Chapitre 19 : Laughing Poison

     Nous arrivâmes chez l’herboriste où Chelsea avait envoyé Jesca dix minutes plus tard. Ether et moi attendîmes patiemment que Jesca récupère sa commande. Elle se présenta au comptoir toute seule. Quand je constatai qu’il semblait y avoir un problème, je m’approchai.

        — Qu’est-ce qui se passe ? chuchotai-je.

        — Il a paumé mes herbes.

        — Je ne les ai pas « paumées », répondit un garçon brun aux cheveux longs avec des piercings aux oreilles et à l’arcade droite. Elles arrivent aujourd’hui.

        — Si elles étaient arrivées, on ne serait pas en train d’avoir cette discussion.

       Il rejeta la tête en arrière, je remarquai l’intérieur de ses cheveux teints en blonds.

        — J’ai dit qu’elles « arrivaient », pas qu’elles « étaient arrivées », s’agaça-t-il. T’es bouchée ou quoi ?

        Jesca fronça les sourcils.

        — Les livraisons se font entre entre sept et onze heures (Elle agita la montre à son poignet.) Il est onze heures passées. T'es débile, attardé ? Ou tu veux peut-être que je t’apprenne à faire ton travail ?

        Le garçon se pencha par dessus le comptoir.

        — Ouais, et en échange je pourrais peut-être t’apprendre les bonnes manière ? répondit-il d’une voix caverneuse.

        — Tout doux, l’étalon, intervint une voix du fond de la réserve.

        Un autre garçon, du même âge que celui qui se disputait avec Jesca s’approcha de nous. Un sourire espiègle, grand de taille, une chevelure blonde, des yeux bleus, des bras musclés… le stéréotype du beau gosse. Il mit ses mains autour des épaules du brun qu’il dépassait d’une tête.

        — C’est pas en insultant toutes les filles que tu croises que t’auras la côte.

        Le brun émit un rire présomptueux avant de se dégager se sa prise. Le blond remarqua finalement notre présence, à Ether et à moi. Son regard se posa sur moi et son sourire taquin s’agrandit. 

      — Tiens tiens, fit-il. On a des touristes, on peut dire que ce n’est pas tous les jours que ça arrive. Et en plus (Il contourna le comptoir pour me serrer la main avec un rire.) Jaïna la Snow Slayer en personne. Je n’aurais jamais cru te rencontrer dans de telles circonstances. Je pensais à un truc un plus officiel et stylé, tu sais un genre de réunion d’affaires. 

        Il éclata de rire en reculant avant que le brun ne le saisisse par le col. Ce qui n’était pas évident vu leur différence de taille.

        — Laisse-la tranquille Cirrus, lui intima-t-il en me jetant un regard désolé. Il ne sait pas se tenir face aux tueurs à gage. Ne fais pas attention à lui.

        Comme son ami faisait barrage entre lui et moi, Cirrus vit là l’occasion de jeter son dévolu sur Ether qui, jusque là, s’était affairée à une contemplation méticuleuse des plantes vénéneuses.

        — La Belladone, s’exclama-t-il en la rejoignant. Une plante qui est parfois associée à des notions de malice, en raison de sa toxicité et de son utilisation historique dans les pratiques de sorcellerie et de magie noire. Parfaite pour une Draatinga, n’est-ce pas ?

        Je fronçai les sourcils et m’apprêtai à répliquer mais Ether se contenta de sourire. Un sourire poli, qui n’augurait rien de bon.

        — La notion de la "malice" attribuée à la Belladone est plus liée à des croyances populaires, à l'histoire et à la culture qu'à une propriété botanique intrinsèque de la plante elle-même, répliqua-t-elle sans se départir de son sourire. Des superstitions médiévales et dépassées dont un herboriste empirique saurait se départir, n’est-ce-pas ? 

       Le sourire de Cirrus s’illumina. Il se retourna vers le brun en pointant Ether du doigt.

        — Je l’aime bien !

        Le brun leva les yeux au ciel.

        — Arrête d’embêter les inconnus comme si c’était tes potes, le sermonna-t-il. Ils vont mal le prendre.

        — Mais non ! répondit-il en nous regardant, Ether et moi. Ça se voit que je rigole, non ? 

        — Je ne l’ai pas mal pris, le rassura Ether avec un sourire. Il n’y a pas de lézard.

       Cirrus ricana avant de tourner la tête vers Jesca.

        — Sinon, pour ces herbes médicinales, reprit-il en tapant dans ses mains avant de se rediriger vers le comptoir. Ouais, ouais… (Il feuilleta un carnet en se massant le menton.) Ça m’étonnerait qu’elles se soient perdues parce que j’ai grave l’habitude des retards. Tu sais comment sont les passeurs, on est pas leur top priority, si tu vois ce que je veux dire, se moqua-t-il en faisant un grimace ce qui lui valu un regard en biais du brun. Mais je vais quand même appeler. Pas pour m’assurer qu’il ait toujours les herbes mais qu’il soit en vie. Parce qu’entre nous, il y a plus de chances qu’il se soit fait bouffé par un dragon plutôt que racketté son gazon par des pilleurs.

      Il tapa le comptoir des mains et s’éloigna à nouveau au fond du comptoir. Sa voix résonna au fond de la boutique.

        — À moins qu’il transporte du thym sanguin, dans ce cas les pilleurs seront tellement défoncés qu’ils boufferont le gazon comme des myrtilles !

        Il disparu dans un rire et le brun soupira en nous regardant.

        — Ignorez-le. C’est pour le mieux. 

 

        Quelques minutes plus tard, Cirrus finit son appel. Il s’approcha de moi, adossée au mur, alors  que Jesca s’affairait à jeter des regard sévères à Ether qui riait un peu plus loin avec le brun.

        — Bonne nouvelle, m’annonça-t-il en s’adossant à mes côtés. Rien n’est perdu, personne est mort et personne est drogué. Juste complètement ivre.

          — Ivre ? répétai-je. C’est prudent de conduire dans cet état ?

        Il me lança un regard en coin, amusé. 

        — Woah, je ne t’imaginais pas du tout comme ça.

        — Comme quoi ? demandai-je.

        — Coincée.

        Je fronçai les sourcils. Je ne me définissais pas comme quelqu’un de coincé. J’aimais que les choses soient faites proprement et bien organisées. Je n’aimais pas perdre mon temps et j’estimais que conduire bourré n’était pas malin. Je n’étais sans doute pas drôle, mais certainement pas coincée. 

        — Mais ce n’est pas plus mal, reprit-il. T’imagines si t’étais comme moi ? Tu te retrouverais herboriste à Sumeru. (Il se tut un instant en réfléchissant.) Non, en fait, être herboriste est pas si mal. Et Sumeru non plus, ça change de Magport*. Y avait trop de bruit, trop de… métal. Des fois ça puait la rouille.

        Je me tournai vers lui en haussant les sourcils.

        — Tu viens d’Awe ?

        — Oui, madame ! répondit-il fièrement.

        — Pourquoi quitter un pays aussi évolué pour devenir herboriste dans un coin perdu de Specter ? 

       — Hum, fit-t-il en retirant un cuticule de son annulaire. Une prime sur ma tête. C’est pas très agréable de s’endormir en risquant de se faire fendre le crâne par un de ses collègues.

       Je le regardai, stupéfaite par ses mots. Il me répondit par un haussement de sourcils espiègle.

       — Tu es un tueur à gage ? soufflai-je.

        Il prit un air outré.

        — Tu ne m’as pas reconnu ? Ça brise mon cœur de tueur. Ça ternit mon honneur d’homme. Dire que j’ai su qui tu étais dès l’instant où tu as franchi la porte de mon sanctuaire floral. 

        — Et les chaînes d’info ne t’ont pas aidé, je présume ? répliquai-je en levant un sourcil.

        — Absolument pas ! se défendit-il.

        Je lui lançai un regard et il essuya une larme imaginaire.

        —… Les journaux, peut-être un peu. Mais ! Ça ne change rien au fait que tu ne me connaisse pas.

        Je souris.

        — L’anonymat est une bonne chose, lui dis-je. Ça prouve que tu fais un bon travail.

        Je l’observai du coin de l’oeil. Grand. Élancé mais musclé. Jovial et bavard. Herboriste connaisseur en plantes toxiques. Une reconversion professionnelle plutôt risquée et difficile pour un tueur à gage. Quelque chose que je ne pourrais pas faire. Pas si je ne m’y connais pas en plantes. 

        — Tu es… Laughing Poison ?

        Laughing Poison était un tueur à gage dont j’avais entendu parler. Il chassait un peu partout. Mais sa particularité était d’induire ses lames de poison mortel avant d’abattre sa victime en riant. Je n’avais plus entendu de rumeurs à son sujet depuis longtemps. Je ne m’étais pas questionnée à ce sujet, mais si je l’avais fait, je me serais dit que les murs d’une prison ne facilitait pas la circulation d’informations. Mais je n’aurais jamais imaginé qu’il s’était retiré.

        — Bingo dingo ! Ding ! On dirait que ton radar fonctionne à merveille, je suis subjugué !

        C’était bien la première fois que je discutais avec un autre tueur à gage. J’avais croisé une fois Black Gallytrot mais il n’était que de passage à Odium. Et il fallait l’admettre, il m’avait filé la chair de poule.

        — Et donc, repris-je en remettant une mèche de cheveux derrière mon oreille. Qu’est-ce que tu as fait ? 

        Il haussa les épaules en faisant la moue.

        — Pas grand chose, répondit-il. On m’avait engagé pour tuer quelqu’un mais les informations dont j’avais besoin avaient pris du temps à arriver. Alors je m’étais installé sur l’l'Île du Nord, là où cette personne était entre temps, histoire de me faire de petites vacances improvisées. Je me suis fait quelques connaissances très cool alors je passais de super moments. L’un d’eux m’avait même invité à Noël. (Il ricana.) Je l’avais pas fêté depuis mes cinq ans. Sérieux, je pensais pas que ça me ferai autant plaisir, avoua-t-il en se grattant la joue. J’étais beaucoup plus proche de lui en fait. Il était beaucoup plus posé que moi, m’engueulais souvent pour pas grand chose mais je l’appréciais beaucoup. 

        Quelque chose frappa à la fenêtre. Nous tournâmes la tête pour voir des enfants en train de courir partout. L’un d’eux nous fit un signe de la main auquel Cirrus répondit avec un sourire avec qu’il ne disparaisse plus loin avec ses amis.

        — Et puis, euh…

        Il sembla chercher quelque chose à dire. Finalement il poursuivit sur sa lancée.

        — J’ai fini par recevoir le dossier dont j’avais besoin. Et devine qui était ma cible ? demanda-t-il en faisant danser ses index.

        —… Ce mec là.

        — Bingo ! 

        — Et donc, ce type tu l’as…, commençai-je.

        Il secoua la tête avec un rire.

        — Non non, je n’en serais pas là sinon. (Il lâcha un soupir nostalgique, comme s’il revivait ce moment.) Je n’ai pas pu. En fait, à ce moment là, je me suis demandé pourquoi je devais le faire. Jusqu’alors, je me contentais de cueillir les têtes comme des baies. Mais là, je me suis dit « Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ? ». Les jours que j’avais passés avec cette personne étaient les meilleurs de ma vie depuis longtemps. Et est-ce que je voulais vraiment passer à côté de ça ? Et pourquoi ? Pour crever des blaireaux dont le visage revenait pas aux boloss friqués qui pourrissent sur Terre depuis des générations ? Je ne sais pas, mais j’ai comme ouvert les yeux. Je ne voulais plus avoir à me poser ce genre de questions. (Il tourna les yeux vers moi.) Tu sais, quand ton cerveau t’envoie des instructions contradictoires que tu dois décrypter comme un hacker. Tu es là, à t’emmerder avec des prises de consciences ridicules parce que tu peux pas t’empêcher de te demander « Eh ! Est-ce que ce mec, bénévole, qui travaille dans les restos du cœur et tout, mérite vraiment que je le décapite parce qu’il a bousculé le banquier qui verse mon salaire ? ».

        J’étouffai un rire. Je comprenais bien ce qu’il voulait dire. Dès que ma morale se mettait à me chanter mes tords, je la mettais en sourdine en me convainquant que ce que je faisais était nécessaire car purement professionnel. Mais au bout du compte, est-ce que c’était s’épanouir que de penser de cette façon ? Et puis surtout, est-ce que s’épanouir était vraiment nécessaire ? Est-ce que c’était l’objectif ultime à atteindre ? Si je pensais de cette façon, que j’abandonnais tout et que je me mettais à chercher quelque chose qui me rende heureuse, en vain. Est-ce que je n’obtiendrais pas le résultat inverse ? 

        — C’est un risque à prendre, répondit-il après que je lui aie demandé. J’aurais pu finir à la rue, voir mort, ou mort dans la rue, mais me voilà, fit-il en montrant le magasin d’un geste. Le truc c’est d’avoir le courage de se lancer. J’ai mon commerce — même si ce n’est pas exactement le mien, mais le proprio a genre mille ans, et je suis un bon employé, je ne m’inquiète pas pour ça, il me reviendra forcément — et de quoi bouffer. Donc au bout du compte, me mettre Awe à dos pour sauver Cosmo en valait la peine. 

        Il leva la tête et je suivis son regard qui se porta sur le brun aux piercings qui se penchait par dessus une table remplie de bocaux à côté d’Ether qui plissait les yeux en hochant la tête.

        — Après, reprit-il. Il ne me l’a jamais dit, mais je suis sûr qu’il culpabilise un peu.

        Je fixai le brun — Cosmo — qui agitait le bocal qu’il avait fini par atteindre.

        —… Il n’a jamais eu peur de toi ? demandai-je à brûle-pour-point.

        Il me fit un sourire malicieux.

        — Pourquoi ? Je te fais peur ?

        Je roulai des yeux.

        — Les gens ont généralement peur des tueurs à gage.

        Il secoua la tête.

        — Les gens ont peur de dont sont capables de faire les tueurs à gage, me corrigea-t-il. Et Cosmo l’a toujours su — il s’en doutait. Sûrement parce qu’il faut être complètement perché pour se vautrer dans un transat sur une île sans wifi en plein milieu de l’hiver.

        — C’était pas très fin, c’est vrai, avouai-je.

       Il éclata de rire en tapant des mains.

        — J’ai déjà fait plus subtil, c’est vrai. (Il grimaça en se grattant entre les omoplates.) Mais du coup, il m’a avoué s’être méfié de moi au début. Il se doutait que je venais pour lui et j’étais pas le premier assassin qu’on envoyait à ses trousses.

        Je me retins de lui demander pourquoi il intéressait tant de monde. Il ne devait pas être n’importe qui.

        — Au final (Il haussa les épaules.), j’en sais rien, le feeling a dû passer. Comme avec toi, je suppose.

        Je le dévisageai.

        — Tu t’es retrouvée en prison, t’as kidnappé deux membres d’une famille du Primedia et la fille Draatinga, lâcha-t-il en pointant Ether qui croisait les bras en souriant à Cosmo. Elle a pas l’air d’aller si mal que ça pour une otage.

        Je détournai le regard.

        — C’est compliqué, lançai-je sans vouloir m’étaler sur les raisons de ma présence.

        Heureusement, Cirrus n’insista pas, il se contenta de s’étirer.

        — Ce que je vois moi, continua-t-il. C’est que t’as décidé de tout plaquer pour t’enfuir avec cette nana qui a l’air de t’apprécier. Bientôt vous ouvrirez un commerce pas loin et je serai obligé d’asperger tes plantes de vinaigre pour réduire la concurrence.

        Cirrus plaisantait mais sa remarque n’avait fait que me rappeler que le temps que j’avais à passer avec Ether était compté et que contrairement à lui, je devrais rejoindre Odium pour reprendre mon travail. Nous nous ressemblions sur un seul point : Nous étions des tueurs à gage. Mais la comparaison s’arrêtait là. Je n’avais pas l’intention de rester ici. Je ne pouvais pas me permettre de prendre cette decision sur un coup de tête.

        Lorsque je lui dit ça, son expression changea un instant. Mais son sourire recouvrit rapidement son visage.

        — C’est dommage, avoua-t-il. On aurait fait un bon tandem.

        Je ne répondis rien et me contentai de regarder Ether qui observait le bocal que Cosmo lui tendait. Cirrus suivit mon regard avant de le reposer sur moi.

        — Sinon, tu n’es pas venue ici que pour Jesca, si ? demanda-t-il.

        Je secouai la tête.

        — Je pars dans une semaine, lui répondis-je. Je voulais faire le plein de provisions et d’armes.

        — Tu as trouvé l’armurerie ? Je connais le vendeur, c’est un ami. Si tu veux je peux t’accompagner et le convaincre de te faire un prix.

        Je me redressai.

        — Tu ferais ça ? 

        Un grand sourire satisfait se dessina sur le visage de Cirrus. En temps normal je n’aurais pas accepté, mais comme Ether l’avait dit un peu plus tôt, nous étions fauchées comme les blés. Je n’avais pas le choix. Au pire des cas, je pouvais toujours essayer de demander un prêt le temps de trouver un moyen de récupérer mon argent.

        — Je te revaudrai ça, lui dis-je.

        Il pouffa et secoua la tête en craquant ses phalanges.

       — Mais non ! C’est la première fois que je discute aussi longtemps avec une collègue et t’es vachement sympa. Pas comme Black Gallytrot, ce mec me fout les jetons.

        — Tu lui as déjà parlé ? ai-je demandé.

        — Ouais, pas toi ?

        Je secouai la tête.

        — Je n’ai fait que le croiser.

        — Tu n’as rien perdu, s’exclama-t-il. Il est super glauque. Même son regard est malsain, sérieux, je me suis cru dans L’Exociste. Il y avait une église pas loin en plus, et j’aurais juré entendre le tonnerre quand il s’en est approché…

        Nous changeâmes donc de sujet de conversation pour parler de choses puis simples en s’en allant pour l’armurerie. 

        

 

 

 

 

 

 

※ Magport : Capitale d’Awe. La nation du métal.

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