Chapitre 2

2

 

Antonio - Crémone - 1655

 

Nous venions d’arriver à Crémone. Maman rayonnait et reprenait vie dans cette contrée de sa chère Italie, la Lombardie. Aucun signe de peste ici. Nous ne nous étions jamais sentis aussi sereins. Pourtant, ce soir, ni elle ni mes frères ne sont rentrés à la maison.

Que peut bien faire un gamin de dix ans, qui n’a plus personne sur qui compter, dans une ville inconnue ?

 

Au petit matin du troisième jour, sans le sou et sans provisions, une simple louche en bois et quelques fripes pour bagage, je referme définitivement la porte de notre foyer, avant qu’on vienne m’en réclamer le loyer. J’erre dans les rues sales et humides. Je tente ma chance aux abords de l’une des boulangeries du quartier. Mais les enfants des rues sont légion dans cette ville. L’abondance efface la compassion. En lieu et place des quignons de pain attendus, on nous assène des coups de balai. Je déguerpis sans vraiment savoir où je vais.

 

Durant toute la journée, je quémande çà et là. Mais ma nouvelle condition de mendiant me rend invisible. Les seuls qui trouvent grâce aux yeux des passants sont les saltimbanques, dont certains au talent artistique douteux. On leur jette pourtant une multitude de piécettes qu’ils s’empressent de ranger à la fin de chaque mélodie. Je dois m’intégrer dans un groupe ou, au moins, les imiter.

— Bonjour. Est-ce que vous cherchez des musiciens ?

— T’es musicien, toi ? Tu joues de quel instrument ?

Excellente question ! À vrai dire, je n’ai jamais vraiment eu l’opportunité d’en toucher un. C’est d’ailleurs la première fois que j’en vois d’aussi près…

— C’est-à-dire…

— T’as pas d’instrument, n’est-ce pas ?

— Non…

— Alors, passe ton chemin et laisse-nous jouer !

Il me balaye du bras, et je tombe à la renverse dans une rigole malodorante. Mon pantalon est souillé, et une infâme odeur d’urine me poursuit. Je vais devoir me débrouiller tout seul.

Pour commencer, je dois changer de tenue. Ensuite, il me faut un instrument. Je ne peux pas m’en offrir un, et je n’ai pas l’âme d’un voleur. Il ne me reste que la fabrication. Le truc, c’est que je ne sais pas du tout comment il faut s’y prendre ni quels matériaux utiliser.

Je suis à Crémone ; si je ne trouve pas les informations nécessaires ici, je ne les trouverai nulle part.

 

Je m’apprête à quitter l’artère principale, quand les cris stridents d’une dame à l’opulente robe de soie ricochent entre les échoppes, depuis le bout de la rue :

— Au voleur ! On a dérobé mon réticule[1] !

Les gens s’attroupent spontanément autour de la femme qui, d’émotion, semble avoir perdu connaissance. Je ne vois plus rien. Soudain, une bande de gamins en guenilles transperce la foule et me bouscule sur son passage. Ils courent à perdre haleine, poursuivis par un homme aux joues rougies par la colère. Son regard accusateur oscille entre les fuyards et moi. Les fesses toujours par terre, je comprends : il me croit complice !

— Tu ne perds rien pour attendre ! hurle-t-il en me fixant.

Ses yeux me lancent des éclairs au rythme de son souffle saccadé. Bien qu’innocent, je préfère ne pas avoir à le lui démontrer.

Je quitte soudain ma léthargie et m’élance à la poursuite des chapardeurs : maintenant qu’ils m’ont entraîné dans cette galère, je compte sur eux pour me filer un coup de main !

 

 

Ils sont déjà à bonne distance, mais j’aperçois le dernier s’engouffrer dans une ruelle. Décidé, je le suis, sans un regard en arrière. Vu l’endurance limitée de mon poursuivant, il ne tardera pas à abandonner sa chasse. Et s’il est sur mes talons, m’en assurer risquerait de me faire perdre ma courte avance.

— Les gars, attendez-moi !

J’ai juste le temps de les apercevoir se glisser dans un étroit passage, entre deux bâtiments. Sans réfléchir, je les imite.

Implantées de chaque côté de la rue, les bâtisses se rejoignent pratiquement au niveau du second étage, rendant la ruelle presque aussi sombre qu’un souterrain. Je ralentis. Comment peut-on passer d’une ambiance si agréable à un endroit si glauque en une poignée de secondes ? Des monceaux d’ordures croupissent le long des murs, laissant flotter dans l’air des relents répugnants.

Je ne vois aucun signe du passage des détrousseurs, ils ont dû se faufiler quelque part et doivent être loin. Peut-être est-ce mieux ainsi, qu’aurais-je pu trafiquer avec des personnes aussi peu recommandables ?

Au moment où je fais demi-tour, résigné, je suis immobilisé par l’étreinte oppressante de bras musclés !

— Qu’est-ce que tu nous veux ?

— Moi ? Rien…

Je tremble comme une feuille, terrifié. La voix reste derrière moi, impossible de savoir à qui j’ai affaire. Mais plus je gigote pour tenter de me dégager, plus l’étau de ses muscles se resserre.

— Pourquoi tu nous suivais ?

Je n’en sais rien, en fait. J’espérais… Mais quoi, au juste ?

— On m’a pris pour l’un des vôtres, j’ai dû fuir. Je ne savais pas où aller…

— Et tu croyais qu’on allait t’adopter ? Comme un petit chien errant ?

Cette voix est d’un cynisme… Les autres pouffent nerveusement. Que pourrais-je répondre ? Je ne m’attendais pas à cela... Comment des enfants peuvent-ils se montrer si cruels avec leurs pairs ?

 

— Je… Non…

— T’allais nous voler, alors ?

— C’est ça, les gars, regardez-le, il voulait nous reprendre le sac ! insiste une seconde voix.

— Tu sais ce qu’on fait aux gens comme toi ?

Je suis tétanisé. J’ignore tout de ces enfants, mais j’aimerais autant ne pas découvrir leurs intentions. Finalement, la sentence du gros bonhomme tout rouge aurait certainement été moins féroce…

— On les réduit au silence ! Pas vrai, les gars ?

Les voix acquiescent, enjouées. Comment peut-on se réjouir d’infliger un tel supplice ? Désespéré, je crie de toutes mes forces :

— Laissez-moi !

— Pas téméraire, juste un peu débile ! Vas-y, Loris, étale-le !

L’un d’entre eux s’avance face à moi, l’œil mauvais. Il s’apprête à me frapper, quand une porte s’ouvre. Un cri réprobateur retentit dans la voûte du passage :

— Laissez-le tranquille, sales garnements !

On me lâche aussitôt, dissipant brutalement la pression qui m’enserrait. Je m’effondre, les jambes en coton, comme une poupée de chiffon. Je n’entends que le grondement de la femme qui tonne à nouveau, menaçante :

— Allez, filez, bande de morveux !

Elle s’approche de moi et m’aide à me relever.

— Comment te sens-tu, gamin ?

— Je ne sais pas trop… J’ai faim…

Qu’est-ce que je raconte ? Elle se moque bien de savoir ce que je ressens.

— Que faisais-tu dans un endroit pareil ? Et en si mauvaise compagnie ?

— Une erreur de jugement, je crois…

— Il faut toujours se méfier des apparences, mon garçon…

Elle rentre un instant dans la bâtisse, puis en ressort, un objet dans la main.

— Tiens, prends ça. Cette miche est un peu dure, mais avec ça, tu tiendras un moment. Et trouve-toi un emploi sérieux, sinon tu finiras comme ces chenapans… Tu vois les maisons, tout au bout de cette rue ? Ils cherchent souvent du personnel pour s’occuper des bêtes ou effectuer les tâches ménagères en échange du gîte et du couvert.

Je la remercie chaleureusement, encore un peu choqué, et glisse le pain, dur comme une pierre, dans ma besace. Je m’éloigne, l’esprit vaporeux, le pas incertain. Elle n’a peut-être pas tort. Finis le vagabondage et la faim… mais adieu à la liberté.

 

Je tenterai demain. Ou après-demain. Dans l’immédiat, je dois me remettre de mes émotions et trouver un endroit calme où me reposer. Une courette ou une écurie fera parfaitement l’affaire.

Je crois que devenir musicien me correspondrait plus que de servir un maître. Je dois au moins essayer, avant de me vendre corps et âme à des inconnus fortunés. Et cette miche dans mon sac me laisse un peu de temps pour tenter ma chance. Mais il me manque encore l’essentiel : un instrument.

 

Je passe une nuit désastreuse, entre insomnies et cauchemars. Des rats crasseux se pressent contre moi, en quête de nourriture. Fort heureusement, j’ai pris soin de pendre mon sac à un râtelier, hors d’atteinte de la vermine.

Au petit matin, je me lève fourbu et pas reposé pour un sou. Mais en apercevant le soleil se lever, je saisis ma chance de vivre un jour nouveau, celui qui m’ouvrira peut-être la porte vers le chemin de la gloire. Je quitte discrètement ma cachette et demande mon chemin à un compagnon qui ouvre son échoppe :

— S’il vous plaît, Monsieur, pourriez-vous m’indiquer où se trouve le quartier des luthiers ?

— San Domenico ? Tu vois cette voiture ? Elle s’y rend, tu n’as qu’à la suivre en courant !

Il se laisse aller à un rire tonitruant. Comme si j’allais pouvoir m’aligner sur l’allure d’un cheval au trot !

Pourtant, je la suis. Dans les rues déjà bondées, elle est contrainte de rester au pas pour ne pas écraser de passant, au grand dam du cocher, ce qui facilite ma filature. Soudain, la voiture accélère. Je trottine derrière, mais, bien vite, je comprends que je ne tiendrai pas la distance très longtemps. Dans un effort intense, j’allonge ma foulée et saute en avant. Je m’agrippe à un petit coffre, derrière la diligence. En suspension au-dessus des pavés qui défilent de plus en plus vite, je resserre mon étreinte : si je chute à cette vitesse, je risque d’être bien amoché !

À chaque foulée, le rebond m’oblige à contracter mes doigts déjà blanchis par l’effort. J’ai du mal à garder prise, mes mains moites glissent sur le bois verni. Je me maintiens du bout des phalanges sur l’arête saillante du coffre.

 

Tout à coup, la voiture s’arrête net. Le choc me propulse vers le compartiment avant de me faire tomber lourdement en arrière, sur la chaussée. Une violente douleur au coccyx me foudroie. Je me redresse et prends appui sur mes mains. De part et d’autre de la rue, des ateliers en nombre. Couturières, ébénistes et une profusion de luthiers s’y succèdent. Je me trouve au bon endroit.

Un homme richement vêtu descend de la voiture et entre aussitôt dans l’un des commerces. C’est le plus grand de la rue. Sa large fenêtre donne sur un établi de bois brut épais. Une multitude d’outils sont accrochés au-dessus, à hauteur du visage de l’artisan. Tout y est ordonné, rien ne dépasse ni ne tranche. À l’arrivée de son client, l’homme repose un petit outil arrondi à l’intérieur duquel est disposée une lame. Lorsqu’il se lève, de fins copeaux de bois chutent depuis son tablier sur le sol.

— Monsieur Amati.

L’artisan se contente de saluer son interlocuteur en silence.

— Nous aurions besoin de vos services, une fois encore.

— Que puis-je pour vous, Monsieur ?

— Sa Majesté m’envoie solliciter la réalisation d’un violon de votre facture.

— Je vois.

— Non, vous ne voyez pas. Laissez-moi vous expliquer les particularités requises. Figurez-vous que cet instrument est destiné à la fille d’un roi voisin, lors de leur future visite. Une sorte de présent diplomatique, en somme. Sa Majesté compte sur votre inégalable savoir-faire. Ce violon devra être de proportions parfaites et offrir une sonorité exceptionnelle. Il vous faudra en outre insérer les initiales de la jeune femme dans votre décoration. Par le biais d’incrustations, peut-être ?

— Je prends note. Quand aura lieu cette rencontre ?

— Dans deux mois.

— C’est un délai bien court, Monsieur ! J’ai nombre de commandes en attente, vous savez…

— C’est aussi parce que vous êtes capable d’une réalisation rapide que nous avons recours à votre expérience. Il ne vous a fallu que quarante-sept jours pour le dernier, je suis convaincu que vous y arriverez.

— Remerciez Sa Majesté pour sa confiance et faites-lui savoir que je m’y atèle dès à présent.

— Je n’y manquerai pas. Je reviendrai le mois prochain constater votre avancement.

 

Avant de quitter l’échoppe, le commanditaire place une petite bourse de cuir rebondie dans la main du luthier qui, sans même l’ouvrir, acquiesce d’un signe du menton.

Je suis devant l’atelier du grand Amati. Face à Niccolò Amati en personne. Tout le monde connaît son nom en Italie, même ceux qui ignorent jusqu’à l’apparence d’un instrument. Si quelqu’un peut m’apprendre comment confectionner de quoi jouer dans la rue, c’est bien lui.

— Dis donc, gamin ! Qu’est-ce que tu fais là ? Ne reste pas devant ma boutique ! Tu fais de l’ombre !

Aucun mot ne me vient. J’obtempère bêtement, tout en m’écartant vers l’extrémité de la fenêtre pour continuer à l’observer discrètement.

Il paraît très concentré. Il s’éloigne de son établi. Il soulève une à une plusieurs fines planches de bois clair, les caresse, les scrute en les approchant plus ou moins de ses yeux, les soupèse. Il lui faut bien une dizaine de minutes pour en sélectionner une et la placer sur son établi.

Je le vois crayonner à un rythme effréné, mesurant, effaçant, rectifiant son esquisse à de multiples reprises. Enfin, il attrape un gabarit de papier qu’il dispose sur la planche. Il semble enfin satisfait.

Il commence à tailler la forme de l’instrument, à quelques millimètres de ses notes. Il est rapide et précis. Ses gestes maîtrisés me donnent une étonnante impression de facilité. C’est comme si le violon se sculptait lui-même, qu’il guidait la main du luthier pour façonner les formes qu’il souhaite se voir offrir.

Je ne dispose pas d’une telle adresse, mais je crois m’en faire une idée. Jour après jour, je l’observe avec attention, en veillant à ne pas le déranger. Tous les instruments que j’aperçois dans cet atelier partagent différents points communs : une caisse de résonnance, un manche et des cordes.

J’ai ce qu’il faut pour commencer. Je sors la louche de mon sac. Avec son manche droit et son cuilleron imposant, elle constitue une bonne base pour mon futur instrument. Il ne me reste plus qu’à trouver une planchette pour fermer la caisse, quelques clous, une ou deux cordes et un morceau de bois pour les surélever. Quant à l’archet, un arc de bois souple et du crin de cheval feront l’affaire.

J’interromps ma contemplation et explore prudemment les rues alentour. J’espère trouver rapidement les éléments nécessaires à l’élaboration de mon futur gagne-pain.

 

Quelques échoppes plus loin, je dégote un morceau de bardage rectangulaire, dont la fixation précaire m’enjoint à l’extirper totalement. Il ne présente ni la couleur laiteuse ni le toucher d’apparence duveteuse des pièces utilisées par Amati. Il est relativement épais, suffisamment en tout cas pour former une paroi solide tout en restant facile à tailler. Je le fourre dans mon sac précautionneusement, pour éviter d’accrocher les clous dans la toile de ma besace, et pars en quête de crins.

Le meilleur moyen de trouver un cheval et de s’en approcher sans trop de risques est de trouver une auberge. Dans une étable, je pourrai me cacher au besoin. Je marche un peu en veillant à me repérer, je ne voudrais pas oublier d’où je viens. J’aimerais m’installer dans le quartier des luthiers pour jouer, peut-être sur la place San Domenico, pour profiter de l’affluence que génère cet embranchement.

Lorsque j’arrive devant l’église, plusieurs chevaux sont stationnés, attachés devant l’édifice. Ne voyant personne les surveiller, je m’approche. Ils n’ont rien à voir avec les bêtes de labeur que je connais, ceux-là sont des coursiers, plus fins, plus énergiques et plus vifs.

Je tends la main vers le premier, qui la renifle de ses naseaux veloutés et frémissants avant de me lécher goulûment. Je me dirige vers son arrière-main, lui rappelant ma présence du bout des doigts. Arrivé au niveau de ses postérieurs, je coince mon couteau entre mes dents, j’attrape le haut de sa queue noire ondulée et sélectionne une longue mèche plutôt épaisse. Je la cale entre mes doigts et la tends en écartant mon pouce. Mon couteau placé sur ma paume, juste sous les crins, remonte d’un coup sec. Surpris par le bruit, le cheval lance un postérieur en arrière. Une chance que je sois resté sur le côté !

— Eh toi, là ! Qu’est-ce que tu fais aux chevaux ?

Me voilà repéré ! Mon trophée dans la main, je cours aussi vite que mes jambes flageolantes me le permettent.

— Attrapez ce gosse ! Il essayait de mutiler les chevaux !

Je me faufile dans la foule, jusqu’à ce que les hurlements cessent de me parvenir. Je m’engouffre dans une ruelle et me dissimule, accroupi, derrière un monceau de déchets. Haletant, je reste là un moment, le temps de reprendre ma respiration et de retrouver mes esprits. Je tends l’oreille, mais le tumulte s’est tu. Je n’entends rien d’autre que les conversations triviales des passants qui déambulent par vagues régulières dans la rue adjacente.

 

Rassuré, je m’assieds un peu plus loin, sur les marches d’accès à une porte de service. Je pose les crins emmêlés par la course devant moi et tente d’y mettre un peu d’ordre. Je sors la louche de mon sac, ainsi que le morceau de bardage et mon couteau.

Quelques clous rouillés sont restés accrochés au bois rugueux. En disposant leurs pointes contre la pierre et en tapotant du manche de mon couteau sur la planchette, je parviens à les redresser sans trop les abîmer. Six clous. Je les glisse dans ma poche, le temps de sculpter le morceau à fixer.

Le bardage est rectangulaire, et j’ai besoin d’un rond. Je l’appose sur le cuilleron et en grave les contours de ma lame. Je m’applique à rogner tout autour. Les filaments de bois grisâtre s’enroulent sur mon couteau, avant de tomber au sol et de former un petit amas rebondi.

Lorsque j’obtiens enfin la forme attendue, mes doigts oscillent entre le blanc et le rouge. À cause des frottements de ma lame, l’articulation de mon index est en sang. Mais il me reste encore une chose essentielle à faire : percer la planche pour permettre la résonnance. Je racle doucement au centre pour éroder le bois sans le fendre. La pointe de mon couteau transperce enfin la fibre. Je la tourne pour élargir progressivement le trou jusqu’à ce qu’il fasse la largeur de ma lame. Je gratte encore un peu pour qu’il atteigne un diamètre d’environ deux centimètres et demi. Ça sera amplement suffisant. Si l’ouverture est trop grande, je n’obtiendrai pas la sonorité escomptée.

Ma pièce est prête. Il ne me reste qu’à la fixer. Je n’ai que six clous. Si je veux pouvoir river deux cordes, il m’en faudra trois ; ce qui m’en laisse trois pour la table. Je place le premier au centre de la louche, tout en bas. Du manche de mon couteau, je tape. D’abord de petits coups, puis de plus francs. Le clou crisse, tandis qu’il s’enfonce dans le bois sec de la louche avant d’en ressortir. Je l’accroche de ma lame et le plie contre le bois. C’est bon, ça ne bougera plus. Je place les deux autres à droite et à gauche pour former un semblant de triangle équilatéral. Ça tient !

Il me manque une tige de bois pour former un archet et de quoi surélever mes cordes. Je range précautionneusement mon œuvre dans mon sac et m’approche des déchets.

Je fouille d’abord timidement, soulevant les détritus un par un, pincés entre mon pouce et mon index. Lorsque j’aperçois une chute de tasseau sur le sol, j’écarte les immondices avec plus de conviction. Que ça pue ! Je l’attrape et le pose sur la paume de ma main. Ce petit pavé collant, d’une belle teinte miel, améliorera le son produit par mes cordes.

Je divise mes crins en deux mèches égales et enroule l’une des deux que je réserve pour l’archet. Je partage à nouveau l’autre en deux pour conserver une corde de rechange. Enfin, je brosse les crins restant pour les démêler. J’arrache un fil de mon vêtement et l’enroule, bien serré, à chaque extrémité. Je fixe un clou au bas de la louche et y place le milieu des crins. J’enfonce les deux autres clous de part et d’autre du manche, décalés d’environ un centimètre. Je place la première extrémité des crins à droite et tournicote. Je sens les filins se resserrer entre eux et se tendre. Je passe mon fin écheveau derrière le clou sous la louche avant de fixer l’autre extrémité de l’autre côté du manche. Les cordes ne sont pas tout à fait tendues. Je réalise deux petites encoches verticales sur mon petit morceau de bois, soulève les cordes de mon index et les glisse difficilement en dessous. Le bois du bardage craque tandis que les cordes grincent. Il me faut bien cinq minutes pour le placer au bon endroit, en dessous du trou destiné à faire sortir les notes de la caisse.

Quel joli petit instrument ! Je le pose sur mes genoux, tiens délicatement le manche de la main gauche et pince l’une des cordes de la main droite. Ça sonne plutôt bien pour une improvisation ! Je suis assez fier de mon travail.

Il me reste une demi-journée pour trouver de quoi faire un archet et de quoi manger un peu. Sans oublier un endroit pour dormir, même si, heureusement, il ne fait pas trop froid, en cette saison.

 

***

 

J’ai terriblement faim. Je n’ai rien avalé, si ce n’est l’eau trouble de l’abreuvoir destiné aux animaux qui se trouvait dans l’étable où j’ai passé la nuit. J’y ai en plus déniché de quoi confectionner un archet. Il ne me reste plus qu’à tester.

 

Je sors discrètement de ma cachette. Crémone dort encore. Seules quelques lucarnes sont éclairées par de faibles flammes de bougies vacillantes.

Je remonte les quelques rues qui me séparent de la place San Domenico et dégote un emplacement stratégique où m’installer. Ici, tout le monde me verra et m’entendra.

Je m’assieds en tailleur, mon sac entre les jambes, la louche reposant directement dessus. J’attrape l’archet et le pose sur l’une des cordes : c’est le moment de vérité. Mon instrument produira-t-il une mélodie enchanteresse ou plutôt de terribles grincements ?

Mon ventre se tord d’appréhension.

Je prends une grande respiration et glisse l’archet sur une des cordes pour la faire vibrer. Une note timide s’échappe. Rien de transcendant, mais pas désagréable à l’oreille pour autant. Mon arc se promène ensuite sur l’autre. Comme je l’espérais, la différence de longueur produit une note différente. Mes crins passent rapidement d’une corde à l’autre. Puis j’y appose les doigts. Elles sont si tendues qu’elles laissent des traces rouges sur la pulpe de mes doigts qui tentent de les dompter pour en extraire une gamme entière.

Quand l’aube se lève enfin, la musique qui s’envole de ma louche est presque harmonieuse. Je me laisse emporter, laissant les notes se succéder toujours plus vite. Happé par la découverte de mon instrument, je n’aperçois la petite fille venue me donner une piécette qu’au dernier moment.

— Tiens, c’est pour toi. Tu n’as pas de chapeau ?

Je secoue la tête sans cesser de jouer.

— Je te la pose là, alors.

Elle s’empresse de poser son présent par terre, devant mes pieds, et repart en courant dans les robes d’une femme de chambre, qui l’attend sur le seuil d’une maisonnée proche de la place.

Ma première pièce ! Au moins, je pourrai manger un petit quelque chose, aujourd’hui. Je m’arrête un instant de jouer et glisse mon trésor dans ma chaussette.

Les notes s’enchaînent une bonne partie de la journée. Mais ma musique, presque imperceptible, se perd dans le tumulte de la place. Cet emplacement que j’espérais stratégique ne se révèle finalement pas aussi prometteur pour les affaires que je l’imaginais. Demain, je m’installerai au cœur du quartier des luthiers. Les oreilles qui traîneront par-là seront probablement plus sensibles à ma prestation.

Mes doigts sont de plus en plus douloureux. N’en sentant plus les extrémités, et l’estomac passablement tiraillé par la faim, je décide de terminer ma journée. J’ai récolté quelques sous qui me permettront d’acheter une grosse miche bien consistante.

 

***

 

Jour après jour, je perfectionne mon jeu, qui reste malgré tout limité. On ne joue pas de la louche comme d’un violon, malheureusement.

Dans la nuée d’indifférence, quelques âmes sensibles me lancent une pièce ou deux, entre deux foulées. C’est grâce à eux que j’ai de quoi me nourrir. Rares sont les gens qui s’arrêtent pour m’écouter. Chacun se hâte, et ma musique trop approximative ne suffit pas à capter l’attention.

 

Le matin du cinquième jour, alors que je commençais à désespérer, une jeune femme s’écrie du bout de la rue :

— Il est là, regardez. Ne vous l’avais-je pas dit ? Venez, écoutez-le jouer.

Cette femme a dû être particulièrement émue par le son de ma louche pour qu’elle décide d’amener quelqu’un m’écouter, alors que le jour n’est pas encore totalement levé.

Un homme la suit. Contrairement à elle qui gesticule, pleine d’entrain, pour l’inviter à s’approcher, il semble calme, vu sa démarche posée. Le dos bien droit, les gestes déliés, il a tout d’un noble, à l’exception de sa tenue modeste. Il s’avance, pressé par son amie. Je distingue alors son visage. Un visage que je n’ai vu qu’une poignée de fois auparavant, mais qui restera à jamais gravé dans ma mémoire : celui de Niccolò Amati !

— Alors, jeune homme, il paraît que tu joues de la musique avec ce… truc ?

— C’est une louche, Monsieur.

— Je peux voir ?

Je lui tends mon instrument d’une main tremblante. Il s’en saisit et l’ausculte une poignée de minutes avant de me le rendre, peu convaincu.

— Tu arrives à produire un son avec ça ? Montre-moi.

Qu’est-ce qui peut l’intéresser, lui, le grand luthier mondialement reconnu ?

Cependant, je ne discute pas. J’installe ma louche et commence à jouer. Lentement d’abord, puis avec plus de vivacité. Il me regarde, impassible, durant tout le morceau. Lorsque je repose mon archet, il me sourit.

— Tu as fabriqué ça tout seul ?

— Oui, Monsieur. Je…

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Lucrezia m’a dit que ça faisait plusieurs jours…

— J’ai perdu ma famille…

Mes mots restent coincés dans ma gorge, tandis qu’une larme s’échappe du coin de mon œil. Pour survivre, j’avais enfoui cette réalité dans un recoin de ma tête, mais le simple fait de l’évoquer la rend soudain plus palpable, tragiquement immuable. Je suis seul.

— Tu es bien jeune, mais je cherche un apprenti. Tu vois, je n’ai qu’un tout jeune descendant et je souhaite d’ores et déjà transmettre l’héritage que j’ai moi-même reçu, perpétuer mon savoir-faire… Serais-tu intéressé ?

— Moi ?

— Je ne vois personne d’autre, ici…

Il me tend la main pour me relever. La jeune femme m’enveloppe aussitôt dans sa cape, et ils m’emmènent en direction de l’atelier. Je n’en reviens pas : je vais devenir l’élève du plus grand luthier de Crémone. Au diable les louches, dorénavant, je façonnerai des violons !

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez