Chapitre 3

3

 

Eartha - Confluent - 1999

 

Je me faufile le long du quai des Martyrs, le bien nommé, entre les arbres et les murets de pierres. Gremlin me précède, comme pour m’indiquer le chemin à suivre. Il bifurque sur la gauche et traverse la place, en longeant le café, rasant le mur. Nous passons juste sous les caméras dont j’aperçois le signal de fonctionnement clignoter.

Je ne me souvenais pas qu’il y en avait autant. Elles ont pullulé pendant mon enfermement. On en trouve aujourd’hui tous les cinq mètres environ.

Les modèles ont évolué. Ils disposent d’un système de balayage à trois cent soixante degrés. Plus rien ne leur échappe. À l’exception, peut-être d’un chat agile. À moins qu’aucune de ces technologies n’y prête attention. Ce qui les intéresse, ce sont les humains, pas les bêtes…

Nous arrivons en bas de la rue Victor Hugo, rebaptisée rue Rotschild, à en croire le panneau fraîchement fixé au mur. Nous la remontons en toute discrétion. Dans cette voie résidentielle, les caméras se font plus espacées, il est plus aisé d’échapper à leur contrôle. Toutefois, je reste sur mes gardes. Je ne dois produire aucun son, au risque d’attirer leur attention. En effet, avec le couvre-feu, la circulation est coupée ; la ruelle est totalement silencieuse. Aucune lumière ne filtre des fenêtres, pas un bruit non plus. Les habitants sont contraints de dormir, privés d’électricité par les autorités durant la nuit.

Tous les moyens sont bons pour accroître la productivité, contraindre les travailleurs au sommeil en est un…

Subitement, Gremlin disparaît vers la droite. Il m’emmène dans un grand escalier aux marches de pierre inégales. Je l’empruntais rarement, lui préférant la grande montée gravillonnée, située un peu plus loin dans la rue. Mais il est, à l’heure actuelle, la voie la plus discrète, les lampadaires étant orientés de l’autre côté.

Arrivée en haut, je reprends mon souffle, adossée au mur qui sépare la voie du petit parc qui fait face à la tour de Ganne.

Gremlin se fige.

J’entends un bourdonnement. Ça se rapproche.

Mon chat m’entraîne tout à coup dans un buisson.

Au même moment, un drone darde ses phares en notre direction.

— Qui va là ? Montrez-vous. Vous contrevenez au couvre-feu, vous êtes passible d’une amende de 30.000 CNO[1] et d’une peine d’emprisonnement de six mois.

Je retiens mon souffle. Si je n’étais pas si paniquée à l’idée d’être prise en flagrant délit, je poufferais de rire, tant la voix nasillarde et saccadée est ridicule.

Mon cœur palpite. Si cet engin ne dégage pas rapidement, il va exploser !

Gremlin me regarde. Je lis dans ses yeux jaunes étincelants qu’il maîtrise la situation. Puis il s’élance avec agilité hors du buisson. J’aimerais le retenir, mais si je bouge, le drone me détectera. Il s’avance d’un pas nonchalant sous les projecteurs éblouissants, comme les félins savent si bien le faire.

— RAS. La cible est un chat. RAS.

Cette foutue bestiole a failli me faire mourir de peur, mais elle vient de me sauver la vie !

Le drone s’éloigne en longeant la tour, en direction de l’église. Lorsqu’il disparaît de ma vue, je sors à mon tour et me retrouve face à la tour. C’est la seule chose qui n’a pas changé : elle trône toujours là, en contre-haut de la ville, place forte imprenable et endroit stratégique pour détecter les invasions par la Seine. Les spots qui l’illuminent sont si forts qu’on en voit certainement la lumière depuis l’espace. Les lieux sont toujours aussi beaux, malgré leur état de délabrement avancé. Les meurtrières de l’édifice se sont élargies, offrant refuge à des nichées de pigeons tout entières. Ses énormes pierres, rénovées et lissées par de véritables tailleurs de pierres, une décennie auparavant, sont désormais rugueuses, rongées par les intempéries et la pollution. Le lierre court lui aussi le long des joints, apportant une touche naturelle à cette construction fortifiée.

Il ne faut pas traîner. Le drone reviendra certainement.

Je gravis le dernier escalier qui me sépare de la tour et du jardin du luthier. Mon père n’a pas changé ses habitudes, la longue clef de la grille se trouve toujours là, dans une pierre factice posée parmi des dizaines d’autres, sur le talus, à l’extrémité gauche devant l’édifice médiéval.

Je la glisse dans la serrure dans un abominable couinement, tourne la poignée, qui y va de son insistant grincement, et pousse la porte. Comme à son habitude, elle est bloquée. Elle avait été pliée durant la tempête de ce début d’hiver et, bien qu’elle ait été redressée depuis, elle demeure un peu capricieuse. J’assène un petit coup de pied dans l’angle, et elle cède enfin dans un tintement que j’étouffe de mes mains. Je la referme aussitôt et m’avance dans le jardin. 

Mon père n’a jamais été un jardinier très méticuleux, mais il avait toujours pris soin de sa terrasse, de ses pelouses et de ses rosiers. Il avait même invité quelques voisins à cultiver des carrés potagers au second palier, directement accolé à la tour. Là, c’est à peine si on distingue la maison. On pourrait sans mal y faire du foin, vu la hauteur des tiges qui ont pris possession du terrain. Seuls les petits pas japonais irréguliers, devenus grisâtres, subsistent. Je les suis jusqu’à l’atelier. Les volets sont clos. L’entrée est scellée par des rubans de plastique interdisant formellement de pénétrer à l’intérieur. On se croirait sur une scène de crime.

J’accole mon oreille sur la vitre de la porte : il n’y a pas un bruit à l’intérieur. Je pousse le battant, me glisse entre les bannières souples et entre en vitesse. Je referme aussitôt la porte et m’assieds par terre, dans l’entrée, la tête entre les mains.

J’y suis enfin arrivée…

Malgré les circonstances, je me sens un peu mieux, en ces lieux familiers. Rien n’a changé, ici, c’est à peine plus en désordre que d’habitude. Le rideau destiné à masquer la cuisine aux yeux des clients est ouvert. Le vieux piano écaillé est recouvert d’épais moutons. La vitrine noire et poussiéreuse, presque opaque, est pleine à craquer de violons et d’altos, allant du jaune vieilli au rouge soutenu. Dans le bac du bas, les métronomes, colophanes[2] et cordes de rechange ont été jetés de manière anarchique. Face à moi, le buste sévère, disposé sur la commode derrière la table d’accueil, me scrute toujours de ses horribles yeux perçants.

Je ne trouverai probablement rien ici.

Je monte les quelques marches qui me séparent de l’atelier.

Quel capharnaüm !

L’atelier a été visité ! Tout est sens dessus dessous !

La personne qui est venue ici cherchait apparemment quelque chose de précis, car le moindre tiroir, la moindre caissette a été vidé à même le sol. Impossible de faire un pas sans effleurer du pied un morceau de bois, un outil ou du papier. Dans leur recherche effrénée, ils ont même brisé quelques violons, qui gisent au milieu du désordre.

Celui sur lequel mon père travaillait a souffert. La table est fendue au niveau des ouïes. Le manche a été arraché et jeté un peu plus loin, la touche disloquée. J’en ai le cœur brisé. Tant de travail et de dévotion pour un tel saccage…

Mon père a dû être anéanti par tant de cruauté.

J’attrape ce qu’il reste de l’instrument. J’entends l’âme rouler dans la cavité pendant que le mélange de sciure et de poussière se soulève dans un nuage presque aussitôt dissipé.

Des effluves de pin, de térébenthine et de colle chaude affluent à mes narines.

Mes souvenirs, stimulés par cette odeur si particulière, se pressent dans mon cœur. Je me revois, enfant, assise dans un coin de la pièce, à regarder mon père travailler. Le mouvement régulier de la gouge[3], les fins copeaux qui planent jusqu’au sol, les feuillets épinglés à l’établi bruissent sous la brise qui s’infiltre par la fenêtre entrouverte. Le sourire de mon père, épanoui par son labeur, fier de sa création.

Cette vie simple et authentique a été mon quotidien avant qu’on m’en arrache pour des motifs fallacieux. Je m’en souviens plus clairement, à présent.

J’ai beau fouiller l’endroit du regard, je ne trouve aucun indice qui puisse m’indiquer ce qui s’est passé ici. Seulement des bribes de passé. Aucun élément susceptible de m’aider à comprendre ce qui est arrivé à mon père.

A-t-il fui ?

A-t-il été enlevé ?

Emprisonné, peut-être ?

Rien ne me permet de le déterminer. Je n’ai pas la moindre piste. Je ne sais où diriger mes pas ni à quel lieu pensait mon père, lorsqu’il m’a adressé son message. Je suis dans une impasse.

En me retournant, je constate que la bibliothèque a été relativement épargnée par la perquisition.

Souvent, mon père a été pris pour un imbécile. Il n’est titulaire d’aucun diplôme à exhiber sous les yeux de ses détracteurs, et pourtant, il dispose de la bibliothèque la plus fournie de tout le quartier. Peut-être même de la ville.

Réfractaire à l’autorité, il s’est toujours refusé à faire acter officiellement ses capacités. Cela ne l’empêche pas d’être la personne la plus curieuse et cultivée que j’aie croisée jusqu’à présent. Grâce à la lutherie, il explore de nouvelles disciplines avec une rigueur extrême. Les challenges de ses clients très exigeants le poussent à se dépasser et à apprendre toujours plus. Non seulement il excelle en mathématiques, mais il est imbattable en géométrie et applications physiques des théories les plus farfelues.

Il crée. En toutes circonstances. Il apprend. À chaque instant.

Cette immense bibliothèque, recouvrant tout un pan de son atelier, reflète l’accumulation des savoirs qui emplissent sa tête. Qui aurait pu avoir l’idée de combiner un espace de création manuel avec un endroit d’instruction et de découverte ? Aucun autre artisan avant lui n’a, à ma connaissance, eu l’idée d’associer savoir et pratique. C’est une idée brillante qu’il est le seul à avoir mise en œuvre.

Dans les imposantes étagères qui s’étendent jusqu’au plafond, il a réparti les ouvrages selon quatre thèmes principaux : les origines de l’Humanité, la musique et la lutherie, les voyages et les littératures de l’imaginaire. Le classement de sa bibliothèque démontre à quel point il est sérieux et organisé. Sans préjugés, les couvertures de cuir côtoient celles de carton, les pages collées ou cousues se succèdent, dans un tableau bigarré de diversité.

Je l’ai observée mille fois. Il m’est même arrivé de feuilleter certains de ses bouquins, au rythme du rabot ou du pinceau, assise dans le fauteuil de tissu bleu, râpé, mais douillet, réalisé par mon grand-père.

J’ai beau regarder, aucun livre ne manque. Seuls deux ouvrages, que je suis sûre d’avoir déjà aperçus ailleurs, sont mal rangés. Cela fait un certain temps que mon père s’est débarrassé des albums photo. C’est bien dommage, ils m’auraient orientée pour trouver cet endroit où je dois me rendre. Je n’aperçois rien de parlant dans cette bibliothèque. Ce n’est pas là que je trouverai les réponses à mes questions.

Je fourre les ouvrages mal classés dans mon sac. Mon père les aimait bien, ils me le rappelleront. Et qui sait ? Peut-être se révéleront-ils utiles plus tard…

Je continue mon tour du propriétaire, inspecte les pièces de vie, jette un dernier coup d’œil à la boutique et à l’atelier, puis me dirige vers la sortie.

Il n’y a rien à tirer de cette bicoque, il faut y aller : mieux vaut ne pas se trouver là lorsque les drones et les forces de l’ordre reviendront. Si je veux remplir la mission que m’a confiée mon père, je dois à tout prix éviter de me faire prendre et me trouver un endroit discret pour passer la journée de demain.

 

 

 

[1] Couronnes du Nouvel Ordre : monnaie mise en place après le grand bouleversement mondial.

[2] La colophane est une résine qui, une fois appliquée sur les crins de l’archet, permet d’accrocher les cordes de l’instrument pour mieux les faire vibrer.

 

[3] Ciseau à sculpter en forme de demi-tube.

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