Chapitre 17

Par Isapass

Comme Paul l’avait annoncé, Jensen et Miss Helen sont partis le surlendemain, au milieu de la matinée. Ferblack, où ils se rendaient pour la foire, j’y étais déjà passé. Une des plus grandes villes où j’avais jamais mis les pieds, même si on m’avait dit là-bas que c’était tout petit par rapport à celles de la côte. En tout cas, je savais où c’était et il me semblait qu’il fallait une journée de cheval, pas plus, pour y aller depuis Pierce Rock. D’après Paul, pourtant, ils mettraient deux jours. Miss Helen n’aimait pas être secouée en voiture, ce qui fait qu’elle refusait que son attelage dépasse le trot. Moi ça m’allait bien : moins de chances de casse à vitesse réduite, donc moins de raisons de faire demi-tour. Qu’ils profitent du paysage, pendant qu’on partait le plus loin possible avec le petit Jackson.

La journée m’a paru à la fois interminable et trop courte. J’étais pas du tout à ce que je faisais, si bien que Sorenson a fini par me sonner les cloches quand j’ai laissé pour la deuxième fois échapper un poulain. À l’heure de la débauche, j’ai tellement tendu que le moindre bruit me faisait sursauter, et j’étais convaincu qu’on allait se faire prendre avant d’entrer dans la chambre du petit. On allait nous foutre au trou, nous pendre, nous brûler ; même la magie de Walt pourrait rien pour nous sauver. Au soir, j’ai failli retenir Paul quand il est parti chez sa mère, mais lui il était excité comme une puce et je crois qu’il m’aurait pas écouté. Il a fallu la main de Big Boy sur mon épaule pour m’apaiser un peu. Il avait son sourire de toujours, comme s’il allait rien se passer d’extraordinaire.

Il m’a entraîné derrière lui et on s’est glissés jusqu’à l’enclos des chiens. Avant qu’ils aient pu aboyer, on leur a jeté des restes de notre déjeuner qu’on avait imbibé d’une potion fabriquée par Sorenson pour calmer les chevaux. Je l’avais vu en donner à un poulain de un an auquel il devait soigner une dent cassée, ça avait pratiquement assommé la bête. On avait peur que l’odeur du truc dégoûte les clébards, mais ils ont tout gobé sans se poser de question. Ensuite on a filé vers un bosquet sur le côté de la grande maison, comme c’était convenu et on y a caché nos sacs.

On a attendu un petit moment sans bouger alors que la nuit s’installait. Je sentais mon pouls qui battait rapidement jusque dans mes doigts. L’angoisse s’était calmée, pourtant, et j’avais comme une sensation d’impatience. En entendant des branches qui s’agitaient, j’ai compris tout d’un coup que c’était de revoir Mercy qui me mettait dans cet état. D’ailleurs elle a presque bousculé Paul, pour se jeter dans mes bras avec un petit grognement satisfait. Son odeur de sucre et d’herbe fraîche m’a envahi le nez et j’ai eu l’impression d’être chez moi. Seigneur, que c’était bon ! Elle m’a planté un baiser sur la bouche, puis elle s’est écartée pour aller attraper les deux mains de Walt qui faisait des efforts pour retenir son gros rire. Mes yeux sont tombés sur Paul qui me regardait tout tordu. Comme si un côté de sa figure était agacé, et l’autre était content. J’ai baissé le front pour pas donner l’impression de crâner, même si j’en avais bien envie.

— Il faut y aller, il a dit.

Mercy a perdu son sourire et a secoué les mains.

— J’espère qu’il va se souvenir de moi.

L’angoisse est remontée d’un bon cran dans mon estomac. J’avais pas envisagé ça, mais en réfléchissant, ça faisait dans les six mois que le gamin l’avait pas vue. Dans notre plan, il fallait qu’elle soit là parce que Jackson voudrait sûrement pas partir avec des inconnus sans faire de bruit. Et peut-être pas avec Paul non plus. Mais si Jackson avait oublié Mercy, il risquait de se mettre à hurler. Sans compter le chagrin que ça ferait pour elle, même si c’était pas vraiment le moment d’y penser.

— C’est possible ? j’ai demandé.

Paul a secoué la tête avec une moue blasée, très sûr de lui. Walt a haussé les épaules.

— C’est sa mère, il a dit.

Et il a avancé vers la maison.

Il faisait complètement nuit à présent. Y avait juste un tout petit croissant de lune qui faisait office de loupiote pour qu’on voie où on mettait les pieds. On a atteint la porte de service sans qu’un seul aboiement se fasse entendre. Le remède de Sorenson avait eu l’effet recherché.

— Jackson dort dans l’ancienne chambre de Mercy, a soufflé Paul. Enfin… j’en suis presque certain.

J’ai pas voulu réfléchir à la dernière partie de sa phrase et je l’ai suivi quand il est entré. On s’est retrouvés dans un couloir si étroit que Big Boy y passait à peine. À droite, un escalier descendait en tournant, sûrement vers la cuisine et l’office. Mercy a posé un doigt sur ses lèvres et elle a montré son oreille de l’autre main. Une voix d’homme, grave et basse, montait depuis le sous-sol. On s’est faufilé le plus silencieusement possible vers la porte qui nous faisait face. J’ai eu une pensée reconnaissante pour celui qui s’occupait de l’entretien de la maison quand le battant, comme celui de la porte extérieure, s’est ouvert sans un gémissement. On a débouché dans la bibliothèque. Tapis, étagères, canapés, même dans la pénombre, on pouvait voir la finesse et l’argent. Ça sentait le propre et les fleurs fraîches. Il y avait juste ce qu’il faut de meubles pour faire riche en gardant l’impression de grandeur.

Mercy a pris la tête en montrant le sol derrière elle. Ça voulait dire de bien marcher où elle marchait. On a passé une double porte, traversé un salon aussi luxueux que la bibliothèque, avec des meubles en bois couleur de miel et des machins tarabiscotés posés partout. Et puis une autre double porte, en verre blanc gravé d’espèces de plantes, celle-ci, nous a amenés dans le hall. Là, un immense escalier montait vers l’étage et d’après le signe de tête de Mercy, il fallait y grimper.

On a mis un temps pas croyable, marche par marche, en déplaçant nos pieds dès que le parquet craquait, pour atteindre enfin le palier où les tapis épais étouffaient les grincements. Il faisait vraiment sombre, mais j’ai vu le col de Mercy — la seule partie de sa robe assez claire pour trancher dans la pénombre — qui s’éloignait à toute vitesse vers une des portes. Quand je l’ai rattrapée, il m’a semblé voir sa main qui tremblait au-dessus de la poignée. Et puis elle est entrée.

On y voyait mieux, dans la chambre. Elle était gigantesque et presque vide, sauf le lit, une commode et une petite banquette sous la fenêtre. Mercy a montré une porte au fond de la pièce et de nouveau, elle a mis son doigt sur sa bouche. J’ai deviné qu’une domestique, peut-être la nounou de Jackson, devait dormir là. Au moindre bruit, elle se réveillerait à coup sûr.

Dans l’immense plumard, le corps du petit formait à peine une bosse sur un côté, si bien que j’ai d’abord cru qu’il était pas là. Mercy a contemplé son fils avec la même tête qu’elle prenait parfois pour regarder Big Boy, moitié fascinée, moitié effrayée. Elle bougeait plus et ça s’éternisait. J’ai fini par lui donner un coup de coude. Elle a sursauté, et puis elle lui a caressé la joue jusqu’à ce que les paupières du gamin papillonnent. Je sentais la chaleur de Walt penché au-dessus de moi pour rien louper. Jackson s’est tourné, il a gémi doucement. Ensuite ses yeux se sont ouverts d’un coup, tournés vers moi. J’ai compris qu’il allait pleurer avant même de voir sa petite figure se crisper, et mon cœur s’est mis à cogner comme un fou. Pendant une seconde, j’ai pensé à le bâillonner de la main sans m’y résoudre. Mais tandis que la bouche du gamin se tordait vers le bas, s’ouvrait, j’ai senti les fourmis sur mes bras. La grande main de Walt a frôlé mon oreille. Mercy a attrapé sa manche, l’air furax, pour tenter de le repousser, mais l’énorme paluche a continué tout droit vers la petite joue ronde qui a disparu dans sa paume. Il a juste tourné la tête de Jackson pour que son regard tombe sur Mercy. Le petit a paru surpris et en une seconde, la moue s’est transformée en sourire. Il s’est dressé sur le matelas pour se jeter dans les bras de sa mère. Elle a réussi à faire « chuut » à l’oreille de l’enfant en le serrant contre elle, mais des larmes de joie coulaient déjà jusqu’à son joli cou, mouillant au passage les manches de son fils.

Il fallait pas traîner. On était pas à l’abri que le petit veuille parler, rigole ou éternue, maintenant. En sortant de la pièce, j’ai réalisé tout d’un coup que Paul était pas là. J’étais même pas certain, en y réfléchissant, qu’il était monté à l’étage avec nous. On s’est faufilés hors de la chambre, et puis dans l’escalier jusqu’au hall. Ça chuchotait dans le salon, derrière les portes en verre entrebâillées. En s’approchant, on a vu un grand type en habit — le majordome ou quelque chose comme ça — qui nous tournait le dos. Bras écartés, il voulait empêcher Paul de sortir de la pièce. Paul, lui, il nous a aperçus tout de suite, mais il a pas bronché.

— Allez, Henry, il murmurait, laisse-moi passer, tu sais bien que je fais rien de mal. C’est pas comme si tu me connaissais pas.

— Mais qu’est-ce que tu fiches là, alors ? demandait l’autre sur le même ton.

Je savais pas qui était ce Henry, mais le fait qu’il chuchote et que Paul ait l’air familier avec lui, c’était plutôt rassurant. Il avait pas envie de lui attirer des ennuis, apparemment.

— Je te l’ai dit, je suis venue emprunter un livre. J’ai le droit, accordé par Miss Helen en personne.

Paul a jeté un regard vers la porte. Il voulait qu’on sorte pendant qu’il retenait l’attention du gars. Peut-être qu’il était quand même pas assez sympa pour laisser enlever le trésor de sa maîtresse sous son nez. J’ai poussé doucement Mercy vers l’entrée.

— Je sais ça, mais c’est pas une heure ! Tu cherches les ennuis, petit.

Henry commençait à capituler. Ses bras barraient plus le chemin de Paul. Bientôt, il allait se tourner pour le laisser passer et là, il nous verrait.

— Tu es chic avec moi, Henry, a continué Paul sûrement traversé par la même idée. D’ailleurs je sais pourquoi… j’ai entendu dire que tu avais courtisé ma mère à une époque.

Walt tirait le battant pouce par pouce pour pas faire de bruit. On était tendus vers l’extérieur, prêts à se précipiter dehors à la seconde où l’ouverture serait suffisante.

— Si ça se trouve, tu es mon père ?

Tout le corps de Henry s’est crispé d’indignation, au point que j’ai failli éclater de rire malgré la situation. J’avais la nette impression que Paul s’amusait. Sauf que sans prévenir, le majordome a poussé un soupir fatigué en secouant la tête, puis il s’est tourné vers le hall avec un grand geste du bras. Il s’est figé en nous voyant, sa main est retombée. Ses yeux sont passés de Walt à moi, ils se sont agrandis en se posant sur Mercy jusqu’à former deux ronds blancs dans son visage de nuit, et sa bouche s’est ouverte quand il a compris ce qu’elle portait. Pour finir, il s’est écroulé tout d’un bloc et, à retardement, j’ai perçu les picotements sur ma peau. Je savais pas si Big Boy avait bien fait ou non de choisir cette option, j’ai juste paré à l’urgence en entraînant tout le monde dehors. On a couru sans regarder derrière, sans échanger un mot, à part Paul à deux doigts de la panique qui sifflait entre ses dents :

— Qu’est-ce qu’il a eu ? Vous lui avez fait quelque chose ? Il est mort ?

Je lui répondais pas, mais j’espérais vraiment que c’était pas le cas.

 

À force de pas avoir de réponse, Paul a fini par se taire tandis qu’on récupérait nos affaires dans le bosquet. Il a pris la tête pour nous faire passer à travers champs jusqu’à l’entrée du village, puis jusqu’à la maison de sa mère en évitant les rues. Elles avaient beau être désertes, il restait des fenêtres allumées qui prouvaient qu’un habitant pouvait nous voir. Après avoir escaladé plusieurs palissades, emprunté des passages où Walt ne tenait que de biais, on s’est faufilés chez la brave femme. En entendant la porte, elle s’est levée comme un ressort, les mains serrées sur le cœur. Paul et Mercy avaient dû lui expliquer notre plan, parce qu’elle a semblé soulagée, mais pas surprise quand elle a vu Jackson. Le petit avait verrouillé ses bras autour du cou de sa mère et malgré son air calme, c’était évident que personne aurait pu le décrocher de là. D’ailleurs, on aurait eu affaire à Mercy qui paraissait tout aussi décidée à jamais le lâcher. Il allait pourtant bien falloir, ou bien on irait pas très loin. Pour le moment, on reprenait notre souffle.

— Je vous ai préparé des provisions, nous a dit Teresa en tendant une besace à Walt.

Comme si elle approuvait le bonhomme, elle a hoché la tête en le regardant attacher avec soin le ballot à son sac. Mais c’est vers moi qu’elle s’est tournée pour demander :

— Où irez-vous ?

Du coup, la tension de plusieurs mois est retombée sur mes épaules. Elle s’était allégée à Pierce Rock parce que je m’étais appuyé sur Paul, mais de nouveau c’était à moi de prendre les décisions. Les mots sont sortis avant que j’y aie réfléchi.

— Le Jugement.

Dans le silence qui a suivi, j’ai senti le poids de quatre regards, si bien que j’ai fini par marmonner :

— Enfin… si ça existe. Et si on arrive à trouver.

— Explique-moi, a dit Paul.

Quand j’ai eu dit le peu que j’en savais, Paul a fouillé dans un placard pour en sortir un livre avec des cartes. Il a feuilleté pendant quelques minutes, puis il a dessiné du doigt un petit rond sur le papier.

— Si votre ami Modest a parlé de la côte, et l’instituteur de la frontière sud, ça doit être dans cette région.

— Ça m’étonnerait que ce soit si près de Carolville, j’ai dit en montrant le point noir qui représentait la capitale de l’état. J’ai jamais été si loin vers l’est, mais je voyais plutôt cet endroit dans un coin perdu, pas dans les faubourgs d’une grande ville.

— Justement, je crois que c’est assez sauvage, par là-bas. Il y a un marais à dix miles au sud de Carolville, et ça a arrêté le développement de ce côté. Ça construit vers l’ouest et vers le nord, mais pas par là.

— Tu y as déjà été ? a demandé Mercy.

— Non, mais je sais lire un atlas, a répondu Paul avec un sourire satisfait qui m’a donné envie de lui botter le cul.

N’empêche que je lui étais reconnaissant de ses informations supplémentaires. Et j’avais confiance dans ses déductions.

— Et si jamais vous trouvez pas, il a ajouté, ce sera peut-être une bonne idée d’aller passer un peu de temps en ville. Vous serez moins faciles à retrouver au milieu de cent mille personnes.

J’ai approuvé de la tête.

— De toute façon, en partant d’ici, il faut qu’on prenne vers l’est.

On a encore pris quelques minutes pour repérer des routes secondaires, et même des chemins qui nous permettraient de rester cachés le plus longtemps possible. Puis Paul a déchiré bien proprement la page de l’atlas et me l’a tendue. 

— Faut qu’on parte, a dit Walt en chargeant une partie du barda sur ses épaules.

— On s’en va ? a demandé Jackson.

À part son air sérieux, c’était difficile de lire quoi que ce soit sur sa petite bouille.

— Oui, on doit partir loin, a dit Mercy.

— Loin de Tante Helen ?

Elle s’est tendue un peu.

— Oui.

Le gamin a simplement hoché la tête, et puis il a de nouveau fourré son nez dans le cou de sa mère en murmurant « Maman Mercy ». Elle a resserré les bras autour du petit corps, aux anges. Je voulais essayer de la convaincre de me laisser le porter pendant qu’elle prendrait Voyage, mais j’ai pas eu le temps d’ouvrir la bouche.

— Viens avec nous, Paul, elle a dit.

Teresa a fait un pas en avant en se tordant les mains.

— Ce serait peut-être sage que tu t’éloignes, après tout ça.

Paul a pas répondu. Il m’a dévisagé un long moment.

— Qu’est-ce qui s’est passé avec Henry ? Il est mort ?

— Non, a asséné Walt. J’l’ai vu remuer avant d’sortir.

— Justement, il pourrait parler, il faut que tu partes avec nous, a insisté Mercy.

L’idée me plaisait qu’à moitié, à cause de ce qui les liait. Je savais que ça avait rien à voir avec ce qu’on partageait elle et moi, pourtant ça m’irritait comme un chardon sous une sangle. Mais d’un autre côté, avoir la grosse cervelle de Paul à portée de main, ne plus décider seul, ça me soulageait rien que d’y penser.

— Henry ne dira rien, je crois, a dit Teresa. Mais il n’y a pas que lui.

Paul a encore gardé le silence pendant une bonne minute, puis il a jeté un regard à sa mère.

— Non, je ne partirai pas, il a dit en baissant les yeux. Mais j’ai un petit cadeau d’adieu. C’est pour ça que je suis resté en bas, à la grande maison, pour récupérer ça.

Il a tendu deux feuilles épaisses à Mercy, couvertes d’une écriture avec des grandes boucles bien faites.

— C’est… a commencé Mercy en les prenant du bout des doigts.

— Tes papiers et ceux de Jackson. Vos déclarations de naissance. Tu es officiellement la mère de Jackson, c’est bien marqué là, tandis que le nom du père est en blanc. Je pense que c’est illégal, mais ils ont dû soudoyer le fonctionnaire pour se laisser la possibilité de compléter plus tard.

Il a pointé un mot sur la seconde feuille.

— Regarde, Mercy est ton second prénom, en fait. Ça doit être Miss Helen qui a décidé de t’appeler comme ça. Elle devait pas trop apprécier celui que ta mère t’avait donné.

— C’est quoi ? j’ai demandé.

— Victoria, a soufflé Mercy qui semblait avoir du mal à parler.

— Comme une reine, a complété Paul.

À nouveau, ses yeux brillaient comme un bûcher.

On a dit au revoir, et on est partis dans la nuit.

 

Ce premier bout de trajet en direction de l’est aurait pu être horrible. Chargés comme des mulets entre les enfants à porter, nos sacs, les provisions, on a parcouru presque quinze miles à marche forcée avant de s’arrêter. Pourtant, le souvenir que j’en ai est loin d’être terrible. Les chemins étaient lisses et secs, même les plus petits dans lesquels on préférait bifurquer, les pas s’enchaînaient sans douleur. Mon dos tirait, bien sûr, à force de supporter le poids des sacs ou du hamac de Voyage, mais c’était supportable. Ou bien j’oubliais la souffrance. Je retrouvais la peur en la cherchant, parce que je savais que cette fois, on risquait vraiment gros et que les Wilkinson laisseraient pas passer, pourtant ça me taraudait pas tant que ça. Je me souviens même qu’à plusieurs reprises, Walt a dû mettre la main sur sa bouche pour retenir son rire. Il avait installé Jackson sur ses épaules, comme il l’avait fait pour Joshua à Green Grass Farm, juste après la tornade. Après un tout petit moment où il avait cherché les yeux de sa mère, l’air pas tranquille, il avait fini par attraper à pleines mains les boucles de Big Boy. Il l’avait talonné comme un très gros poney en regardant partout pour profiter de la hauteur. De temps en temps, il s’endormait, la joue posée sur le sommet du crâne de Walt. Quand il se réveillait, il talonnait de nouveau sa monture en disant « Hue ! ». C’était ça qui faisait marrer Walt. Faut dire que c’était pas piqué des vers, ce tout petit bonhomme installé tout là-haut. Le roi du monde, qu’il avait l’air.

Et Mercy… Elle paraissait flotter comme si rien ne pouvait l’abattre ou même la fatiguer. Les yeux perdus, les silences, toutes les traces de tristesse avaient disparu. Pour un peu, elle se serait mise à luire de bonheur comme une lune. Vu que j’étais qu’un idiot, ça me piquait de pas être celui qui lui avait donné ça. Mais tout compte fait, j’y étais un peu pour quelque chose, alors ça m’est passé. D’ailleurs, quand on s’est arrêtés le deuxième soir, bien cachés au milieu d’un bois, les enfants couchés dans des nids de couvertures et Walt parti chercher de l’eau, elle m’a serré très fort, la tête sur mon épaule.

— Merci, Sam Carson, elle a soufflé.

Je l’entendais sourire en regardant ses deux petits.

— Je te les donne. Je veux qu’ils soient aussi à toi.

J’ai refermé les bras sur elle. J’avais l’impression que c’était plus de l’air que j’aspirais, mais de la force pure. De la bonté, de la tendresse. Une fraction de seconde, je me suis vu en Walt. J’étais au sommet d’une vague, un truc puissant qui aurait pu m’emmener n’importe où, où je voulais. Sauf que j’y étais déjà.

— D’accord, j’ai murmuré. Je les prends.

 

Pendant quatre jours, on a continué d’avancer pareil. C’était dingue : pas de fatigue ou presque, on ne croisait personne. Des ruisseaux apparaissaient quand on avait soif, des abris quand il fallait qu’on se repose. Voyage gazouillait, Jackson ne quittait plus son perchoir, sauf pour câliner sa mère à qui il chuchotait « Maman Mercy » comme s’il voulait la faire fondre. Il était plus timide avec moi, je savais pas vraiment m’y prendre. Mais il y avait pas de méfiance, je sentais que c’était qu’une question de temps, de son côté et du mien. Le quatrième soir, au bivouac, alors que j’avais Voyage dans les bras, il s’est planté devant moi. Il a hésité un moment, et puis il a pointé son doigt.

— Qu’est-ce qu’elle a, ta jambe ?

Ça m’a fait sourire qu’il pose exactement la même question que sa mère.

— Elle a été cassée quand j’étais petit, j’ai répondu. Elle s’est réparée, mais de travers.

Il a hoché la tête, il s’est assis à côté de moi, et il s’est mis à me caresser le tibia avec la main à plat. Il m’effleurait à peine pour pas me faire mal et il répétait « Là… là… ça va aller. » Je l’ai laissé faire jusqu’à ce qu’il en ait marre, ce qui a pas pris longtemps. Mais je serais resté là des heures, s’il avait eu envie.

Ce soir-là, j’avais un seul mot qui tournait en boucle : merci. On était loin de pouvoir profiter de la vie, et ce serait encore long, si même ça arrivait. N’empêche que ça, ce qui se passait maintenant, c’était déjà gagné. Si ça finissait mal, j’aurais eu ces moments. Sur ce bout de chemin qu’on parcourait, c’était pas de la poussière que nos pas soulevaient, c’était de l’or en poudre qui nous faisait briller en retombant. Je voulais dire merci à Mercy, bien sûr, mais pas seulement. Au monde, au ciel… J’avais pas plutôt pensé ça que Walt est revenu vers le campement avec un tas de branches. Depuis Pierce Rock, il se portait à lui seul les deux tiers de notre barda. Et le petit. Je savais qu’il aurait pris plus si on l’avait laissé faire. Il calait son pas sur le nôtre, partait parfois devant pour reconnaître le chemin. Il nous couvait des yeux sans rien dire, avec son éternel sourire collé sur la bobine. Ça faisait comme des bras autour de nous. Comme Mercy qui enlaçait ses enfants, moi qui serrais Mercy et par-dessus, l’étreinte de Big Boy nous mettait à l’abri de tout. Je jure qu’à ce moment, dans le clair de lune et le crépuscule, j’ai vu deux ailes blanches derrière lui. Je savais toujours pas si je croyais en Dieu, mais je croyais en Walt. Dur comme fer.

Je me suis endormi tourné vers Mercy, les petits entre nous et à quelques pas, je voyais le feu qui brillait dans les yeux attentifs du géant. 

 

Ma main tenait encore celle de Mercy quand je me suis retrouvé les yeux ouverts sur les étoiles, avec l’impression d’avoir crevé la surface d’un lac sous laquelle je nageais. Tout était net, les brins d’herbe autour de nous, les minuscules craquements d’insectes, l’odeur du feu éteint depuis peu. Mon cœur battait trop rapidement pour que j’aie émergé par hasard, j’avais dû percevoir quelque chose de pas normal. Tout d’un coup, j’ai vu la silhouette de Big Boy se redresser et j’ai réalisé que j’avais pas entendu ses ronflements. Il était immobile, tourné vers le sentier par lequel on était arrivés. J’étais en train de me convaincre que c’était justement l’arrêt de ses ronflements qui m’avait réveillé, quand j’ai vu Walt tourner la tête. À peine. Alors j’ai entendu le bruit. Le pas d’un cheval dans la poussière. C’était léger, mais entre deux crissements de grillons, on pouvait pas se tromper.

On est restés paralysés pendant plusieurs minutes, à pas savoir quoi faire. Le moindre mouvement risquait de nous trahir, mais si on bougeait pas, le cavalier pouvait nous tomber dessus très vite. J’avais la sensation qu’il tournait en rond. Les échos s’éloignaient d’un côté, puis revenaient, repartaient… J’ai fini par ramper jusqu’au tas de bois pour attraper la plus grosse branche possible. Face à ce que pouvait faire Walt, c’était que dalle, mais au cas où, je voulais pouvoir agir. Qui ça pouvait bien être, bon sang ? C’était peut-être pas quelqu’un qui nous cherchait, pas déjà, pas avec les sentiers minuscules qu’on avait pris. J’essayais de pas m’affoler, mais les pas se sont rapprochés, droit vers nous. J’ai entendu un grincement de cuir, puis un impact sourd. L’inconnu avait mis pied à terre au niveau du dernier rideau d’arbres. J’ai regardé vers Walt. Il avait gardé un genou au sol, mais son dos massif était tendu, prêt à se jeter sur le gars. L’ombre s’est encore épaissie, elle a pris la forme d’un cheval, mais je distinguais pas le cavalier. Derrière moi, le petit Jackson a gémi et je me suis dressé d’un bond en brandissant mon bout de bois. J’avais pas fait un pas qu’un éclat de lumière pâle a attrapé mon œil. La lune sur un verre rond. J’ai su qui était là juste avant de frapper.

— C’est Paul ! a crié Mercy à mi-voix.

J’ai relâché tout l’air que j’avais retenu et j’ai marché jusqu’au garçon pour le soutenir. Il tenait à peine debout. Big Boy s’est chargé de desseller le cheval. J’ai fait asseoir Paul près du feu que Mercy a réactivé, je lui ai donné du pain et du fromage, de l’eau, et on s’est assis nous aussi.   

— Tu as changé d’avis ? a demandé Mercy.

— C’est quoi ce cheval ? j’ai dit au même moment.

Paul a encore pris quelques secondes pour respirer. J’avais pensé qu’à mon soulagement en le découvrant lui, mais dès qu’il a ouvert la bouche, on a su qu’il avait pas simplement décidé de nous rejoindre.

— J’ai dû quitter Pierce Rock. Je suis parti à pied, mais j’ai volé le cheval au bout de quelques miles. Je ne vous aurais jamais rattrapés sinon, et il fallait que je vous prévienne.

La peur faisait vibrer sa voix. J’avais pas envie d’entendre ce qu’il avait à dire, je devinais déjà, mais ce que je voulais avait plus aucune importance.

— On avait bien prévu pour Harper. Quand il a su que Jackson avait disparu, il a décidé de ne rien faire et il a ordonné à tout le monde d’attendre le retour de sa tante. Il ne cachait même pas sa joie ! Les domestiques de la maison étaient complètement affolés, par contre, surtout la nurse.

— Et Henry ? a demandé Mercy.

— Il n’a rien dit, mais il avait un air tellement coupable qu’on ne voyait que ça. Le soir du premier jour, quelqu’un a fini par outrepasser les ordres de Harper. Peut-être Sorenson. Il est parti à Trinity pour envoyer un télégramme à Jensen et à Miss Helen.

Ça m’a fait comme un coup. On avait pas pensé au télégramme.

— Quand j’ai su ça, a continué Paul, je me suis dit qu’en deux jours ils devaient déjà être arrivés à Ferblack et que le temps qu’ils reviennent, ça vous laissait encore une bonne avance. En fait ils ont cassé une roue peu de temps après leur départ, ce qui fait qu’ils étaient seulement à une journée de route.

Il frottait ses genoux si fort avec ses paumes qu’il devait se faire mal. Il s’en voulait sans doute de nous amener ces nouvelles. Moi je lui en voulais, malgré moi.

— À peine ils sont arrivés que Jensen a couru partout dans le domaine. Il a cuisiné Sorenson à propos de vous deux. Il a envoyé des gars au village pour savoir si on vous avait repérés. Il m’a même interrogé parce que plusieurs personnes nous avaient vus ensemble.

Il nous a jeté un coup d’œil pour voir si un de nous allait lui demander s’il avait parlé. Quand il a compris que c’était pas le cas — en ce qui me concernait, j’avais jamais douté de lui — il a repris :

— Ensuite, il est parti voir le shérif. J’hésitais encore sur ce que je devais faire. Je me disais que si je disparaissais à mon tour, ça serait peut-être pire. Et ça retomberait sur ma mère. Après tout, ils savaient pas où vous alliez ni quels chemins vous aviez pris.

Mercy a posé sa main sur une des siennes pour l’obliger à arrêter de se faire mal.

— Qu’est-ce qui t’a décidé, alors ?

— J’ai reçu un message de Henry. Il me disait que Harper le soupçonnait de savoir quelque chose et qu’il lui mettait la pression. Alors j’ai réalisé que si Henry parlait, je serais pas le seul à être dans la merde. Il t’avait vue aussi. Et s’il parlait de toi…

— Harper entrerait dans la course, j’ai complété.

Paul a hoché la tête. On savait tous qu’avoir Jensen aux trousses, ce serait déjà pas facile, mais Harper Wilkinson, qui cherchait Mercy depuis des mois pour venger son copain, ça ce serait encore autre chose.

— Je crois qu’ils sont partis peu après moi, a soufflé Paul. Il y a deux jours.

J’ai fermé les yeux et j’ai entendu des roulements de galop, des cris, des fusils qu’on armait… La chasse était lancée.

 

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Tac
Posté le 20/08/2024
Yo!
Je trouve que le chapitre fonctionne bien ! Je l'ai lu en étant malade donc j'ai pas des trucs très pertinents à dire, mis à part que même en étant malade ça se lit bien, mais c'est quand même pas le chapitre le plus apaisant x') je sens vraiment l'étau se resserrer de manière critique et c'est difficile de croire que tout le monde va s'en sortir indemne (mais il me semble que t'as pas envie de faire un récit dramatique, donc je me demande comment tu vas t'en sortir).
Plein de bisous !
Isapass
Posté le 25/08/2024
Ah ah ! C'est le test en conditions extrêmes : si ça passe quand on est malade, c'est que le chapitre est bien ! J'espère que c'était rien de grave, quand même.
Ca me va très bien que tu aies cette impression de tension qui monte, c'est vraiment ce que je voulais (et je n'étais pas sûre d'avoir réussi).
Ah bon, j'ai dit à un moment que je ne voulais pas faire un récit dramatique ? Euh... je ne suis pas sûre de m'en souvenir. Et comme tu as lu le chapitre suivant (qui fait partie de ceux que j'ai écrits récemment pour terminer enfin), je ne vais pas essayer de t'entourlouper sur la question "comment je vais m'en sortir", hein ;)
Tac
Posté le 06/10/2024
Je crois de mémoire que tu voulais en tout cas pas faire un truc dramatique horrible où tout espoir est fichu. Mais peut-être que je me souviens mal et/ou que tu as évolué sur la question entre-temps ! bref. C'est pas très important :D
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