Chapitre 3
“Alors c’est lui Harold Brontey ?”
Le ton de Nikolaï trahissait sa perplexité. Emily plissa les yeux de derrière la vitre pour mieux discerner la silhouette qui traversait précipitamment la rue, usant d’un journal pour se protéger des flocons de neige. Il ne pouvait s’agir que d’une méprise. Comment ce gringalet à la chemise froissée et sans chapeau pouvait se présenter comme le nouveau fournisseur de cocaïne de la Moskowa ? Il ne pouvait être que dérangé. Sa dégaine débraillée faisait pencher la conviction d’Emily en ce sens.
“Mieux vaut en avoir le coeur net.”
Comme prévu, Harold Brontey ouvrit la porte du café. Emily et Nikolaï sortirent alors de la voiture et marchèrent sous le même parapluie jusqu’à Emma’s. Maksim les suivait à distance respectueuse tandis que Boris patientait dans la Cadillac. Ils entrèrent dans l’humble café de quartier. Les yeux d’Emily prirent le temps d’examiner l’intérieur. Le vernis du parquet était élimé et les fournitures avaient connu de meilleurs jours. Les vitres étaient soigneusement nettoyées et le comptoir lustré.
“Je vous mets une table pour deux ?”
La serveuse, une grande blonde aux lèvres pulpées par un rouge à lèvre criard, reluqua leur allure avec admiration. Nikolaï lui adressa son sourire le plus mielleux.
“Nous sommes attendus ma belle, Harold Brontey ? C’est un habitué.
- Harold ? s’étonna-t-elle, Je savais pas qu’il avait des potes aussi distingués… Si j’avais su…
- Monsieur Brontey est visiblement plein de surprises, répliqua Emily impérieuse.”
La jolie blonde leur désigna la table où l’intéressé était plongé dans la lecture du journal. Il sirotait son café. Alors qu’ils s’approchaient, Emily le dévisagea franchement, de plus en plus déconcertée. Il lisait Science, une revue que seuls quelques vieux et éminents chercheurs pouvaient lire sans s’effondrer de sommeil sous la litanie de noms latins et de théories verbeuses.
“Monsieur Brontey, l’aborda alors Nikolaï.”
Ce dernier releva enfin le visage. Ses yeux bruns s’écarquillèrent de surprise derrière les verres de ses lunettes. Elles paraissaient un peu trop grandes pour son visage. Emily s’assit en silence sur la banquette en cuir élimé tandis que Nikolaï prenait place à côté d’elle. Satisfait de leur petit effet, son frère tapa sèchement de sa canne sur le parquet et commanda qu’on leur apporte deux cafés.
“J’imagine que notre venue ne vous surprend guère Monsieur Brontey, engagea froidement Emily. Votre marchandise a fait une entrée fracassante sur notre marché.
- Un peu trop fracassante, ajouta Laïko, si vous voulez un conseil il vaudrait mieux vous en tenir à de la mauvaise qualité pour ne pas faire de l’ombre aux gros poissons du bocal…”
A la plus grande surprise d’Emily, un sourire se dessina soudainement sur le visage d’Harold.
“Vous la considérez donc à la hauteur de votre standing ?”
Nikolaï, désarçonné, décocha un coup d'œil à sa sœur. Elle plissa les yeux pour essayer de comprendre le sens de cette remarque. Il était vraisemblablement dérangé.
“Je ne sais pas ce que vous cherchez à prouver Monsieur Brontey mais laissez nous être parfaitement claires, commença Emily. Vous feriez mieux de cesser. Vous m’avez l’air parfaitement intelligent, après tout vous êtes doctorant en physique…
- Comment… fit-il nerveusement.
- Et je veux bien croire qu’il s’agit d’une expérience malencontreuse cependant ce territoire a déjà un fournisseur. Et ce fournisseur ne souffre aucune concurrence, claqua-t-elle. Nous sommes-nous bien fait comprendre ?
- Je… commença l’intéressé.
- Voyez-vous mon brave, soupira Nikolaï, il serait dommage de devoir aller apprendre à votre gentille mère, que son fils a été retrouvé noyé dans le Delaware… Cette femme ne mérite pas ça… - Iris c’est cela non Milychka ?- Pauvre femme, elle ne supporterait pas ce chagrin, son fils unique !, et son atelier de couture devrait tirer le rideau…Est-ce vraiment ce que vous voulez lui faire subir ?”
Le teint d’Harold Brontey devint soudainement très pâle. Emily le toisa glacialement tandis que Nikolaï jouait avec le manche de sa canne faisant apparaître le petit canon de pistolet qui s’y dissimulait. Maksim, accoudé au comptoir, le fixait de ses yeux sombres. La cible de leur attention était raide sur la banquette, passant machinalement sa main dans des cheveux déjà fortement décoiffés.
“Je ne cherche absolument pas à fournir la Moskowa, fit-il alors précautionneusement, tout du moins pas à mon seul compte. Je cherchais simplement à vous proposer mes services.”
Emily resta perplexe. Harold Brontey était effectivement plein de surprises.
“Vous voilà bien présomptueux Monsieur Brontey, fit-elle.
- Vous l’avez testé, n'est-ce pas ? Elle est d’une grande qualité. Une qualité meilleure que vous n’en trouverez nulle part à Philadelphie je vous l’assure !
- Et maintenant arrogant ? Permettez moi de vous signifier que nous n’avons nul besoin de vos services, rétorqua-t-elle.”
Son frère avait cessé d’ouvrir et refermer le petit clapet dissimulant l’arme. Elle le sentit se pencher en avant sur le visage d’Harold Brontey. Il le dévisageait avec intérêt. Elle devinait déjà les paroles qu’il allait prononcer.
“Sa came est clairement la meilleure du marché Milychka, fit-il en russe.
- On ne sait pas d’où il vient ni pour qui il pourrait travailler, rétorqua-t-elle dans la même langue, c’est trop risqué.
- Tu veux qu’il aille la proposer aux ritales ? On ne peut pas le laisser filer.
- On peut aussi s’en débarrasser.
- Et laisser passer le moyen d’étendre le territoire au centre ? De récolter un petit pactole ? Réfléchis, Mily. C’est le moyen de rafler la mise, d’écraser les indécis et de gagner du terrain sur les Chinois.”
Emily serra les dents. Harold Brontey les écoutait sans comprendre. Dans son costume froissé et derrière ses lunettes, il n’avait pas l’air d’une menace apparente. Mais l’expérience lui avait appris à se méfier des yeux innocents.
“Il faudra trouver pourquoi il fait ça, finit-elle par céder, et ne pas le lâcher d’une semelle. Garder sa mère à l'œil.”
Nikolaï eut alors un sourire étincelant tandis qu’Emily observait avec méfiance le doctorant.
“Monsieur Brontey, il semblerait que nous puissions faire affaire !”
OoOoOo
Les détails art déco de l'université Jefferson de Philadelphie étaient finement découpés dans la lumière des lampadaires. L’ombre des colonnes néo-classiques se dessinait dans l’herbe couverte de neige fraîche. Le front appuyé sur la vitre froide, Emily scrutait les portes du bâtiment principal de sciences physiques. La très chère autoradio passait un air de blues qui faisait papillonner ses paupières, il y avait longtemps qu’elle n’était pas allée à l’opéra. L'acoustique optimale et la présence vibrante des instruments lui manquaient. Ils passaient Aïda jeudi soir. Boris tourna la page du journal, la sortant de sa rêverie.
Elle restait sceptique des intentions de Harold Brontey. Elle avait dû mal à croire qu’un fils de respectables couturiers se lance dans la production de cocaïne sans arrière pensée. L’argent était une motivation certaine mais elle soupçonnait également une taupe à la solde des Chinois ou des Italiens. Il n’y avait rien à craindre du côté des Irlandais désintéressés du trafic de drogue. A moins qu’Hayden n’ai finalement perçu la manne extraordinaire que représentait la drogue dans une Amérique aux abois de la crise économique... Nikolaï n’avait même pas envisagé la possibilité qu’il ne soit même pas le cerveau derrière cette drogue, il se fiait un peu trop aux dires d’Olaf Koutouzov.
“C’est lui, fit Boris.”
Elle se redressa pour apercevoir la silhouette de Brontey descendre les marches. Elle jetta un œil à sa montre en or rosé. Il était bien assidu à sa thèse pour quitter les lieux à une heure aussi avancée. Ou alors il ne voulait pas être vu.
“Suis le, sans allumer les phares.”
Il n’était pas difficile de suivre Monsieur Brontey, il était le seul passant sur le campus universitaire. Alors qu’elle pensait le cueillir devant la bouche de métro, elle eut la surprise de le voir continuer à marcher en direction du nord pour prendre la Chestnut Hill East Line. Ce qui n’était pas dans la direction de son logement ou celui de sa mère.
“Je vais le chercher?
- Attends. Dans quel sens va la B à cette heure ?
- Le prochain est à 22:12, paire, Germantown, répondit Boris.
- Remontons la ligne.”
Une fois certaine qu’il ne soit pas ressorti, pensant les avoir semé après les avoir repérés elle le fit redémarrer. Ils s'arrêtèrent à chaque station, pour finir par atteindre l’arrêt Germantown. Harold Brontey en sortit, de la neige se colla instantanément à sa chevelure mal coiffée. Elle le vit alors traverser la rue, marcher quelques mètres sa sacoche toujours sous le bras. Où allait-il ainsi ?
La réponse ne se fit pas attendre lorsque, incrédule, elle le vit entrer dans le lumineux cabaret, O’Faerie. Boris gara la voiture devant et un portier se pressa jusqu’à la poignée de la Rolls. Emily sortit du véhicule en plissant des yeux sous la lumière. Elle connaissait assez cet endroit pour savoir ce qui s’y trouvait et cela n’avait rien à voir avec les thèses en astrophysiques. Brontey pouvait soit être un fin appréciateur des charmes des escorts irlandaises ou bien il était en affaires avec le clan Haydan, supposément le fils : Jeremiah Hayden. Elle se savait assez peu connue de la maison Faeries pour passer relativement inaperçue.
“Puis-je vous prendre votre manteau Miss… ?”
Sans répondre à la jeune femme rousse, elle tendit son manteau. La qualité du tissu, de la robe en dessous et la présence de Boris suffit à faire taire les questions de l'hôtesse.
“Voulez-vous une table ?
- Une loge, répondit-elle, vue sur la scène.
- Bien entendu.”
Elle se fit conduire dans les escaliers, eut un geste pour Boris. Le garde du corps sous prétexte d’aller admirer les fées en robes à sequins verts la laissa grimper les escaliers pour atteindre la loge. Une fois installée et après avoir commandé pour la forme un verre de soda, elle se fit apporter des lunettes de spectacle. Sur scène, une jeune femme en robe rouge incendiaire proposait une spectacle de flamenco. Emily la délaissa aussitôt pour scruter la foule agglutinée dans la fosse. Quelques minutes plus tard, Boris était de retour avec un Coca Cola.
“Au bar.”
Les verres de ses lunettes se braquèrent dans la direction annoncée. Il était là, discutant avec le barman. En plissant les yeux, elle discerna une liasse de feuillets dont il parlait avec enthousiasme. Elle n’était pas capable de voir d’ici de quoi il s’agissait. La présence d’Harold Brontey au O’Faerie après leur entrevue ce matin au café ne pouvait pas être une simple coïncidence. Il était hors de question de faire une esclandre ou de créer un incident diplomatique entre Hayden et la Moskowa. Tant qu’elle l’avait sous les yeux, elle pouvait le laisser vaquer à ses occupations.
Boris sirota son soda tandis qu’elle ne lâchait pas du regard Harold Brontey. Il semblait particulièrement désintéressé par le reste, spectacle de flamenco, jolies escort et lumière tamisée. Il présentait papier sur papier au serveur qui était de son côté tiraillé entre ces discours enflammés et les regards langoureux de sa cour d'admirateurs et d'admiratrices.
L’heure qui suivit lui sembla monotone, elle n’était pas capable de se laisser distraire par les spectacles de peur de laisser filer Harold Brontey. Elle se redressa de son siège en le voyant finalement se décider à quitter le comptoir du bar. Il abandonnait derrière lui une liasse de papiers au barman. Boris s’était déjà enfilé deux Coca et était dans la moitié de son troisième.
“Il bouge, fit-elle. Récupère ce qu’il a laissé, discrètement.”
Elle se chargea de filer Brontey en serpentant entre les tables, il sortait par la grande porte. Elle récupéra son manteau et le suivit dans la nuit. Il semblait se diriger vers le métro, ils dépassèrent la Cadillac. Lorsqu’il fut hors de vue du O’Faerie et entre deux lampadaires elle l’apostropha alors.
“Bien le bonsoir, Monsieur Brontey.”
Il retourna vivement, la découvrit avec une expression de surprise mêlée de crainte.
“Bonsoir Miss Bolkanski, répondit-il sur ses gardes glissant des regards aux alentours.
- Quelle surprise de vous retrouver ici, êtes vous un client ou bien un ami d’Hayden?
- Si vous m’avez suivi ici, j’imagine que vous devez le savoir.
- Ne jouez pas au plus malin.”
En trois pas elle fut lui, il s’imaginait sans doute que malgré son petit gabarit il pourrait venir à bout d’elle. Elle glissa sa main à son sac à main en le pourfendant du regard.
“Je vous ai posé une question.
- Je connais le barman, Jared Knightley et moi étions dans le même lycée.
- En effet, vous lui avez fait passé des papiers il me semble. De quoi s’agit-il ?
- Je ne crois pas que ça vous intéresserait.
- Si vous souhaitez travailler pour moi, il va vous falloir vous montrer plus coopératif, dit-elle en dévoilant le manche de son arme, Alors ?
- Attendez ! Ce n’est pas ce que vous croyez ! Je lui ai donné un chapitre sur l’intensité de la lumière d’Alnaïr, répondit-il en ayant un mouvement défensif des mains.
- Alnaïr ?
- C’est une étoile! Dans la constellation de la Grue!”
Elle le dévisagea, de plus en plus méfiante face à cet énergumène. Elle hocha la tête sans conviction avant de lui désigner la Rolls.
“Nous verrons cela bientôt.
- Je dis la vérité ! Il relit ma thèse !
- Si vous le dites.
- Ilinitchna, c'est bon.”
Boris était apparu quelques mètres derrière eux. Elle acquiesça sobrement avant de désigner d’un signe de pistolet la voiture.
“En attendant Monsieur Brontey je vous prierais de nous suivre sans faire d’histoire.”
OoOoOo
“Alors c’est lui le petit génie ?”
Kiril Outchenko était appuyé à l’un des murs de la cave d’un entrepôt. Le dealer en chef du nord de la Moskowa avait une masse musculaire impressionnante pour son petit gabarit. Ses cheveux blonds étaient coupés en brosse et un menton carré durcissait son visage. Emily eut un mouvement de la tête et Boris retira le bandeau des yeux d’Harold Brontey.
“On va voir ça, répondit-elle.”
Le doctorant n’avait eu aucune question sur le chemin menant à la Moskowa malgré ses sens altérés. A peine quelques tremblements de genoux lui avaient signifié son anxiété. Il affichait maintenant un calme relatif. Peut-être était-il simplement soulagé de ne pas avoir été abattu sommairement dans les rues de Germantown et lesté dans le Delaware. Il se frotta le visage avant que ses imposantes lunettes ne retombent sur ses yeux. Elle le laissa découvrir les lieux, la table de chimie, éprouvettes et autres becs bunsen tandis que s’entassaient des composants chimiques dans des bocaux contre le mur. Kiril avait monté en peu de temps un laboratoire de cocaïne de fortune. Il était hors de question de mener Harold Brontey jusqu’au laboratoire principal.
“J’imagine que vous devez deviner ce que nous attendons de vous.
- Vous ne me croyez pas capable de produire cette drogue.
- Vous comprendrez bien que je me dois d’être prudente.”
Boris s'accouda à l’une des tables, tandis qu’Emily s’assit sur la seule chaise de la cave. Kiril jouait maintenant avec la roulette de son pistolet. Harold Brontey les dévisagea, la mine résolue. Il semblait plus effrayé par eux que par la tâche qui lui était demandée. Il finit par acquiescer, retira sa veste avant de retrousser ses manches jusqu’à ses coudes. Il demanda un tablier, Kiril eut un ricanement. Emily crut entendre le doctorant marmonner.
“Et ils s’étonnent de la qualité ?”
Elle ne releva pas. Il superposa des lunettes de chimistes aux siennes et s'activa derrière la paillasse de fortune. Emily suivait attentivement le moindre de ses gestes. L’opération était technique mais Harold Brontey l’effectuait avec assurance et dextérité. Il n’hésitait pas dans les mesures, changeant les récipients pour mélanger minutieusement les ingrédients.
Emily supposa qu’il avait dû effectuer de nombreux tests avant de déverser sa drogue dans la Moskowa. Les laboratoires de la faculté avait dû être sa première cuisine. Avec sa dégaine, elle n’aurait jamais pensé qu’il pouvait faire preuve d’une telle audace. Elle l’aurait mieux imaginé à gratter du papier sur un vieux bureau et à regarder sa lumière d’Alnaïr derrière un télescope. Pour produire de la cocaïne, il avait dû voler des ingrédients appartenant à l’Etat de Pennsylvanie... Il avait un culot certain.
Sa thèse semblait être la prunelle de ses yeux. Elle avait bien vu l'œil inquiet et protecteur qu’il avait adressé à Boris lorsque celui-ci avait tendu à sa patronne les papiers échangés avec Jared Knightley. Des pages et des pages de croquis d’étoiles en fusion, de formules mathématiques et d’annotations sur la lumière de la constellation de Grue. Pourquoi risquer sa carrière ? La réponse était devenue évidente, il était aux abois. Il avait besoin d’argent.
Kiril sortit fumer tandis que Boris, impassible, semblait insensible à la fatigue. Emily dû fermer les yeux un instant, pour les rouvrir brusquement ce qui lui sembla être quelques minutes plus tard mais s’avéra bien plus aux vues de l’état de la table.
Harold Bontey était planté devant, elle était immaculée et le matériel sal avait été placé dans le lavabo. Une fine poudre blanche reposait maintenant dans un petit bol en verre. Un sourire de fierté illuminait le visage de Brontey.
“Il faudra attendre quelques jours que les propriétés soient au maximum de leurs potentiels mais elle est consommable en l’état.”
Kiril goûta la substance, avant d'acquiescer de satisfaction cependant il dardait un œil dédaigneux sur Harold Brontey. Celui-ci fixait Emily avec insistance.
“Vous me faites confiance maintenant ?”
Elle eut un regard impassible.
“Ne brûlez pas les étapes Monsieur Brontey, vous êtes capable de produire de la cocaïne de qualité cela ne fait pas de vous un homme de confiance. Dans notre corps de métier c’est plutôt le contraire.”
La mine du doctorant se décomposa un peu. Les larges cernes qui couraient sous ses yeux bruns semblèrent se creuser. Oui, il était aux abois. Il avait besoin d’eux. Emily n’avait plus aucun doute maintenant. Elle se releva, lasse soudain.
“Néanmoins vous n’avez pas menti, c’est un bon début. Boris raccompagne-le.”
En sortant de la cave dans le matin tremblant de janvier, elle prit une profonde inspiration. L’air froid de la ville était vivifiant et donnait plus de clarté à ses pensées. Il était temps de rentrer à la maison. Sa mère devait déjà être debout à s'enivrer dans le sofa…
Elle se décida pour le bureau de son père près du port.
OoOoOo
“Antonio est sous les radars.”
Les yeux de Nikolaï brillaient encore de l’ivresse de la vieille. Emily sirota son café en grignotant les madeleines du restaurant chic dans lequel ils avaient décidé de se retrouver pour prendre un petit déjeuner bien tardif. Son frère s’était avachi dans le confortable fauteuil, le regard tourné vers la rue animée.
“Le commissaire est nouveau, Antonio a dû en profiter pour se mettre au vert.
- Ce n’est plus Horace Mosgrow ?
- Non, et celui-là m’a pas l’air d’être le plus zélé à la tâche. Hayden a dû peser dans le choix du maire du district.
- Il doit bien avoir une vue des dossiers…
- Il avait surtout des vues sur leur Esmeralda si tu veux mon avis.”
Emily poussa un soupir agacé. Si le O’Faerie était connu pour un lieu de fêtes prisé, il avait le désavantage de déconcentrer plus d’un interlocuteur avec ses jolies escorts en robes à sequins. Mary White était la tête d’affiche du cabaret mais il était de notoriété publique qu’elle n’était que la voix de sirène qui amenait les âmes en peine à venir se réchauffer auprès de serveuses attentives et aux physiques avantageux.
“Il faut remettre la main sur lui.
- Je m’y emploie, j’ai envoyé Natalya faire un tour du côté de sa résidence privée.
- C’est une bonne idée, approuva-t-elle en se lovant dans son fauteuil, elle a de l’ambition et les qualités pour attirer l'œil d’Antonio.
- Exactement ce que j’ai pensé.”
Emily eut un sourire amusé. Il y répondit avec un petit air malicieux. Son frère était prompt à courir les jupons, il était tout à fait probable que la jolie et élancée Natalya ait partagé une ou deux nuits avec lui.
“Et toi alors, ta soirée avec Harold Brontey ça a donné quoi ?”
Elle haussa les épaules. Ils pouvaient sans aucun doute se permettre de l'emmener faire un tour dans leur laboratoire principal. L’argent qu’ils pouvaient obtenir de sa production était considérable. Il restait tout de même à s’assurer que ses connexions avec le cartel irlandais soient purement amicales.
“Il a fait ses preuves.”
Un air ravi se dessina sur la figure de Nikolaï.
“Parfait.
- Reste à savoir pourquoi il a un besoin si pressant d’argent.
- Je te fais confiance pour lui tirer les verres du nez. Il me semble assez inoffensif.
- Quelqu’un qui a besoin d’autant de liquidité peut-il vraiment être inoffensif?
- C’est dur pour les escorts… J’en connais plus d’une qui a la main sur le cœur.”
Emily eut un petit rire désabusé en faisant tourner sa cuillère en argent dans la porcelaine fine. Le délicat tintement des matériaux raffinés la ramenaient sur les bords de la Neva à Saint-Pétersbourg. Le grand hôtel à la façade bleu dans lequel la famille Bolkanski avait résidé depuis quatre générations était maintenant occupé par quelques dignitaires soviétiques. La Russie qu’elle avait connu, avec ses fêtes religieuses aux couleurs multicolores et ses réceptions feutrées dans les grands appartements des amies de sa mère, avait disparu dans le sang. L’URSS avait dressé un mur entre elle et le lieu de son enfance, jetant sa famille sur le chemin de l’exil. Sans ami, sans argent, à travers l’Atlantique et jusqu’ici. Elle avait mis des années avant d’avoir droit à sa propre tasse à table après cela.
“Maman est allée à Greensburg avec Pétia.”
Emily était décidément bien satisfaite de ne pas avoir mis les pieds dans leur appartement.
“J’ai viré Forster.
- Tu as bien fait.
- Reste plus qu’à nous trouver un avocat qui se pisse pas dessus devant McDowell.”
La journée allait être longue. Elle se laissa aller un peu plus entre les coussins, bercée par la musique du petit groupe de jazz à l’arrière du restaurant. Glen Miller était un maître dans l’art du piano… La partition effleurait simplement les touches, leur donnant des accents sautillants et dansant, emballés dans une ronde gaie et légère.
“Opéra demain ?”
Nikolaï grimaça.
“Tu ne sais pas ce que tu rates.
- Un mec qui s’époumone pendant six heures en allemand?”
Elle eut un éclat de rire.
“A peu de choses près. ça sera en italien.
- J’ai ma dose d’italien pour la semaine.”