2
Quand Elyza sort de sous sa douche, huit heures viennent juste de sonner. La fatigue lui alourdit encore les paupières et c’est avec des gestes mécaniques qu’elle se sèche le corps, puis enfile sous-vêtements et pantalon. Autour de son cou, un pendentif à la pierre rouge – striée de volutes plus sombres en perpétuels mouvements. Elle le dissimule sous sa chemise, qu’elle boutonne jusqu’aux deux derniers boutons. De part et d’autre de ses jambes pendent des bretelles.
Elle entreprend de se démêler les cheveux quand on frappe à la porte restée entrebâillée. Théodore se tient dans son encadrement.
Avec un haussement de sourcils, elle l’invite à s’exprimer.
— Barnabé a téléphoné, lui apprend-il. Un meurtre leur a été signalé… ce serait lié à des Surnaturels.
— Quand ça ?
— On vient de le contacter. Il allait se mettre en route quand il a appelé.
— T’as pensé à prendre l’adresse ?
— Je te l’ai laissée sur ton bureau.
— Bien, parfait ! Puisque Bébert a eu la gentillesse de nous avertir, j’irai y faire un petit tour : ce sera l’occasion de savoir ce que le p'tit John a dans le ventre.
Si le peu de sentiment dont fait preuve Elyza à l’égard du drame ne le trouble pas, l’allusion à Jonathan suffit à assombrir l’expression du vampire.
— Tu es sûre de toi ? Barnabé pourrait ne pas apprécier.
— Les états d’âme de Barnabé, tu vois, je m’en balance ! Pour une fois que les emmerdes tombent à pic, je vais pas me gêner pour en profiter.
Tout en continuant de se démêler les cheveux, elle l’observe dans le petit miroir sale qui lui fait face. Il surplombe un évier tout aussi peu entretenu, souillé par des cheveux, des restes de savon, de dentifrice et des taches de calcaire.
Elle se demande depuis combien de temps la pièce n’a pas eu droit à son brin de ménage. En général, c’est le travail de Théodore. Ou plutôt, sa petite manie. Abhorrant la saleté, il passe une partie de ses nuits à traquer la poussière. Le fait qu’il se soit relâché prouve que quelque chose continue de clocher chez lui. Pourtant, le traumatisme remonte à plus d’un mois… elle ne comprend pas qu’il ne soit toujours pas parvenu à le surmonter.
Non sans un certain agacement, elle note qu’il est toujours là, à la fixer. Pire encore, il lui offre sa tête des mauvais jours.
— D’accord…, soupire-t-elle en se tournant vers lui. C’est quoi ton problème ?
— Ce Jonathan… je ne l’apprécie pas.
— Tout ça parce qu’il a débarqué avec l’allure d’une serpillière ! T’abuserais pas un peu ?
— Non, rien à voir. Enfin… oui, c’est vrai que ça m’a agacé qu’il se présente dans cet état. Mais il y a quelque chose d’autre. Quelque chose chez lui qui me hérisse. Je déteste ça.
Quant à elle, elle devine très bien pourquoi il réagit ainsi. Comme elle le craignait, la présence d’un nouveau venu s’apparente à une menace pour son colocataire. Presque une agression. Il a peur de ce que Jonathan pourrait découvrir et, surtout, que sa venue ne signifie qu’elle cherche à le remplacer.
— Bon sang, Théo, on en a déjà parlé, non ? C’est pas parce que j’embauche du renfort que ça veut dire que je n’ai plus confiance en toi. Arrête avec ça !
— Alors pourquoi est-ce que tu le fais ?
— Parce que…, commence-t-elle, s’efforçant de ne pas s’emporter comme la dernière fois qu’ils ont eu cette conversation. Parce qu’on a besoin d’aide, point ! Et tu le sais aussi bien que moi. Tu peux pas me seconder pour tout. Ça a toujours été comme ça et j’vois pas pourquoi, aujourd’hui, tu le prends mal.
— J’ai fait de mon mieux.
— Je sais, mais on a tous nos limites. Qu’est-ce qu’on y peut, dis ?
Plutôt que de répondre, le vampire préfère se murer dans un silence hostile. Elle soupire et lève les yeux au ciel.
— Et si tu allais te coucher ?
— Je ne suis pas fatigué, grommelle-t-il. Et puis je veux l’attendre avec toi.
Ce qui n’était pas dans ses plans, mais elle devine qu’il ne servirait à rien de s’y opposer. Au mieux, il se fâchera et elle devra supporter son silence durant les prochains jours ; au pire, ça ne fera qu’aggraver la situation… et elle ne veut pas tirer davantage sur la corde. D’autant moins que celle de Théodore est vieille, usée, et surtout inapte à contenir bien longtemps la prochaine crise.
— Oh et puis merde, capitule-t-elle. Fais comme ça te chante !
3
Jonathan adresse un regard soupçonneux au ciel chagrin. Doit-il prendre le risque de lui faire confiance ou bien aller récupérer le parapluie qu’il a abandonné sur son lit, juste avant de quitter sa chambre ? Son hôtel n’est qu’à quelques mètres, il peut donc encore revenir sur ses pas.
Il observe les passants. Aucun ne donne l’impression de s’être préparé à un brusque changement de la météo et pour cause : les journaux, la radio, tous assurent d’une même voix que le temps se maintiendra toute la journée. Gris, frisquet, mais sans une goutte de pluie.
Malgré tout, Jonathan ne parvient à chasser le sentiment de défiance qui le harcèle. S’il emporte un parapluie, il passera peut-être pour un anxieux, mais au moins sera-t-il paré à toute éventualité.
Et au pire, je pourrai toujours m’en servir comme d’une canne.
D’autant qu’avec son costume trois pièces sombre qui fait ressortir le blanc de sa chemise, sa cravate à fines rayures, que complètent un borsalino et un manteau long, l’ajout de cet élément sera un plus pour son allure générale.
La chose décidée, il repart donc en direction de son hôtel. Il n’a toutefois pas fait trois pas qu’il remarque qu’une voiture a ralenti le long du trottoir et semble le suivre. Comme il l’observe, se demandant s’il ne devient pas paranoïaque, la vitre teintée arrière s’abaisse et ses yeux croisent ceux, tirant sur le jaune, d’un homme aux longs cheveux ondulés et à la barbe bien taillée. Un frisson lui remonte le long du dos. L’autre a porté un cigarillo à ses lèvres et ne le quitte pas du regard, de ce regard de prédateur qui rappelle celui d’un animal sauvage.
Une boule se forme au niveau de sa gorge. La voiture, elle, finit par s’arrêter et il peut entend une portière s’ouvrir. Il n’a toutefois pas le loisir d’identifier celui qui en sort, car il a déjà fait demi-tour et remonte la rue d’un pas vif.
S’il songe à regagner son hôtel et à n’en ressortir qu’une fois la voie de nouveau libre, il doit toutefois y renoncer, car bien conscient que si Elios s’est déplacé jusqu’ici ce n’est pas pour repartir bredouille. Il fera irruption dans l’établissement avec ses hommes, exigera du personnel de connaître le numéro de sa chambre et… ensuite ? Difficile de leur échapper et, même s’il y parvient, il sera identifié comme Surnaturel auprès des employés et aura sans doute du mal à récupérer ses valises.
À cette heure de la matinée, les piétons se font rares, mais il espère que leur présence suffira à dissuader Elios de lui tirer dans le dos. Dans sa poitrine, son cœur bat comme un fou, tandis qu’il cherche un moyen de se sortir de ce guêpier.
Derrière lui, une voix autoritaire l’appelle. Incapable de contenir sa panique plus longtemps, il se met à courir.
Même sous sa forme humaine, il ne connaît pas beaucoup de Surnaturels capables de rivaliser avec la vitesse d’un lycanthrope. Malheureusement, Elios sort rarement sans Franck ou Julian – et même si ce dernier l’apprécie assez pour le traiter en ami, il sait qu’il ne pourra pas compter sur sa pitié aujourd’hui.
Tout en cherchant des yeux une planque dans laquelle s’engouffrer, il porte une main à l’intérieur de son manteau et palpe l’arme qui s’y trouve. De toute son âme, il espère ne pas avoir à s’en servir.
Il esquive les passants, provoquant quelques exclamations sur son passage. La main toujours posée sur son arme, il jette un regard par-dessus son épaule : pas trace de ses poursuivants. Il arrive à la fin du trottoir et va pour traverser, quand une voiture freine dans un crissement de pneus au milieu du passage clouté. Jonathan a juste le temps de s’arrêter et avise, dans l’habitacle du véhicule, des elfes noirs aux mines sinistres. Avant qu’ils ne puissent en sortir, il se jette sur sa droite, en plein sur la route, ce qui déchaîne un concert de klaxons.
S’il réussit à s’en tirer en un seul morceau, c’est pour être violemment bousculé en atteignant le trottoir voisin. Projeté en arrière, il se serait écroulé si une main épaisse ne l’avait pas rattrapé par le col. Les piétons qui assistent à la scène, et qui voient les elfes quitter leur voiture pour venir dans leur direction, s’empressent de passer leur chemin.
En la personne de son agresseur, Jonathan reconnaît Franck – un malabar aussi haut qu’épais, qui découvre les dents de façon menaçante. Il crispe les doigts sur la poignée de son arme, mais l’autre lui enfonce dans les côtes le canon d’un calibre bien plus dévastateur que le sien.
— Joue pas aux cons : c’est de l’argent ! lui souffle la voix rauque de Franck.
Puis, avec la même facilité que s’il manipulait une poupée de chiffon, il le traîne jusqu’à la première voiture, qui s’avance vers eux.
Les elfes les ont rejoints. Plus petits que lui, Jonathan en dénombre quatre et, bien que leurs yeux sensibles soient protégés par des lunettes de soleil, il devine à leurs expressions crispées combien évoluer en plein jour les incommode.
Le véhicule s’arrête doucement le long du trottoir. La vitre arrière s’ouvre et le regard miel d’Elios se plante dans celui de Jonathan.
— Je croyais t’avoir dit de foutre le camp !
Jonathan déglutit. Il connaît la réputation d’Elios et sait qu’en sa qualité d’Alpha de la meute locale, il s’agit d’un individu dangereux. C’est d’ailleurs pour se protéger de lui qu’il séjourne sur le territoire Naturel. Non pas que son interlocuteur craigne cette couche de la population, seulement il est plus difficile de s’adonner à ses petites affaires au milieu d’une communauté dont la méfiance envers les Surnaturels a tôt fait de vous attirer des ennuis avec la justice.
L’arme de Franck continue de le harceler, se montre même un peu trop pressante. Une façon de lui signifier que le temps de leur petite entrevue étant compté – une « bonne âme » ayant sans doute déjà signalé leur présence aux autorités compétentes – mieux vaut pour lui ne pas trop retarder sa réponse.
— Laisse tomber, Elios… je travaille pour la Gardienne, maintenant. Ce territoire est le sien avant d’être le tien !
Des paroles courageuses, mais dont sa voix défaillante gâche un peu l’effet. Du reste, il regrette déjà de les avoir prononcées.
Derrière lui, il entend les elfes pousser des sifflements hostiles. L’arme de Franck vient lui martyriser si violemment les côtes qu’il laisse échapper une exclamation. Mais c’est le calme d’Elios qui l’inquiète le plus. De suspicion, ce dernier plisse les paupières.
— Pour cette bécasse ? Qu’est-ce qu’elle a foutu de Théodore ?
— Il… il travaille toujours pour elle. Mais elle avait besoin de renforts…
Passent des secondes qui lui paraissent interminables. L’Alpha continue de le fixer, avec l’intensité de ceux qui cherchent à lire en vous.
— Tu ne serais tout de même pas assez bête pour me mentir ?
— Je ne suis pas fou ! Tu sais aussi bien que moi ce que l’Ordre ferait d’un Surnaturel qui s’attribuerait à tort sa protection.
— Précisément ! Et compte sur moi pour faire tourner l’information. S’il s’avère que tu t’es payé ma tête, je m’assurerai que tu aies tout le loisir de le regretter.
Jonathan ne répond rien. Déjà parce qu’il ne veut pas qu’Elios devine combien sa promesse l’inquiète, mais surtout parce que la peur paralyse sa langue.
La vitre teintée remonte et l’Alpha disparaît de sa vue. Franck le relâche, mais pas avant de l’avoir gratifié d’un dernier coup de son canon. Puis il ouvre la portière avant et prend place sur le siège passager, tandis que les elfes noirs se dispersent pour regagner leur propre véhicule.
Tout en se massant les côtes, Jonathan s’empresse de poursuivre sa route – espérant mettre le plus de distance entre lui et ce quartier avant l’arrivée de la cavalerie.
Sur ce coup, il a eu de la chance, beaucoup de chance, même. S’il n’avait pas eu la jugeote d’évoquer Elyza, il devine que les choses auraient pu très mal finir pour lui.
Seulement, il ne lui reste à présent plus d’autre choix que de devoir faire ses preuves auprès de la jeune femme, afin de lui prouver que tout lycanthrope qu’il est, il n’en demeure pas moins digne de confiance. Dans le cas contraire, la prochaine fois qu’Elios lui mettra la main au collet, on le retrouvera quelque part, la peau tuméfiée de coups et le corps criblé de balles en argent.
Comme précédemment je trouve que tes descriptions de scènes sont très parlantes. Du coup, c'est facile d'imaginer et de suivre l'histoire. J'hésite entre une scène de film français noir des années 50-60 et la BD type Blacksad, voire même Roger Rabbit. Evidemment l'univers n'est pas le même puisqu'on est là avec des vampires et des lycanthropes. Mais quand même. il y a du policier ... alors.
En avant pour la suite !