Oscar de Valbreuze était certainement atteint de folie à double forme. Henri se souvenait avoir lu un article sur le sujet dont l’auteur – un aliéniste français du nom de Jules Baillarger – avait fini complètement marteau après qu’il se fût rendu compte que la plupart de ses théories concernant les hallucinations ne tenaient pas la route puisque lesdites hallucinations se révélèrent en réalité être des manifestations on ne peut plus tangibles d’Erret.
En tout état de cause, la folie à double forme était définitivement la seule chose qui puisse expliquer comment, en l’espace de trente minutes, Oscar passait de la dépression moribonde à cet état d’épanouissement béat. Un immense sourire radieux étirait ses lèvres et menaçait de lui fendre le visage en deux. Il illuminait littéralement l’intérieur du coupé.
— Ton sourire dégoulinant de niaiserie est très perturbant, l’informa Henri en sortant un cigare de la poche intérieure de sa veste.
— Je croyais que cela t’agaçait de me voir déprimé.
— Oh c’est certain que cela m’agace. Et je préfère te voir ainsi. Ce qui me trouble c’est l’absence totale de transition entre les deux états.
Le sourire éblouissant d’Oscar s’élargit de plus belle – n’y avait-il donc aucune limite à l’élasticité de sa peau ? – et Henri secoua la tête, dépité, avant de laisser son regard s’égarer dans la rue.
Il faisait glacial pour un mois de mars. Le givre du petit matin lustrait la chaussée et les fenêtres des maisons se paraient de cristaux coruscants. Les fées de glace dansaient joyeusement, revigorées par le froid, et laissaient derrière elles, des trainées scintillantes qui se déposaient sur les trottoirs et provoquaient des chutes spectaculaires et des cris irrités. Les petites chipies virevoltaient alors au loin en gloussant, trop fières de leurs facéties.
Ayant perdu l’attention d’Henri, Oscar s’abandonna également à la contemplation de l’extérieur. Il leva les yeux vers le ciel où une immense brèche dans le Voile révélait une nuit étoilée qui contrastait singulièrement avec le ciel bleu sans nuage du petit matin du monde des humains. Sous cette voûte nocturne se dessinait la silhouette d’une majestueuse cité aux murs obsidienne. Une multitude de tours s’élançait vers le ciel en étincelant, comme parsemées d’étoiles. Aiguenoire, la capitale d’Erret, la ville de la nuit éternelle était une splendeur vue du monde des humains. La brèche semblait flotter juste au-dessus du parc de Bruxelles où avait été construite la Loge de l’Hexasynedrion afin de faciliter les échanges diplomatiques entre Aiguenoire et le siège du pouvoir décisionnel.
L’ombre d’une baleine volante des mers inversées s’étendit sur toute la rue, plongeant un instant l’intérieur du coupé dans l’obscurité. Le pilote devait être un débutant ; jamais les attelages de la Compagnie des Transports Transvoile, communément appelée CTT, ne flirtaient d’aussi près avec le sol. Il se ferait sûrement réprimander à son retour au dépôt. Ce spectacle constituait en revanche un ravissement pour les yeux, car l’animal était magnifique. Long de presque trente mètres, la baleine pouvait paraitre effrayante et pourtant il s’agissait d’une créature d’une très grande douceur. Sur sa peau outremer couraient des reflets irisés qui miroitaient de couleurs changeantes sous les rayons du soleil et de la lune. Ses imposantes nageoires caressaient l’air avec précaution entrainant l’attelage vers l’avant dans un mouvement calme sans être lent pour autant. La nacelle se trouvait sous le ventre de la baleine. Il y avait à l’intérieur toutes les commodités indispensables aux voyageurs de première classe et aux dignitaires d’Erret. Les passagers de seconde et troisième classes voyageaient simplement, mais non sans confort. À vue d’œil, cette nacelle-là pouvait accueillir un peu moins de cent personnes.
Quand il était petit, Oscar adorait voyager avec les baleines des mers inversées. Il les avait même vues une fois ces mers, alors qu’il s’était faufilé dans une nacelle à l’insu de son père lors d’un de ses déplacements pour affaires. Le spectacle qu’offraient les mers inversées avait largement valu la correction qu’il avait prise quand il avait été découvert.
La fumée du cigare d’Henri vint lui chatouiller les narines et le sortit de sa rêverie.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? grommela-t-il après avoir éternué à plusieurs reprises.
L’air béat d’Henri répondit à la question sans même qu’il ait eu besoin d’ouvrir la bouche.
— Il me semblait que l’herbe des songes avait été interdite.
— Tu fais erreur. Ceci n’est pas une plante illicite, mon cher, c’est une expérimentation.
— C’est cela…
— Ton manque de confiance en moi est sidérant. Cette herbe provient de mes plantations à Champ-sur-Brume. Nous avons lancé des tests pour voir si elle était consommable et commercialisable. J’estime que ma compagnie se doit d’être toujours à la pointe de ce qui se fait de mieux dans l’herbe à fumer. Le tabac, c’est tellement désuet à présent.
— Henri, si l’effet est le même que l’herbe des songes, tu me vois au regret de t’informer que ta plante sera mise au ban elle aussi.
— Seul l’avenir nous le dira, répondit Henri avec un sourire malicieux.
Il se cala plus confortablement contre le dossier de sa banquette et inspira une longue bouffée de son cigare qu’il recracha en formant cinq cercles de fumée parfaits.
— Tu ne m’as toujours pas dit ce que voulait ton père. En quel honneur s’est-il souvenu qu’il avait un fils autre que les deux lèche-bottes qui le suivent partout ?
Oscar partit d’un rire franc. Henri avait l’art de détendre l’atmosphère. C’était une véritable bouffée d’oxygène. Enfin, en ce moment précis, c’était plutôt une bouffée nauséabonde de substances euphorisantes.
Henri avait cependant raison. Les deux demi-frères d’Oscar, Cyriaque et Aloïs de Valbreuze, occupaient des postes à responsabilité à la CTT. Donc en un sens, ils étaient sans conteste de parfaits lèche-bottes. Cyriaque, l’aîné des frères, était l’adjoint de Charles-Louis de Valbreuze, leur père. Calculateur et posé, il secondait son père à la tête de la compagnie et dans ses démarches décisionnelles. Aloïs, le cadet, était responsable des relations commerciales. Son caractère enjôleur et son aisance naturelle représentaient de véritables atouts dans les négociations. Oscar était le benjamin de la fratrie, même si finalement à peine quelques mois le séparaient d’Aloïs. Leur sœur aînée, Charlotte, personne n’en parlait. Elle passait maintenant ses jours et ses nuit à Erret, au domaine d’Eauclaire dont elle ne pouvait sortir sans pour autant en être prisonnière. Son esprit lui servait de prison dorénavant…
— Il voudrait que je fasse des études.
— Mais tu as déjà fait des études. Je suis bien au courant puisque je les ai financées, protesta Henri avec un claquement de langue agacé.
— Pour mon père, l’anthropologie et l’histoire des civilisations erretiennes ne comptent pas vraiment comme des études sérieuses. Il voulait aussi me parler de Constance de Brisoult.
— Oh, un mariage arrangé, comme c’est distrayant !
— Je ne comprends pas pourquoi elle voudrait accepter un tel mariage. C’est de notoriété publique que mon père n’a pas une très haute opinion de moi. Je ne travaille pas à la CTT et il me semble peu probable que j’hérite de quoi que ce soit à sa mort. Je suis un parti épouvantable pour une famille aussi riche que celle de Constance. Cyriaque est définitivement la meilleure option et Aloïs ne s’en tire pas trop mal non plus. Alors pourquoi moi ?
— Pour ta tignasse, j’imagine… ça te donne un charme tellement… naturel, se moqua Henri.
Oscar pouffa à son tour et prit soin de lui envoyer ses gants à la figure pour faire bonne mesure. Puis une ombre obscurcit son visage.
— Que se passe-t-il encore dans cette petite tête ? Je me demande sérieusement si toute cette masse capillaire n’est pas à l’origine d’une forme de surchauffe de ton cerveau.
— Hilarant, rétorqua Oscar en faisant la moue. Je suis simplement en train de me demander dans quelle galère je me suis encore embarqué avec cette Fabrique des Délices… Prunelle, c’est un nom de chat, j’en suis certain.
— Cela m’étonnerait grandement, répondit Henri d’un ton docte.
— Oh vraiment ? éclaire-moi donc de tes lumières.
— Je me demande si je n’ai pas investi à perte dans tes études. Cela me désole de devoir te l’expliquer moi-même. Les créatures d’Erret sont très peu enclines à apprécier les animaux domestiques des humains. Elles n’aiment pas particulièrement les chiens et les chats. Hormis les morpheurs qui en prennent la forme de temps à autres.
— Génial, Henri, cela veut dire que Prunelle est potentiellement un dragon ou une manticore… Tu parles d’une aventure.
— Tu es bien trop exigeant. À cause du travail de sape de ton père, je pense que toute affaire normale et ordinaire est définitivement hors de ta portée. Finis les femmes infidèles et les maris parieurs. Les créatures d’Erret n’ont que faire des manigances de monsieur de Valbreuze père. Tu vas crouler sous les demandes erretiennes dans peu de temps ; j’en mettrais ma main à couper. Enfin, tant et si bien que tu mènes à bien cette enquête-ci. C’est pourquoi, je te conseillerais de ne pas trop t’attarder sur la nature de cette fameuse Prunelle et d’apprécier cette chance qui t’est offerte ! Et puis les créatures d’Erret t’ont à la bonne. Il n’y a qu’à voir tes fées-lumières.
Oscar allait rétorquer qu’il ne s’agissait pas de ses fées, mais le coupé se mit à ralentir doucement et les deux cheveux noirs qui le tractaient hennirent de mécontentement.
— Monsieur, nous sommes arrivés à la Porte Rouge. Vous allez devoir continuer à pied, informa le cocher.
— Enfin un peu d’action ! déclara Henri en ouvrant la porte du coupé précipitamment.
— Pourquoi prend-il la peine de te dire qu’il va falloir marcher ? Je parie que tu es un habitué des lieux.
— Tout d’abord, sache que je ne suis pas du tout un « habitué des lieux ». Ensuite, Joseph s’assure simplement de ne pas nuire à mon image en donnant justement l’impression que je suis un « habitué des lieux ».
— Si ce n’était pas le cas, il n’aurait pas à se donner tant de mal, répondit Oscar en sortant du coupé à la suite de son ami.
La découverte d’Erret avait considérablement changé la morphologie urbaine pour notamment permettre aux erretiens qui le souhaitaient de s’intégrer au mieux dans les villes humaines.
La Fabriques des Délices s’était installée dans la rue de la Porte Rouge. On y accédait depuis la rue Haute par un passage en arcade couvert dont les briques étaient peintes en rouge. C’était le seul établissement de cette rue. Comme il recevait souvent des personnalités politiques notoires, le ménage avait été fait et les autres habitants avaient été invités – traduisez par sommés sous peine de dégâts matériels et humains irréparables – à aller vivre ailleurs.
Oscar et Henri s’engagèrent sous l’arche. Après quelques mètres à marcher dans l’obscurité, ils se retrouvèrent de nouveau sous le ciel clair du matin. Une rampe de pavés irréguliers entrainait la rue vers le haut et débouchait sur une courette où une maison isolée s’élevait. Toutes les fenêtres étaient opacifiées à la mode des maisons closes – bien qu’il eût été fort désobligeant d’affubler la Fabrique des Délices d’un tel qualificatif !
Henri s’avança vers la porte d’un pas léger et assuré. Il cogna à trois reprises contre le battant à l’aide du pommeau d’argent en forme de loup de sa canne. Il attendit quelques secondes, puis frappa de nouveau trois fois.
— Pas un habitué des lieux, hein ? murmura Oscar en lui coulant un regard lourd de sous-entendus.
La porte s’ouvrit sur une toute petite bonne femme grassouillette – à peine un mètre de haut – dont les cheveux blancs étaient serrés dans un chignon qui formait une boule piquée de deux aiguilles à tricoter au sommet de son crâne. Son visage joufflu arborait des pommettes rondes et rouges ainsi qu’un nez gros comme une patate sur lequel tenaient miraculeusement des lunettes en demi-lune. Elle portait une robe trop longue pour elle et trébucha dans son jupon quand elle s’avança dans l’encadrement de la porte. Henri la rattrapa de justesse avant qu’elle ne s’aplatisse sur les pavés.
— Madame Rosalinde, toujours aussi maladroite dirait-on, se moqua gentiment Henri.
— Monsieur Berghmans, encore une fois, vous me sauvez la vie ! Que deviendrais-je sans vous, répondit la gnome – car c’en était une, cela va sans dire – d’une voix chevrotante.
Puis elle se rendit compte de la présence d’Oscar. Elle hoqueta de surprise, s’inclina dans une petite révérence comique et babilla :
— Monsieur de Valbreuze, je suis honorée de faire votre connaissance. Si vous saviez à quel point je suis heureuse de vous rencontrer et de vous recevoir dans notre modeste établissement. Madame sera tellement contente de voir que vous avez accepté notre demande…
— Madame, l’interrompit Oscar, vous me voyez navré de vous contredire. J’ai simplement répondu à votre requête et me suis empressé de venir vous rencontrer. Pour ce qui est d’accepter l’affaire, j’attends d’en savoir plus.
— Oui… bien sûr… veuillez me suivre, je vous prie, répondit madame Rosalinde d’un ton désolé.
Quand elle eut tourné les talons, Henri administra un coup de cane à Oscar dans le derrière.
— Pour avoir été désagréable, grommela Henri entre ses dents.
Oscar et Henri suivirent madame Rosalinde dans un couloir étroit et sombre ponctué de portes richement décorées. Des pancartes de bois sculptées, clouées sur les battants, appelaient à la découverte de mondes aux patronymes que l’on pourrait qualifier d’« enchanteurs » ; la forêt profonde, le septième ciel, les cavités abyssales… À mesure qu’ils avançaient et que les noms défilaient, Oscar s’empourprait. Cela n’échappa pas à Henri.
— Il y a toujours un double sens, crut-il bon de préciser dans un murmure.
— Merci, mais je n’avais pas besoin de tes explications, rétorqua Oscar dont le teint avait pris une très seyante coloration rouge betterave.
Il se racla la gorge bruyamment et tenta de fixer son regard sur quelque chose d’autre que ces portes. Vraiment, n’importe quoi aurait fait l’affaire. Et ses yeux tombèrent sur l’arrière train bombé de Rosalinde. Ses fesses généreuses rebondissaient à chacun de ses pas dans un rythme hypnotique. Oscar soupira de dépit.
La petite troupe prit un couloir sur la droite. Du coin de l’œil, Oscar aperçut une porte se refermer doucement. Sa présence ici suscitait visiblement de l’intérêt et la curiosité. Le jeune homme remarqua alors les scellés posés entre les deux montants verticaux de la porte d’un des boudoirs. Il les reconnut immédiatement. Ils appartenaient à la police tansvoile. Il s’agissait certainement des appartements de Pénélope Fish, la sirène assassinée. Oscar aurait bien aimé étudier la pièce de plus près, mais Rosalinde les entraina rapidement vers la porte tout au bout du couloir et donna quelques petits coups rapides contre le battant.
— Entrez, répondit une voix éthérée de l’autre côté de la porte.
La première chose qui frappa Oscar, ce fut l’absence totale de mobilier. La pièce était complètement blanche et un vent glacial chargé de givre s’engouffrait par la fenêtre grande ouverte. Des planches étaient fixées sur les murs et grimaçaient sous le poids des montagnes de papiers qui s’y empilaient. Au plafond, il y avait un perchoir en bois et sur ce perchoir était assise une étrange créature. On aurait dit un être fait essentiellement d’air et de brume. Des frusques vaporeuses flottant tout autour d’elle emballait son grand corps filiforme tel un nuage de fumée. Il n’y avait pas une seule touche de couleur sur elle, au point qu’il était difficile de différencier peau et tissu. Seuls ses yeux brillaient d’un éclat émeraude intense. Son visage et ses traits étaient tout en longueur et ses cheveux ressemblaient à des nimbostratus.
La créature, une sylphide, flotta jusqu’à eux. Elle n’était ni belle ni laide, juste étrange, impossible à caractériser autrement.
— Messieurs, je vous présente dame Silil, la directrice de la Fabrique des Délices, dit Rosalinde.
— Je vous remercie d’avoir répondu si rapidement à notre appel, monsieur de Valbreuze. Désirez-vous quelque chose à boire ? s’enquit Silil d’une voix trainante.
— Non, je vous remercie. Pourrions-nous entrer dans le vif du sujet ?
— À votre guise.
D’un petit mouvement de la main, Silil extirpa un filet de fumée de ses vêtements – ou peut-être bien de son corps, allez savoir – qui s’amplifia, grossit, devint plus concret et se transforma en banquette flottante.
— Prenez place, je vous prie. C’est très solide, les encouragea Silil de son ton lent.
— Dame Silil, pour quelle raison m’avez-vous convoqué ici ? demanda Oscar en s’asseyant sur le petit nuage.
Rosalinde avait quant à elle préféré rester debout près de sa maîtresse.
— Il se trouve que nous avons une affaire importante à vous soumettre. Notre chère Prunelle s’est volatilisée, dit-elle d’une extrême lenteur.
— Je pense que la police pourrait certainement vous aider à retrouver une personne disparue. C’est totalement dans leurs attributions.
Trois petites fées de glace déboulèrent par la fenêtre en gloussant. Elles virevoltèrent dans la pièce créant des arabesques de givre dans l’air. Dame Silil les laissa faire. Les sylphides étaient des êtres très conciliants et très calmes – si besoin était de devoir encore le préciser.
— Nous préférons ne pas impliquer les forces de l’ordre dans cette histoire. Voyez-vous, c’est une affaire quelque peu… délicate, expliqua Rosalinde en se dandinant, mal à l’aise.
Par la porte restée ouverte, ils entendirent des pas précipités martelant le plancher, une voix rugir des exclamations courroucées – et relativement ordurières – et d’autres portes claquer.
Oscar se tourna vers le couloir au moment même où un homme immense passait le coin. Celui-ci se figea dans une posture comique avant d’avancer en soufflant comme un bœuf.
— Qu’est-ce donc tout ce remue-ménage ? Je vais m’enquérir… commença Rosaline.
— De Valbreuze ! aboya le bœuf en pleine charge. J’aurais dû me douter que vous alliez fourrer votre nez dans mes affaires.
C’était assez impressionnant. Le bonhomme devait bien mesurer deux mètres. Une montagne de muscles sur pattes, serrées dans des vêtements manifestement trop étroits pour contenir toute cette viande. Le teint rouge de son visage était accentué par des cheveux roux crépus et des favoris de couleur identique lui mangeant les joues.
Henri se pencha sur la banquette vaporeuse pour avoir une meilleure vue du couloir. Il fit un petit signe de la main agrémenté d’un sourire malicieux au nouveau venu.
— Et évidemment, Berghmans n’est jamais bien loin ! beugla le bovidé en fonçant vers le bureau de Silil.
Les petites fées de glace, suspendues en l’air dans un état de surprise contemplatif, se secouèrent. Elles gloussèrent de plaisir et tourbillonnèrent sur le pas de la porte, déposant une fine pellicule glacée.
Oscar et Henri échangèrent un regard entendu, puis d’une seule voix, décomptèrent :
— Trois, deux, un.
À ce moment précis, le colosse posa le pied sur la plaque de givre. Sa semelle glissa. Sa jambe partit vers l’avant dans une figure digne des meilleurs acrobates et il s’écroula lourdement sur le dos, le souffle coupé.
Henri éclata d’un rire tonitruant alors qu’Oscar tentait avec peine de retenir ses larmes. Fou de rage, le bonhomme se remit debout et en deux grandes enjambées, il était sur Oscar qui se redressa calmement pour lui faire face.
— Je vous préviens, de Valbreuze, si vous empiétez sur mes plates-bandes, je vous coffre pour entrave à la justice ! lui hurla-t-il à la figure alors que des veines pulsaient sur son front.
— Inspecteur Van Piperzeel, nous ne savions pas que vous alliez venir aujourd’hui, piailla Rosalinde.
— C’est une scène de crime, madame, je n’ai pas besoin d’un carton d’invitation, gronda l’inspecteur en tournant son visage rouge vers elle, ce qui donna à Oscar l’occasion de s’essuyer la figure du revers de la manche.
S’il avait su, il se serait équipé d’un parapluie. Hélas, aucune météo n’aurait pu prédire qu’il se serait fait agresser par un bovin postillonnant.
— Inspecteur, si cela peut vous rassurer, monsieur de Valbreuze est présent pour une toute autre raison que la tragique disparition de Pénélope, expliqua lentement Silil. Nous avons requis ses services pour retrouver l’animal de compagnie d’une de nos filles. Bien sûr, ce n’est pas un animal dangereux, simplement un petit renard d’eau. Nous ne voulions pas importuner les services de police avec une affaire si banale.
— Eh bien, tant mieux alors ! tonna l’inspecteur avec un sourire satisfait. Le travail minable d’un détective privé, cela vous convient bien, de Valbreuze.
Puis il enfonça son index dans la poitrine d’Oscar et fronça ses sourcils en forme de buisson ardent.
— Que je ne vous retrouve pas sur mon chemin, de Valbreuze, ou je m’arrangerai pour que votre père vous mette une muselière. Mesdames, je dois voir votre cuisinière. Ne vous donnez pas la peine de m’accompagner, je connais le chemin.
En sortant, il oublia la présence de la plaque de givre, mit son pied dessus, tangua en jurant – ce qui arracha un rire nasal à Henri, semblable au grognement d’un porcelet – se stabilisa et claqua la porte derrière lui.
Silil se tourna lentement vers ses invités et dit :
— Reprenons où nous en étions avant cette interruption. Je tiens à vous rassurer ; nous ne vous avons pas fait venir pour retrouver un animal de compagnie. Si nous voulons être discrètes, c’est parce que Prunelle est une ensorceleuse.
Le mot résonna dans la tête d’Oscar, douloureux comme le son d’un gong. L’espace d’un instant, le visage d’une jeune fille aux longs cheveux roux, aux yeux vert d’eau et à la peau aussi blanche que l’ivoire s’imposa à son esprit. Il sentit une vague de colère le submerger et elle fracassa l’image de la jeune fille dans une écume bouillonnante de douleur.
— Vous avez perdu l’esprit ? s’écria Oscar en se redressant précipitamment, proche de l’asphyxie.
Son mouvement brusque dissipa le petit nuage et Henri eut juste le temps remettre debout avant qu’il ne disparaisse totalement.
— Henri, allons-y !
Oscar amorça en mouvement vers la porte, mais la voix de Rosalinde l’arrêta.
— Je croyais pourtant que vous étiez un ami d’Erret ! Vous devez nous aider !
— C’est bien parce que je suis un ami d’Erret, madame, que je ne vais pas aller vous dénoncer sur le champ à la police. Les Lois de Fer peuvent sembler cruelles, mais elles sont en place pour protéger la population, qu’elle soit humaine ou erretienne.
— Prunelle n’est pas dangereuse, objecta mollement Silil.
— Peu importe ce que vous pensez savoir d’elle. Je suis convaincu que certains de ces ensorceleurs d’il y a dix ans avaient aussi famille et amis qui criaient haut et fort qu’ils n’étaient pas dangereux. Et vous voyez où cela nous a mené ? Les Lois de Fer ont été mises en place pour éviter que ce genre de catastrophe ne se reproduise.
— Monsieur de Valbreuze, s’il vous plait…
— Vous ne voyez donc pas que vous faites plus de mal à Erret en agissant ainsi que les ensorceleurs n’en ont jamais fait ? Vous êtes en train de fournir aux fanatiques qui souhaitent votre destruction de quoi affûter leurs armes !
— Comment est-elle arrivée ici ? demanda Henri d’un air sombre.
— Peu importe comment ! s’emporta Oscar.
Henri l’enjoignit au silence d’un geste de la main.
— La CTT n’est pas le seul moyen pour les créatures d’Erret de passer le Voile. C’est d’ailleurs valable dans l’autre sens, répondit calmement Silil. Il y a beaucoup de réseaux clandestins.
— Depuis quand a-t-elle disparu ? demanda Henri.
— Depuis le soir de la mort de Pénélope.
Oscar poussa un soupir las et leur lança un regard grave.
— Vous vous rendez compte de l’impression que cela donne au moins ? Comment pouvez-vous être sures qu’elle n’est pas la meurtrière de mademoiselle Fish ?
— Nous le savons, c’est tout, répondit Silil simplement. Monsieur de Valbreuze, nous vous demandons juste de considérer notre demande. Vous n’êtes pas obligé de nous répondre dans l’immédiat.
Oscar sentit la bile lui brûler l’estomac et la gorge. Il fallait qu’il sorte d’ici, qu’il aille prendre l’air. Il perçut la main d’Henri sur son dos qui tentait de le reconnecter à la réalité, car son esprit luttait pour se perdre dans les sables mouvants du passé, là où l’attendaient le feu, le sang et Lucie. Lucie et ses jolis cheveux roux.
— Oscar, va m’attendre dehors. Je vais discuter encore quelques minutes avec dame Silil et prendre congé. Je te rejoints bientôt.
Il ne put qu’acquiescer. Il avait oublié comment parler. Anesthésié, les membres ankylosés, il emprunta de nouveau le couloir aux boudoirs et passa immanquablement devant celui de la sirène assassinée. Sans en avoir l’intention, son regard balaya rapidement la pièce et il se figea. Par la porte ouverte de la salle de bain, suite à un formidable coup du hasard, un rayon de soleil frappait la baignoire d’une lumière pâle hivernale. Et pourtant, il ne suffit que de cela pour que le carrelage sous les pieds de la vasque se mette à scintiller, comme si le sol était recouvert de poussière pailletée.
Oscar posa la main sur les scellés, attiré par ce qu’il venait de découvrir, mais la voix tonitruante de l’inspecteur Van Piperzeel l’arrêta dans son mouvement.
— Ah ah ! Je vous y prends, mon gaillard ! J’étais sûr que vous alliez fourrer votre nez dans mes affaires !
Le plancher se mit à trembler alors que l’inspecteur chargeait dans sa direction. Zut ! Il était fait comme un rat. À n’en pas douter, le bougre allait le coffrer et son père s’en donnerait à cœur joie pour encore le sermonner.
Le hasard était visiblement de son côté aujourd’hui car il frappa une nouvelle fois. Alors que son pied s’abattait lourdement sur le sol, le plancher céda et l’inspecteur Van Piperzeel s’enfonça jusque la taille dans un formidable juron de colère.
Une petite créature, de la taille d’un pied peut-être, grimpa le long du buste de l’inspecteur, se servant de ses lèvres, de son nez et de ses épais sourcils comme marchepied. Elle s’arrêta sur le sommet de son crâne, dressée sur ses pattes arrière.
— Un lémure de Boisclair, murmura Oscar.
Ces petits animaux, qui ressemblaient à s’y méprendre à des suricates – à ceci près qu’on aurait juré qu’ils étaient en bois – se nourrissaient justement de bois, exclusivement. Celui-ci avait rongé le plancher jusqu’à ce qu’il cède sous le poids de Van Piperzeel.
— Qu’est-ce que… Veux-tu bien fiche le camp, sale bestiole ? hurla le bonhomme, rouge comme un piment.
Surprise, la petite créature sursauta et laissa s’échapper une crotte sur la tête de l’inspecteur avant de s’enfuir. S’en suivit évidemment des beuglements particulièrement orduriers ce qui alerta Henri qui accourut.
— Allons bon, inspecteur, il me semblait vous avoir déjà dit que les carbonnades flamandes, les frites et la bière finiraient par causer votre perte, lança Henri, hilare.
— Ne restez pas plantés là comme deux idiots et venez plutôt m’aider. Je m’occuperai ensuite de votre cas, de Valbreuze.
— ça par exemple, tu as vu l’heure, Oscar ? Nous sommes terriblement en retard pour la collation. Allons, allons, dépêchons-nous !
— Je vous ordonne de rester là, tous les deux !
— Oh, je suis sûr que quelques jours de jeûne devraient résoudre votre problème. Passez une bonne journée, inspecteur ! lança Henri avant d’entrainer Oscar par le bras vers la sortie.
Petit détail: ce n'est qu'à "Il se cala plus confortablement contre le dossier de sa banquette" que j'ai compris qu'Oscar et Henri n'étaient plus dans l'appartement. Peut-être faudrait-il préciser le lieu au début du chapitre pour établir le changement de lieu :)
Petite coquille : Je te rejoints -> rejoins
Je suis contente si le style te convient. ça me fait rire d'écrire de cette façon mais je ne suis pas toujours sure du dosage. Il y a des éléments dramatiques dans cette histoire et je pense qu'il y aura des chapitres moins drôles. Du coup, j'espère que le tout ne manquera pas d'équilibre :)
J'ai bien aimée la fin modifiée, avec des touches d'humour en et références belges en plus ! Cet inspecteur Van Piperzeel, est un personnage au potentiel humoristique vraiment très prometteur.
Tes descriptions sont très belles, on peut sans peine s'imaginer les monde que tu nous décris.
J'attendrai donc la suite impatiemment, en espérant en apprendre encore plus sur Oscar, Henri et ces enquêtes !
J'ai créé tous les personnages de manière à ce qu'ils puissent être à la fois drôles et profonds. J'espère que ça marchera car ce n'est pas toujours facile d'équilibrer les deux ^^° Van Piperzeel a, par exemple, une histoire plutôt tragique, mais on ne l'apprend que par la suite. Du coup, j'espère que ça ne choque pas à la lecture ^^°
J'ai modifié la fin de ce chapitre, car il me semblait que ça allait trop vite dans la version précédente. En plus, ça me permet d'introduire un nouveau perso dans le chapitre 3 ^^°
Merci en tout cas pour ton retour très positif et à bientôt, j'espère
Des bisous
Merci pour ta lecture et ton retour positif :)
Tant mieux si tu aimes ce mélange. J'espère justement que ça ne fait pas trop belge ^^°
Un coin du voile se lève sur les ensorceleurs (mais un tout petit coin lol) dans le chapitre 3.
ça sera un peu plus clair quand Prunelle débarquera dans l'histoire.
Encore merci <3