Chapitre 18

 Le vacarme et la chaleur des cuisines enveloppèrent Olga avant même qu'elle n'y eut posé le pied. Arrivée en bas des escaliers, elle en découvrit le tableau. On eut dit, bien qu'en plus gai, une peinture des pays démoniaques comme il s'en vendait au marché. Tout y était cuivré, vermillon, soufré : les casseroles qui étincelaient au moindre mouvement, les joues écarlates de suées, les quartiers de viande sanguinolents, et, reflétés par les fronts ruisselants et les saucières de cuivre, les cinq grands feux crépitants, qui prenaient part à leur façon aux conversations.

Olga fit deux pas mal assurés, sursauta lorsqu'un commis fila devant elle comme un oiseau, et heurta une masse mouvante. C'était un homme immense, massif, aux joues comme des cœurs de bœuf. De part et d'autres de son nez grotesque, deux petits yeux noirs luisaient comme des cassis. Il tourna la tête et vit le regard effaré de la jeune guérisseuse, qu'il supplantait de toute sa panse. Il releva alors le menton et tout son corps fut secoué de convulsions saccadées, dans un rire qui de silencieux devint vite tonitruant. C'est alors qu'un bras agrippa Olga qui poussa un cri de souris.

« Ah, Ma Dame, vous voici ! lui dit Lotte dans un large sourire.

– Hé ! fit le géant, elle n'est donc pas muette ta rebouteuse ! Je viens de l'entendre couiner !

– Et toi tu l'effraies, bougre de bête ! rétorqua Lotte, Ma Dame, voici Osvald, il est diablement bêta quand il s'y met mais c'est un brave homme.

– Bêta ! Hé, Triplelune, je préférerais avoir des chou-fleurs à la place des oreilles plutôt que d'entendre des sottises pareilles ! Et puis c'est peut-être moi le bêta, mais toi ma bécasse, tu donnes du Ma Dame à une demoiselle qui mange en cuisine avec la piétaille... »

Lotte écarquilla ses grands yeux, regarda Olga, puis Osvald à nouveau : « Pour moi c'est une Dame. Et puis... je ne connais pas son nom. »

Devant l'insistance des deux regards qui se posèrent alors sur elle, Olga, liquéfiée de chaleur et d'inconfort balbutia :

« O... Olga. »

Lotte la fit asseoir sur un banc le long d'un mur, et disparut dans la houle des jupons. Olga put alors observer, plus à son aise, le fantastique chaos de gestes, de flammes et de voix qui s'offrait à elle. Des gamins se glissaient entre les jupes, les bras chargés de blettes et d'oignons, frôlant les bêtes suintantes de gras qui rôtissaient lentement au dessus des feux. Elle vit des commis chiper du vin, directement à la cruche, en se tâchant la chemise et le menton, et partir en riant sous les coups de cuillère d'une cuisinière agacée. Des jeunes filles concentrées maniaient des hachoirs plus larges que leurs visages. On dépeçait des volailles et des tresses d'ail. Tout ce petit monde s'invectivait en ordres, moqueries ou insultes fleuries, sans jamais s'interrompre dans la tâche. Les mains et les langues avaient chacune leur activité propre. Quant au géant Osvald, il déambulait, oisif, le sourire aux lèvres et les mains sur le ceinturon, qu'il portait fort haut. On eut dit que son ventre promenait sa personne, et non l'inverse, tant il devançait sa trogne et ses pieds. Il s'arrêta soudain, au signe que lui fit une femme, gonfla son estomac, et poussa un long brame qui créa une agitation nouvelle : en un clin d’œil, des tables et bancs, sortis d'on ne sait où, s'alignèrent et se couvrirent d'écuelles et de cruchons, qui voltigeaient entre les mains des petits commis, et trois douzaine de gardes, palefreniers et écuyers firent irruption en cuisine.

Quel spectacle surprenant, dans ce château si taiseux qu'il en semblait déserté, de voir grouiller cette populace toute faite de rires et d'appétit ! Les gardes, si solennels à leur poste, laissaient aux portes des cuisines tout respect pour leur fonction. Blagues et railleries se mirent à fuser. Olga, qui ne savait plus où donner de la tête depuis son banc isolé, vit alors Osvald s'emparer d'un chaudron de fonte plein jusqu'à la gueule, et le porter presque à bout de bras, tout autour de la table, pendant que Lotte s'activait à le vider dans les écuelles des gardes à grands coups de louche. C'était donc là le rôle de ce géant : signaler le début du service de sa voix de titan, et prêter sa force étonnante aux cuisinières exténuées. Celles-ci s'attablèrent enfin, une fois les plats de blettes et de viandes fumantes disposés sur les tables. Lotte vint alors chercher Olga, la saisissant par la main, et l'assit à ses côtés. Olga, les yeux et les oreilles bourdonnant de tant de choses nouvelles, avait oublié sa stupeur. Elle s'empara d'une cuillère, et prit le premier repas de sa vie en si grande compagnie.

 

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Cliene
Posté le 10/01/2018
Effectivemment quelle ambiance totalement différente du reste du château... Et en même temps quel plaisir de la découvrir et d'y être plongé par ta description ! C'est une respiration aussi bien pour Olga que pour le lecteur. Attention, je ne veux pas dire que ton texte est lourd, loin de moi cette idéé. C'est simplement que cette histoire d'épidémie est pesante mine de rien et qu'Olga voit autre chose, c'est "divertissant"et cela permet de faire une pause !
J'ai juste noté ça :
- je préférerais avoir des chou-fleurs à la place des oreilles : choux-fleurs<br />
Olga la Banshee
Posté le 10/01/2018
Merci ! C'est vrai que c'est pas trop la fiesta aux Chimères, donc Follet amène une gaieté bienvenue ! 
Et merci pour les choux-fleurs, je bataille avec les mots composés! 
Isapass
Posté le 07/01/2018
Je viens de dévorer (pas d'autre mot possible) les quatre chapitres que je n'avais pas encore lus.
J'ai l'impression que tout ce petit monde commence à bien remuer, et j'adore ça. Je me pose plein de questions (sans réponse) sur le secret de Timoteus, sur cet étrange prince que nous découvrons et qui a l'air bien énigmatique, sur les personnages du conseil, dont on ne parvient pas à savoir s'ils sont fidèles au roi ou s'ils cachent de noirs desseins...
J'ai juste noté deux petites remarques sur ces quatres chapitres :
Chap 16 : "Un masque de fines squames, comme des copeaux de bois sur les mains d'un l’ébéniste." : il y a un l' de trop
Chap 17 :  "Il reprit son souffle quelques instants, et goûta la douceur de l'âtre qui massait ses chevilles endolories." : Ca fait bizarre la douceur de l'âtre qui masse... soulager serait peut-être plus juste ?
Quant au chapitre 18... je n'exagère pas, je trouve que c'est un pur chef-d'oeuvre de narration. Très descriptif, certes, mais quelles descriptions ! C'est tellement bien décrit que la scène prend vie et qu'on y assiste littéralement ! Entre les personnages, les lumières, le mouvement, le fourmillement des personnages, les objets... Tout y est ! Et par-dessus tout, la description d'Osvald est magique ! Cette phrase, quel régal : "On eut dit que son ventre promenait sa personne, et non l'inverse, tant il devançait sa trogne et ses pieds." 
Bravo, bravo, bravo !
J'ai vu qu'on pouvait mettre des étoiles alors pour tout le récit que j'ai lu jusqu'à maintenant, mais particulièrement pour ce chapitre, et pour, décidément, ton talent pour choisir TOUJOURS le mot juste, je ne résiste pas ! 
Olga la Banshee
Posté le 07/01/2018
Ooooh je suis ttellement contente que tu aimes le chapitre 18 !! De toutes mes pages, c'est clairement celles qui me rendent vraiment fières ! Je suis contente de les partager avec quelqu'un ! Ca doit se sentir que j'aime les cuisines :p (et le manger et le boire). Et puis Osvald est un perso un peu "facile" (le gros bonhomme gentil, un classique, c'est mon Hagrid à moi), mais c'est tellement jouissif ce genre de figure.
" la douceur de l'âtre qui masse..."  : c'est pas faux, comme dirait Perceval. D'ailleurs hors contexte comme ça, c'est limite flippant. 
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