Sa jupette volait et tournoyait, emportée par sa rotation. Lucia se laissait guider par les pas de danse, ondulant les bras avec précision, comme les ailes d’un oiseau, les jambes tendues et les pointes des pieds faisant de petits mouvements circulaires au sol. L’exercice paraissait sans effort, mais ce n’était qu’une question de pratique et d’habitude. Dans ces moments, Lucia se sentait entière, connectée avec elle-même, seule sur la surface de la Terre et pourtant jamais seule. Ses pieds, en contact avec le sol, supportaient son poids tandis que ses bras donnaient l’impression qu’elle s’envolait. En équilibre sur la pointe de son chausson, ses muscles soumis à la tension intense se raidissaient dans ses cuisses, mais la jeune danseuse maintenait la posture malgré l’effort que cela lui coûtait.
La danse était sa forme de méditation la plus profonde. Rien d’autre n’existait en dehors des enchaînements et du rythme battu par la musique. Elle lui donnait des ailes et Lucia les endossait, avide de s’envoler vers le ciel. Mais plus encore qu’une échappatoire, la danse était son salut et lui permettait de faire taire les cris et les pleurs de son enfance qui résonnaient encore dans sa tête. Ces vieux souvenirs, qui tournaient en boucle comme une ritournelle infernale, et qui avaient la fâcheuse tendance à s’exhumer d’eux-mêmes, ravivant sous la cendre la braise de ses traumatismes.
La voix de la coach la tira de sa rêverie. Le morceau touchait à sa fin et Lucia prit à nouveau conscience du monde qui l’entourait.
— C’est parfait mademoiselle Clark. Pensez à garder la posture jusqu’à la fin la prochaine fois.
Lucia accepta le compliment avec un sourire gêné et regagna sa place.
C’était au tour de Mina de montrer l’étendue de son talent. Le morceau de musique reprit depuis le début lorsque Mina fit signe qu’elle était prête. Ses enchaînements étaient fluides et les poses bien distinctes. De la jeune danseuse se dégageaient une vigueur explosive et une sensualité décomplexée acquises par l’expérience et les milliers d’heures de répétitions. Mina donnait le meilleur d’elle-même et Lucia était en admiration devant son talent.
— Elle est forte notre Mina, pas vrai ?
Daniel Miller vint s’asseoir près d’elle. C’était le jeune prodige de la troupe. Les cheveux châtains, les yeux bleus, la mâchoire carrée, le menton volontaire, de grande taille, il était aimable et modeste. Lucia l’appréciait, mais ne cherchait pas sa compagnie plus qu’une autre.
— Oui, elle est épatante. Elle m’a dit que c’était elle qui avait eu le rôle l’année dernière.
— Ah, oui, c’est notre Mina tout craché. Mais tu as tes chances aussi. Tu as beaucoup progressé avec nous ces derniers mois.
— Tu penses ? fit-elle, cachant ses espoirs.
— Oui, carrément !
Lucia se tapa mentalement sur les doigts lorsqu’elle se surprit à redouter que son interlocuteur se moquait d’elle.
Comme elle ne relançait pas, Daniel reprit :
— La sélection se fait dans une semaine. Ensuite on aura un mois pour se préparer. Ça va passer tellement vite !
— Arrête, tu vas me faire stresser !
Et Lucia feint de le corriger ce qui le fit sourire.
— En tout cas, moi je stresse pas. Henry McKenzie, celui qui avait le rôle de Siegfried l’an passé est parti, je suis le seul candidat donc je suis sûr d’être pris.
— Tu es bien confiant, nota Lucia sans méchanceté.
— Peut-être, mais ça ne peut pas faire de mal un peu d’excès de confiance en soi, non ?
— Je méditerai là-dessus ce soir avant de me coucher, promit-elle.
— Comme tu veux, fit-il en haussant les épaules.
L’arrêt de la musique sonna la fin de la prestation de Mina qui vint s’asseoir à sa place, un sourire étiré jusqu’aux oreilles.
La suivante sur la liste se leva et prit place sur la piste, les yeux fermés jusqu’à ce que la musique s’élève à nouveau. Daniel étira ses épaules et jeta un regard à Maria qui enchaînait les voltes et les levés au milieu de la salle tandis que Mina lui enfonça le coude dans les côtes d’un air complice. Lucia ramena ses genoux à elle, embarrassée par leurs sous-entendus.
Maria était une jeune femme belle et discrète, la peau bronzée et les cheveux châtains, plus polie que souriante, sa forte poitrine lui donnait un atout majeur lorsqu’il s’agissait de séduire, mais jouait en sa défaveur lorsqu’il s’agissait de danser. Il était préférable d’avoir une poitrine moins développée pour danser, car celle-ci alourdissait non seulement la silhouette, mais pouvait aussi causer de nombreuses douleurs aux lombaires.
Madame Bailey tapa dans ses mains pour annoncer la fin de la journée et libéra ses danseurs qui se levèrent en s’étirant les muscles et les articulations. Lucia les observa en silence, massant ses épaules d’un air distrait. Son esprit vagabondait déjà dans les légendes lointaines du Japon.
— Lucia, tu as des plans prévus ce soir ?
La voix mielleuse de Mina la ramena à la réalité, appuyée d’une main sur son avant-bras. Aussitôt, tous les regards convergèrent vers l’intéressée. Elle baissa les yeux, intimidée par autant d’attention et tenta de donner une réponse audible, mais les mots n’arrivèrent pas à passer la barrière de sa bouche.
— Ah non, tu vas pas te débiner une nouvelle fois !
Devant l’air contrarié de son amie, Lucia ne savait plus où se mettre. Elle aurait voulu lui dire que les lieux bondés l’oppressaient, qu’elle n’avait jamais fréquenté de bars parce qu’elle avait peur du regard des autres et que les gens ne l’intéressaient pas plus que ça. Son monde tel qu’il était lui convenait parfaitement. Se lever le matin pour venir danser et rentrer le soir pour se plonger dans les livres, elle attachait beaucoup d’importance à sa routine. Pouvait-elle faire une exception pour conserver son amitié avec Mina ?
Son amie reprit d’un air grave avant que la jeune femme ne puisse formuler une réponse :
— Lucia, si tu veux vraiment être à la hauteur, il va falloir passer plus de temps avec tes coéquipiers. Le public sentira si tu n’as pas confiance en tes partenaires. Je suis désolée d’être celle qui doit annoncer la mauvaise nouvelle, mais tu ne peux pas te cacher indéfiniment. On doit apprendre à se connaître pour mieux danser. Ce sont les bases du ballet ! Je suis sûre que si Dany et toi dansiez ensemble maintenant, ça ne ressemblerait à rien.
Mina intensifia son regard et mit du poids dans chacune de ses paroles, mais la pique laissa un arrière-goût amer, bien que Lucia reconnaisse toute la sagesse dans ses propos. Mina parlait d’expérience.
Lucia concéda tout en baissant le regard vers Daniel dont les yeux peinaient à se départir du décolleté de Maria.
— Je vais y réfléchir…
— 21 h sans faute, signala son amie d’un ton sec.
Lucia acquiesça en silence, cédant à Mina qui parut satisfaite.
Devant le miroir des vestiaires, la jeune danseuse défit son chignon et lissa ses cheveux rouges dans le murmure ambiant de la pièce. Démêler sa tignasse était une tâche laborieuse qui l’absorbait totalement. Elle n’entendit pas les pas qui s’approchaient d’elle.
— Je me suis toujours demandé…
Lucia sursauta et découvrit son amie qui l’observait. Elle eut la désagréable sensation d’être mise à nue devant le regard inquisiteur de son amie.
— Mina ! Tu m’as fait peur.
— Désolée, fit l’intéressée. Je voulais te demander comment tu faisais pour garder ta couleur aussi longtemps. En quatre mois, je n’ai jamais vu une seule racine. Tu dois souvent aller chez le coiffeur, non ?
Lucia se pinça les lèvres tout en portant les mains à ses cheveux. Pouvait-elle lui dire ?
— C’est ça. Et quand j’ai pas le temps, je la fais chez moi. Je te dis pas la facture à la fin du mois, un vrai gouffre.
Elle espérait que la conversation en resterait là, mais Mina semblait vouloir insister.
— Ah ! Je m’en doutais ! T’es coquette, en réalité. Tu vas chez quel coiffeur ? Si ça se trouve, on a le même !
Lucia ne sut que répondre sans s’empêtrer davantage dans son mensonge. Son esprit pourtant vif ne trouva aucune solution et l’expression de Mina traduisait visiblement son impatience.
— Tu veux pas me dire ?
— Pas du tout ! C’est juste qu’il est fermé pour le moment.
La jeune femme se jeta sur son sac et fourra ses chaussons usés dedans sans se soucier de les abîmer. De toute façon, ils étaient bons à jeter ; elle avait une paire de rechanges chez elle.
— Je dois y aller ! À demain...
— À ce soir, rectifia Mina d’un air sévère.
Lucia claqua la porte sans se reprendre et fila hors du bâtiment en toute hâte.
Lorsque Lucia rentra enfin chez elle, elle sentit toute la pression de la journée s’envoler. Soulagée de retrouver son havre de paix, elle ne songeait plus à ses angoisses. Son portable vibra dans sa poche et Lucia déverrouilla l’écran pour lire la notification. Son répit fut de courte durée : Mina lui avait envoyé l’adresse du bar, mais au lieu de s’en réjouir, Lucia se sentait prise en étau, écrasée par la pression sociale. Elle ne pourrait pas se terrer éternellement dans son appartement, sortir et interagir avec son amie faisait partie de ce qu’elle appelait ses « devoirs sociaux ». Et Lucia n’était pas très douée dans ce domaine, n’ayant jamais eu aucune amie durant sa scolarité. Mina faisait figure de cas pratique, et Lucia redoublait d’efforts chaque jour pour ne pas sembler un OVNI à côté d’elle. Son amie, elle, n’avait aucun mal à communiquer et à se lier avec les gens. Elle rendait l’exercice particulièrement facile lorsque d’un sourire elle captait l’attention et s’emparait de la conversation comme si c’était elle qui l’avait invitée. Elle était à l’aise, tout simplement. Comme un poisson dans l’eau. À la différence de Lucia, qui se retrouvait hors de son élément à chaque fois qu’un inconnu lui adressait la parole. Un peu à la manière d’un chat qui apprécie l’eau pour ses propriétés désaltérante, mais qui feule et griffe lorsqu’il tombe dans la mare, elle préférait observer ces échanges sociaux de loin plutôt que d’y participer.
Lucia posa son sac au sol et défit ses chaussures, portable en main, elle se dirigea vers la cuisine et mit en route la bouilloire. Elle sortit de sa boîte un sachet de tisane au tilleul qu’elle huma par réflexe ainsi qu’une tasse au motif floral. Quelques minutes plus tard, sa boisson infusait et trois sucres se dissolvaient lentement dans le liquide brûlant. Lucia s’assit sur son lit-canapé, sirota une gorgée avant de tendre la main pour s’emparer d’un de ses livres.
Un rectangle blanc sur le parquet devant sa porte retint son attention. C’était une lettre qui avait été glissée sous sa porte. Lucia la ramassa et la fit tourner dans sa main. Pas d’expéditeur, mais le courrier lui était bien adressé. Elle déchira l’enveloppe et sortit le papier qu’elle déplia.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine avant de s’emballer, battant contre ses côtes. Elle dégaina son téléphone et parcourut sa liste de contacts tandis que son ventre se nouait et que la sueur perlait son front. Plusieurs fois elle croqua dans ses lèvres pour les empêcher de trembler et les larmes lui piquaient les yeux. Son doigt s’arrêta sur un numéro et hésita un court instant avant d’appuyer sur la touche d’appel. Le temps se dilata, les secondes devinrent minutes et les minutes des heures. Lorsqu’elle entendit enfin la tonalité, elle s’aperçut qu’elle avait retenu son souffle. Mais l’attente n’était pas finie et les bips s’enchaînent, interrompus par un silence angoissant. Bientôt, elle ne fit plus la différence entre les bips et les battements de son cœur affolé. Y avait-il une différence ? Les deux semblaient la rapprocher de l’évidence. Personne ne répondrait au bout du fil.
Lucia raccrocha et relança l’appel. Le téléphone collé à son oreille, elle patientait, l’angoisse montant en elle, de plus en plus impérieuse. Les larmes brouillaient sa vue, mais il n’y avait rien à voir, alors à quoi bon les essuyer ? Elle raccrocha et appuya de nouveau sur le bouton d’appel. Toujours personne. Il n’y avait plus personne.
Lucia s’effondra sur son lit, les yeux dans le vague, un voile brumeux brouilla sa vue.
Merci ♥ j'ai encore plein de choses à améliorer dans ces premiers chapitres, mais j'en suis déjà plus contente que du premier jet (normal non ? xD)
Le caractère des personnages est bien amené, et le passé de Lucia se fait bien sentir.
J'ai beaucoup aimé la description de sa danse, tout est bien rythmé !
Contente et surtout soulagée que ça te plaise ! c'était une grosse décision de tout couper comme ça, mais c'était nécessaire je pense.
Mina m'est pas spécialement sympathique, j'arrive pas à la considérer comme une amie de Lucia : elle n'a aucune considération pour ses sentiments ou sa sensibilité, elle est intrusive, elle fait des remarques déplacées etc. Bref, jsuis désolée Lucia, mais c'est pas ta pote haha
Sinon, l'histoire de Lucia était vraiment touchante, ça m'a rappelé un peu Ewilan haha. Et je comprends la fascination pour le ballet chez une gamine comme elle, ça a dû complètement éveiller un truc oui. Juste quelque chose que je me demandais : pourquoi ses parents ne voulaient pas qu'elle danse ? Aux USA, c'est pourtant hyper mega recherché et encouragé ?
Alors oui, Mina, c'est la fausse amie, je vais pas te le cacher. Elle est ce qui se rapproche le plus d'une amie pour Lucia, donc, naïvement, elle y croit ! Je suis contente que tu l'aies vu !
Oui, je m'étale sans doute un peu trop... je compte revoir ce passage et l'écouter. Pour répondre à ta question, les parents de Lucia ne croient pas du tout en elle. Pour eux, c'est simplement un hobby ou un distraction. Bref, c'est pas ce qu'ils voulaient pour elle...
Un bon chapitre oui, durant lequel on ressent la fatigue de l'héroïne et qui nous immerge bien rapidement dans le monde de la danse.
Je trouve Mina hyper intrusive et parfois même un peu rêche avec Lucia (mais ça ce sont mes a priori hé !)
Du coup voilà pas grand chose à relever sur ce chapitre, je continue !