit tombante serait une épée à double tranchant ; alliée ou ennemie.
Les silhouettes découpées dans la lumière déclinante du jour tournaient autour de la voiture, dont la clé était restée sur le contact, et Lucia déglutit avec difficulté lorsque l'une d'elles s'approcha de la fenêtre laissée entrouverte. Elle plissa des yeux pour mieux les détailler, retirant les lunettes de soleil qui obscurcissait sa vue. Trois hommes et deux femmes d'âges différents rôdaient comme des vautours autour de la berline. Le plus vieux montait la garde, levant le nez et pivotant régulièrement la tête de droite à gauche d'un mouvement saccadé et sec, à la manière d'un rapace aux aguets. La plus jeune, une fillette en short dont les couettes rebondissaient à chaque pas, tenait dans ses bras un ours en peluche qu'elle maltraitait sans gêne jusqu'à ce qu'un des bras de la peluche cède, accompagné d'un cri strident de colère. Le plus grand portait un uniforme de police et griffonnait frénétiquement sur son carnet tandis que la seconde femme, une hispanique, restait immobile, ses longs cheveux noirs détachés tombant sur son visage, seules ses mains s'agitaient, creusant des sillons dans la peau dénudée de ses bras. Lucia sursauta lorsque le dernier homme brisa la vitre de la Ford d'un coup de poing rageur et cabossa la portière d'un violent coup de pied. La petite fille se faufila à l'intérieur de la voiture en poussant des grognements rauques et les autres la regardèrent œuvrer. Des bêtes en chasse, songea-t-elle, un frisson remontant le long de sa colonne.
Les points de suture lui tiraient et Lucia se tenait le ventre comme pour retenir la douleur à l'intérieur. Les yeux rivés sur les silhouettes, la transpiration perlait sur son front, cependant elle s'obligea à rester immobile, focalisant son esprit sur sa respiration, puisant dans ses maigres forces. À sa droite, Alec avait blêmit, pétrifié comme une statue de marbre : son regard était fixe, sa respiration imperceptible et pourtant son pouls battait le rythme de sa peur dans la veine de son cou, seule preuve qu'il était bien vivant. La statue s'anima et tourna ses yeux noirs sur elle.
— Lucia, dit-il enfin tout bas, le regard plus grave que jamais. Écoute-moi bien.
Mais elle ne voulait pas l'écouter.
— Je vais faire diversion et toi, tu vas courir à la voiture et filer d'ici.
Il fouilla dans son manteau et sortit une enveloppe gonflée de billets, mais Lucia la repoussa et agrippa Alec au col :
— Hors de question ! Tu ranges ça et tu restes avec moi, s'emporta-t-elle à voix basse.
Alec ouvrit la bouche pour protester mais Lucia lui coupa l'herbe sous les pieds :
— J'y arriverai pas sans toi… avoua-t-elle à mi-mot.
Ses mains tremblaient et son cœur palpitait dans sa poitrine à la faire exploser, mais elle soutint le regard d'Alec jusqu'à ce qu'il capitule. Lucia laissa échapper un soupir de soulagement et reporta son attention sur les cinq démons qui semblaient avoir pris racine autour de la Ford.
Alec posa sa main dans son dos avec douceur et tous deux observèrent les silhouettes immobiles avec angoisse. La rue, d'ordinaire très passante, était déserte depuis trop longtemps et la rumeur citadine des klaxons et des moteurs vrombissants s'était tue depuis qu'ils s'étaient engagés dans la ruelle.
Elle porta la main à sa poche et en tira le morceau de papier qu'elle déplia silencieusement.
— Tu n'es pas sérieuse ?
La question transpirait l'incrédulité. Bien sûr qu'elle était sérieuse. Elle n'avait pas le choix. Il fallait que ça fonctionne. Ça devait fonctionner. Elle devait s'en remettre aux conseils laissés par Uriel.
Alors qu'elle relisait les premières lignes pour se rafraîchir la mémoire, Alec lui prit la feuille des mains et parcourut le texte en diagonale, les sourcils froncés de scepticisme.
— Et si ça ne marchait pas ? Et si les démons n'en avaient rien à faire de ton latin ? fit-il valoir en levant les yeux vers elle. Je refuse que tu risques ta vie sur les conseils vaseux d'un excentrique narcissique et dangereux.
— On va pas tarder à le savoir.
Lucia serra les poings et lui arracha le papier des mains. Elle se redressa aussi prestement que son ventre endolori le lui permettait et sortit de sa cachette.
— Lucia, non ! Reviens, l'implorait Alec dans un chuchotement à peine contenu, mais elle ne pouvait plus reculer.
À petits pas, Lucia s'avança dans la ruelle, le papier froissé dans la main et les yeux rivés sur les humains possédés. Elle s'autorisa un coup d'oeil circulaire pour mieux identifier le terrain et ses possibilités de fuites, mais ne remarqua que l'absence du chat blanc. Un frisson remonta le long de son dos. Piège ou coïncidence ? En tout cas, ils avaient couru dedans. Ce chat était-il seulement un chat ? Elle refoula ses questions dans son esprit et s'ancra dans l'instant présent.
Son cerveau évalua ses chances de survie si elle devait fuir pour se mettre à l'abri et le résultat ne lui convenait pas du tout. En outre, elle ne pouvait pas courir et réussir à monter sur la benne à ordures ne consistait pas vraiment une bonne cachette. Elle ne doutait pas de la rapidité ni de l'agilité de ses opposants et dans son sang coulait la certitude qu'elle avait perdu la raison, cependant elle ne pouvait plus stopper ses jambes qui la rapprochaient un peu plus d'eux. Ils ne semblaient pas avoir remarqué sa présence et elle savoura ces derniers instants avant de se dévoiler et de connaître sa fin.
— Exorcisamus te… commença-t-elle d'une petite voix lorsque tous les yeux se tournèrent vers elle.
***
La situation lui échappait comme la souris échappe aux serres de l'oiseau de proie et nargue le rapace de son regard malicieux. La danseuse se releva et monta sur les planches de la scène pour le grand final du dernier acte qui se jouait malgré eux. Vaillante et fragile comme le cygne blanc, Lucia avançait au devant du danger en tremblant. Sous sa peau de porcelaine, la jeune femme cachait une puissante détermination et une volonté formidable qui avaient mené ses pas jusqu'ici. Jusqu'à lui. Et ses propres pas l'avaient mené jusqu'à elle. Il en était certain. Mais aujourd'hui, en cet instant précis, Alec craignait que la porcelaine, fragile et délicate, ne se brise en milliers de morceaux sous ses yeux et son impuissance l'écœurait. Le gouffre dans sa poitrine et dans son âme hurlait déjà d'une douleur encore à venir, laissant le tourment amer de la mort l'envahir et souffler sur lui comme une tempête. Assez ! rugit sa voix intérieure et le vent tomba, remplacé par une flamme vacillante sur les braises de sa volonté.
Le feu dans son corps gonfla son cœur et incendia ses veines, fourmillant dans ses extrémités. Alec se redressa et se dévoila à son tour ; sa main trouva celle de Lucia et ils marchèrent ensemble vers les démons.
— Omnis immundus spiritus, continua la voix tremblante de Lucia.
— Omnis satanica potestas, poursuivit Alec en entrelaçant leurs doigts.
Toujours figés, les possédés ne manifestaient aucune émotion sur leurs visages, impassibles et immobiles, figés sur place comme des statues de glace, et chaque pas qui les rapprochait d'eux nourrissait la flamme dans sa poitrine qui pulsait à l'unisson de son rythme cardiaque. Alec était prêt à se battre, prêt à abattre ses poings sur ces pauvres âmes, prêt à se rougir les mains de leur sang si cela pouvait sauver Lucia. S'il reconnaissait être froid avec les gens qui l'entouraient, sa colère, elle, était loin de l'être. Elle chauffait ses poings, brûlait les bords de sa conscience, bouillonnait dans ses veines et il n'avait qu'à puiser dans ce ruisseau embrasé pour la transformer en force pour se battre. Se battre pour elle.
— Omnis incursio infernalis adversarii.
Lucia serra sa main plus fort, poursuivant sa lecture à voix haute, tandis qu'ils passaient devant eux. Leurs regards fixes s'étaient arrêtés sur eux il y a longtemps et ne les quittaient plus depuis ; du fond de leurs gorges s'élevait une grondement rauque, à peine audible, et qui gagnait en ampleur à mesure qu'ils s'approchaient d'eux. Alec passa sa main à la taille de Lucia, l'enjoignant par le geste à passer derrière lui. Il serait son bouclier, le rempart qui tenait les démons en respect le temps d'atteindre la Ford et de s'enfuir.
— Ergo draco maledicte...
Alec ouvrit la portière, faisant signe à Lucia de monter dans le véhicule alors que les démons s'animèrent enfin. Leurs têtes pivotèrent d'un coup sec vers Lucia, qui s'était interrompue, et le plus proche lança ses bras en avant pour les attraper.
— La suite ! cria Alec en fermant la portière.
Lucia s'exécuta, mais la main du plus vieux se referma sur son manteau au moment où Alec fit le tour de la Ford.
— Et omnis legio diabolica...
Le grognement sourd se mua en hurlement dans la gorge du possédé et ses yeux exorbités ne renvoyaient plus qu'une folie désespérée.
Alec tira sur le pan de son manteau et réussit à échapper à sa poigne, envoyant un coup de coude dans le visage du malheureux. Il ignora le bruit sec et mou du nez brisé et poursuivit dans son élan. Autour de lui, les démons hurlaient de douleur, tombant à genoux un à un en se tenant la tête, tandis que Lucia continuait de réciter l'exorcisme, donnant le temps à Alec de s'asseoir au volant et de démarrer la voiture.
Le vent s'engouffra dans l'habitacle par la vitre brisée et Lucia retenait la vieille casquette de son père sur sa tête pour l'empêcher de s'envoler tandis qu'il les conduisait hors du centre-ville.
J'ai bien aimé le passage du point de vue d'Alec, très imagé concernant ses sentiments sur ce qu'il se passe alors. On entre bien dans ses pensées comme ça, on comprend peut-être mieux ce qu'il ressent pour Lucia en tant qu'homme et pas seulement en tant que médecin.
Et puis, je trouve sympa que l'exorcisme soit pas un truc vachement spectaculaire. Ca lui donne plus de poids j'ai l'impression
non, c'est pas choisi au hasard n_n sinon ça aurait été un chien peut-être xD
merci beaucoup ! j'espère que la suite te plaira et j'ai hâte de lire ton prochain commentaire !
encore merci pour ton soutien <3
Enfin, je n'ai vraiment pas grand-chose à ajouter haha, ça se lit bien, c'est fluide, tout s'enchaîne de manière agréable
Bien ouej à toi
J'ai posté la suite ;)