Chapitre 2

Par !Brune!

Le chancelier était un vieillard au corps noueux, au teint blême dont le regard limpide reflétait une bienveillante autorité. Représentant émérite du conseil qui gouvernait la cité, il ne décidait rien sans l’assentiment des sages qui le constituaient. Élus par le peuple, ces derniers maintenaient l’ordre public, géraient les ressources de leur production à leur répartition dans chaque foyer et prenaient toutes les mesures de santé relatives à la survie des occupants de l’abri.

De la main, le vieil homme invita Owen à s’asseoir à la table où se réunissait ordinairement l’assemblée, puis s’installa à ses côtés. Engoncé au creux d’un large fauteuil, l’adolescent, mal à l’aise, attendit que Krabb entame la conversation.

— Sais-tu pourquoi je t’ai fait appeler, jeune Owen ?

— Non, je l’ignore, chancelier.

— Le professeur Pons m’a rapporté que tu étais un excellent élève.

Owen haussa les épaules, un sourire prudent aux lèvres.

— Ne sois pas modeste ! déclara le dignitaire, avec chaleur. Les jugements de Pons sont souvent très justes. Je t’ai convoqué, car j’ai quelque chose d’important à te dire. Mais avant, je voudrais que nous discutions un peu. Es-tu d’accord ?

Le jeune homme acquiesça, un brin embarrassé par la demande du maître.

— Peux-tu me raconter ce qu’il s’est passé il y a cent ans ? continua l’ancêtre, d’une voix aimable.

— Notre communauté s’est réfugiée ici pour échapper au Grand Effondrement.

— Que sais-tu de cet événement, exactement ?

Owen fut pris au dépourvu ; il ne s’attendait pas à être interrogé sur ses leçons d’histoire. Déstabilisé, il répliqua timidement.

— Il a provoqué la disparition de notre civilisation.

— Pourrais-tu être plus précis ? lui demanda le sage.

Owen s’exécuta, en élève discipliné, rappelant que l’humanité, elle-même, avait été à l’origine des cataclysmes qui avaient détruit la planète et mené les pays à la guerre. Devant le dignitaire attentif, il expliqua comment l’exploitation des énergies fossiles, la déforestation et l’élevage intensif avaient provoqué une hausse des températures sans précédent à la surface du globe ; comment l’introduction des OGM, l’utilisation d’engrais artificiels avaient appauvri les sols et déstabilisé les biotopes ; comment, enfin, les déchets chimiques et radioactifs issus de l’industrie avaient contaminé les territoires.

Il précisa que, parmi tous ces bouleversements, le réchauffement climatique avait été le phénomène le plus dévastateur. La fonte des calottes glaciaires avait augmenté le niveau des océans et conduit à des désastres écologiques de plus en plus fréquents. Sécheresses, incendies, ouragans et inondations s’étaient multipliés, condamnant la moitié des terriens à la famine et aux maladies. Des populations entières avaient alors migré vers des horizons plus cléments, causant de nombreuses guerres de territoires qui avaient dégénéré en conflits internationaux à mesure que les ressources planétaires s’épuisaient. 

— C’est à cette période que ton arrière-grand-père a trouvé la source. Sans lui, nous ne serions pas là ! déclara Krabb, avec emphase, lorsqu’Owen eut terminé son exposé.

— Sans Crako non plus, maître, rectifia poliment l’adolescent que l’attitude affable de Krabb avait détendu.

La légende voulait en effet que l’ancêtre d’Owen découvrit son don alors qu’il tentait de sauver son chien, tombé au fond d’une ravine, sur les monts escarpés de la vallée d’Entias. Penché sur le corps de l’animal, Paul avait brusquement senti des fourmillements lui dévorer les mains. Guidé par une force invisible, il s’était mis en marche et, les doigts dressés comme des antennes, il avait inspecté les sous-sols durant des heures. Son expédition l’avait finalement conduit au pied d’un étroit tunnel qu’il avait immédiatement emprunté, certain d’y achever sa quête. Après avoir rampé sur des dizaines de mètres, il avait débouché dans une haute et large caverne à l’intérieur de laquelle couraient les flots cristallins d’un torrent. Subjugué par son incroyable découverte, l’ancêtre avait longé le cours impétueux jusqu’à l’arête d’une fosse abyssale dans laquelle l’eau vive se précipitait avec fracas. Là, enrubanné d’un nuage d’écume fraîche, il s’était agenouillé et, le visage tourné vers la voûte de pierre, il avait pleuré, longuement, avec reconnaissance, mêlant ses larmes au crachin vivifiant qui montait du ventre de la terre.

Afin de protéger leurs familles des calamités de la surface, Paul avait aussitôt entrepris, avec quelques personnes de confiance, la construction d’un refuge à l’intérieur de la caverne providentielle. Dans le plus grand secret, ils avaient installé un réseau électrique, aménageant des turbines près de la cascade souterraine et des panneaux photovoltaïques sur l’adret de la montagne. Ils avaient ensuite pourvu la grotte de puissants lampadaires qu’ils avaient programmés pour reproduire l’alternance du jour et de la nuit, puis ils avaient creusé des cheminées d’évacuation équipées de ventilateurs afin de renouveler l’air de manière efficace. Un lac artificiel, un espace de plantations hors sol et une zone d’habitation pouvant accueillir plus de deux cents personnes avaient été agencés en dernier lieu, clôturant ainsi le projet que Paul et ses amis avaient imaginé dix ans plus tôt.

— C’était une entreprise louable et ambitieuse, conclut le chancelier, avec tristesse. Malheureusement, aujourd’hui l’abri arrive à saturation. Outre la promiscuité, nous devons faire face à de multiples pénuries. Comme tu le sais, la rivière ne cesse de baisser et les prévisions des scientifiques ne sont pas bonnes. D’ici un an, peut-être deux, le torrent sera complètement tari. Et sans eau, nous sommes condamnés.

En effet, malgré les solutions mises en place pour pallier les carences, les troglodytes avaient vu, d’année en année, leurs ressources se réduire comme peau de chagrin. Ni la politique de l’enfant unique ni la suppression de l’aire de maraîchage n’avaient résolu les problèmes liés, à la fois, à l’espace et à l’eau. Depuis peu, la décrue avait même entraîné l’arrêt des turbines hydrauliques et engendré une forte augmentation de gaz nocifs au sein de la grotte. Le peuple d’Entias était, bel et bien, à l’agonie !

— Mais, il nous reste un espoir, reprit le chancelier, fixant l’adolescent de ses prunelles presque transparentes.

— Lequel ?

— Allons, mon garçon. Tu le sais aussi bien que moi.

Le regard empli de sous-entendus alerta Owen qui répliqua d’une voix blanche :

— Vous vous trompez, maître !

— Non, Owen. Le résultat des Olympiades est sans appel.

Afin de s’acclimater aux conditions thermométriques extrêmes, les colons étaient soumis, dès l’enfance, à des entraînements intensifs. À la fin de leur cycle d’études, filles et garçons concouraient ainsi aux Olympiades de la Survie, une manifestation organisée en extérieur et considérée, par l’ensemble des Entiasotes, comme un rite de passage. Destinée à vérifier leurs aptitudes sur le terrain, l’opération consistait à laisser, durant vingt-quatre heures, un groupe d’adolescents à la surface, en leur confiant la mission de rapporter une jarre d’eau, préalablement dissimulée aux alentours. De tous ceux qui avaient participé à la cérémonie depuis sa création cent ans plus tôt, Owen était le seul à ne pas être rentré bredouille.

Au souvenir de cet instant, une joie fugace s’empara du jeune homme ; jamais on ne l’avait célébré avec autant d’ardeur que ce jour-là ! Tout le monde l’avait acclamé, tel un héros, lorsqu’il avait rejoint ses camarades sur le podium. En se remémorant la scène, Owen eut subitement conscience de ce que sa victoire représentait pour les membres de sa communauté. Krabb se pencha doucement vers l’adolescent et lui pressa l’épaule.

— Tu as compris, mon garçon…

Plus pâle encore que d’ordinaire, Owen regarda longuement le vieux sage avant de lui demander, les mâchoires serrées :

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Nous voulons que tu quittes la grotte pour chercher une source.

— Je ne suis pas certain… d’en être capable, bredouilla le jeune homme, sentant la peur monter du fond de ses entrailles.

— Suis ton instinct ! Il te mènera à l’eau.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

— Parce que nous t’observons depuis longtemps. Nous savons que tu as le don.

Devant la mine dubitative de son interlocuteur, Krabb se fit plus pressant :

— Le conseil des sages a élaboré ce projet bien avant ta naissance, Owen ! Pendant des décennies, nous avons préparé la population aux dangers de la surface afin qu’elle soit armée au moment de quitter la grotte. Mais, tous ces efforts auraient été vains, si nous n’avions pas eu la certitude qu’un jour nous aurions quelqu’un pour nous guider. Tu es ce guide désormais, et nous comptons sur toi !

Le chancelier observa avec attention le garçon qui, l’œil sombre, restait immobile, comme pétrifié par ce qu’il venait d’entendre.

— Ne t’inquiète pas, tu ne seras pas seul ! continua l’ancêtre, pour le rassurer. Le commandant Charcot et sa brigade t’accompagneront. Ce sont des hommes de terrain aguerris qui veilleront à ta sécurité.

— Je n’en doute pas, mais que se passera-t-il si je ne trouve pas l’eau dans le périmètre surveillé habituellement par les soldats ? questionna Owen que l’intervention de Krabb n’avait pas vraiment réconforté.

— J’ai bien peur que ta quête ne vous conduise plus loin.

Le frêle adolescent ferma les yeux, abattu. Ainsi, ce qu’il pressentait depuis toujours se réalisait bel et bien ! Longtemps, il avait essayé d’ignorer son pouvoir, certain qu’il l’obligerait à suivre une route qu’il n’avait pas choisie. Mais s’il avait réussi à se fourvoyer, il n’avait pu leurrer les sages ! Une vision le traversa soudain ; il vit sa mère, seule, abandonnée, pleurer son départ comme elle avait pleuré celui de son père, décédé dix ans auparavant, lors d’une chute près de la cascade. Son père, cet inconnu qui n’avait même pas le don, que lui aurait-il conseillé s’il avait été encore en vie ? L’aurait-il persuadé d’accepter le destin que lui imposait Krabb ?

— Je suis désolé, Owen, mais tu sembles croire que tu as le choix.

Les traits du jeune homme se figèrent aux propos du vieillard. Il leva un regard implorant vers le visage compatissant de Krabb.

— Et si j’échoue, maître ?

Le vieux dignitaire soupira longuement avant de déclarer d’une voix blanche.

— Nous mourrons tous, mon garçon.

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sifriane
Posté le 11/03/2024
Salut,
Je commence enfin les aventures d'Owen et je ne suis pas déçue. C'est vraiment bien. Tu poses là de bonnes bases sur l'univers, et puis on sait tout de suite où on va, c'est efficace :)
A bientôt pour la suite
!Brune!
Posté le 11/03/2024
Merci beaucoup pour ton commentaire ; c'est très encourageant ;-) à bientôt
Baladine
Posté le 08/03/2023
Coucou par là !

C'est un plaisir de te lire. Tu parviens à la fois à poser les jalons d'un univers familier, à la limite entre le magique et le dystopique, et dessiner un personnage attachant ET à poser une quête. Une belle en plus, claire, bien tendue, avec une question de vie ou de mort et pas de moyen d'y échapper. On sait où on va, on est d'accord pour suivre Owen dans cette quête en espérant que pour plus de sécurité, il pensera bien à embarquer quelques bons amis avec lui. Ça démarre fort !
Petite question, pourquoi les dialogues en italique ?
Et aussi : "La légende voulait en effet que l’aïeul d’Owen découvrit son don alors qu’il tentait de sauver son chien," => j'aurais mis "ait découvert" plutôt. Sinon "découvrît" mais je pense qu'une forme composée convient mieux parce que l'action est accomplie. "Eût découvert" si tu es adepte du subjonctif plus-que-parfait.

A très vite !
!Brune!
Posté le 09/03/2023
Bonjour Claire,
et merci pour ton sympathique commentaire ! Je suis heureuse de voir que tu apprécies ta lecture ;-) Ta remarque sur le temps de la phrase que tu as relevée est pertinente ; il fallait bien voir un subjonctif imparfait (oh ! la vilaine faute de conjugaison) que je préfère au passé pour une question de fluidité. Quant à l'italique, c'est juste pour mettre en relief les dialogues . Le roman étant destiné à la jeunesse, je voulais que les différents éléments soient immédiatement repérables afin de faciliter la lecture.
À bientôt de te lire
Saphir
Posté le 19/02/2023
Salut !

Très bon chapitre, en core une fois ! On en apprend plus sur ce qu'il s'est passé, le déclin de l'humanité, la création de l'abri, etc, sans que ce soit un bloc d'infos, ce qui n'est pas toujours plaisant à lire. Tu gères ça très bien, à mon sens ! Et, bien sûr, on en apprend plus sur Owen !
Continue comme ça en tout cas !

A bientôt !
!Brune!
Posté le 19/02/2023
Coucou Saphir,
Merci beaucoup pour tes commentaires enthousiasmants ! Ça fait chaud au cœur ! J'espère que la suite te plaira tout autant ;-)
LucidNightmare
Posté le 21/12/2022
Excellent chapitre ! Le résumé du déclin de l'humanité est très percutant, et c'est très bien de mentionner l'élevage intensif comme l'une de ses causes. Je me réjouis de lire la suite.

Je te réponds directement ici par rapport à ma remarque sur le premier chapitre :)

Toute la partie "La légende voulait en effet que l’aïeul d’Owen [...] clôturant le projet que Paul et ses amis avaient imaginé dix ans plus tôt." donne les mêmes informations (voire plus) que le paragraphe dont je parlais. Et je trouve que ces explications viennent plus naturellement dans ce chapitre 2, plutôt qu'au début du chapitre 1.

Du coup, il me semble que ce serait suffisant de laisser ce passage explicatif uniquement dans le chapitre 2. Mais ce n'est que mon avis, dis-moi ce que tu en penses.
!Brune!
Posté le 21/12/2022
Bonsoir,
Merci pour tes retours ; cela m'encourage énormément !
Concernant le paragraphe 2 du premier chapitre ton éclairage m'a permis de voir qu'effectivement il n'était pas à sa place. C'est redondant. Je vais sans doute le supprimer du chapitre 1, mais je ne sais pas encore si je vais l'intégrer au chapitre 2.
Quoiqu'il en soit, encore merci pour tes judicieux conseils !
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