Chapitre 2 : François Gilain

À la fin de la semaine, lorsqu’on sonna à la porte, Marlène n’était pas sur sa console. Elle effectuait des recherches sur la magie, n’apprenant presque rien sur Internet.

Marlène sortit de sa chambre pour voir Henriette, au rez-de-chaussée, laisser entrer un homme grand, le teint hâlé, glabre, habillé d'un costume marron mais sans cravate. La quarantaine, il marchait avec assurance et conviction.

Didier et Henriette s'assirent sur le canapé. Marlène investit le fauteuil laissant seulement disponible pour l'invité un tabouret. Il ne sembla pas y prêter le moindre intérêt.

- Bonjour, monsieur Norris, madame Norris, Marlène, dit l'homme alors que chacun répondait d'un hochement de tête. Je suis maître François Gilain. Je suis le directeur de l'école de magie du Mistral. Sachez que votre maison est actuellement protégée. Nous pouvons parler librement.

Il fit une petite pause puis reprit :

- Tout d’abord, je suis très heureux que vous ayez choisi mon école et je ferai tout mon possible pour offrir à votre fille les meilleurs enseignements.

- Nous n’avons pas encore signé les documents, précisa Henriette, un peu gênée.

- Je sais, dit le directeur. C’est la raison de ma présence ici. Vous avez des questions et je suis là pour y répondre. Je vous écoute.

- Nous ne comprenons pas les tarifs mentionnés, indiqua Didier en désignant une page du courrier reçu la veille dans la boîte aux lettres.

Ils avaient tout lu en détails. La papa de Marlène ne voulait rien laisser au hasard. Il tenait à la sécurité de sa fille, tant présente que future et l’imaginer endettée à vie ne lui plaisait guère. Faire voler des objets dans les airs n’était pas une promesse de bonheur. La magie, soit, mais il ne considérait pas cela comme une fin en soi.

- Les tarifs de mon école sont variables d’un étudiant à l’autre, indiqua maître Gilain. Je m’adapte aux situations personnelles de chacun de manière à ne laisser personne sur le bord de la route. Vous n’êtes pas en mesure d’assurer le paiement de l’école, n’est-ce pas ?

Didier et Henriette hochèrent piteusement la tête.

- Le contrat stipule donc qu’aucun montant ne saurait vous être réclamé, continua le directeur. Seule Marlène effectuera le remboursement et il est précisé qu’il sera à réaliser en um et pas de manière fiduciaire.

- Nous ne comprenons pas, annonça Didier et Marlène sentit qu’il n’allait pas tarder à s’énerver.

- um signifie Unité Magique. C’est l’unité de base permettant de mesurer la quantité de magie possédée par un magicien. Ce paragraphe indique qu’une fois ses études terminées, Marlène devra payer les frais occasionnés pendant les dites études en um.

Les Norris restèrent muets, clignant des yeux d’incompréhension.

- Je ne pourrai jamais vous prendre votre maison, vos meubles ou demander une retenue sur salaire pour être payé, compléta le directeur. De même que je ne pourrai jamais prendre l’argent que gagnera Marlène en travaillant. C’est une protection pour vous comme pour elle.

Didier plissa les yeux puis demanda :

- Marlène vous remboursera en magie pure ?

- C’est ça, dit maître Gilain.

- Vous en ferez quoi ? demanda Henriette, ne sachant si sa question était stupide ou pas.

Marlène fut heureuse que sa mère ait posé la question.

- Je suis magicien, rappela maître Gilain. Je sais manipuler la magie donc, tout ce que je veux.

- Nous n’avons trouvé le montant total nulle part, annonça Didier en secouant les feuilles de papier.

- Mon école fonctionne d’une manière particulière, indiqua maître Gilain. Il n’y a pas de cursus prévu, d’emploi du temps, de dates d’examen ni même de classe. Mes élèves sont libres de faire ce qu’ils veulent, quand ils veulent. Ils étudient à leur rythme et selon leur volonté.

Marlène sourit. Cela lui mettait l’eau à la bouche.

- S’ils sont comme Marlène, ils doivent sacrément glander, cracha Didier et Marlène rougit de honte.

Elle ne pouvait cependant pas nier que son père n’avait pas tout à fait tort.

- À 1 kum la journée, ils bossent, leurs parents s’en assurent.

- Quoi ? s’exclama Didier tandis qu’Henriette et Marlène fronçaient les sourcils.

- Mon école se paye à la journée, indiqua maître Gilain. 1 kum par jour.

- C’est beaucoup, 1 kum ? demanda Didier et il était clair que cette conversation l’énervait prodigieusement.

Le directeur faisait-il exprès de parler en utilisant des termes incompréhensibles ? Marlène se posa un instant la question avant de conclure que non, ce n’était pas volontaire. Il était simplement magicien. Il discourait avec les termes propres à son monde, un univers qu’elle allait bientôt rejoindre. Elle aussi parlerait sûrement comme ça dans quelques mois.

Elle soupira. Voilà qui l’éloignerait de ses parents. Elle sentit une grosse tristesse s’emparer d’elle. Elle ne désirait pas être magicienne. Après avoir eu la semaine pour y réfléchir, elle ne voulait pas non plus repousser ce potentiel. Perdue entre deux, elle écouta le directeur de sa future école tenter d’expliquer simplement les problèmes d’argent à son père dont le visage se crispait un peu plus à chaque mot prononcé.

- Vous avez dit que votre école pratiquait des tarifs adaptés à chaque élève, le contra Henriette.

- Je vous ai donné une moyenne, précisa le directeur. À cause de mes tarifs, la plupart des élèves ne peuvent pas rester au-delà de Noël.

- Ils ne restent que quatre mois dans votre école ? s’étouffa Didier.

- Et en ressortent tout à fait capable de maîtriser leurs pouvoirs, assura maître Gilain.

Marlène sourit. Quatre mois seulement loin de ses parents. Ça, c’était une excellente nouvelle.

- D’autres, plus doués, poursuivent, indiqua maître Gilain, et restent une année entière.

Marlène se rembrunit. Cela commençait à faire long.

- Les études les plus longues, réservées à la crème de la crème, durent plusieurs années.

Marlène comprit que sa nature de néomage l’obligerait à de longues études.

- Les écoles de magie publiques proposent toutes des cursus en quatre ans, annonça Henriette, surprise.

Ses parents avaient, eux aussi, fait des recherches, comprit Marlène. Cela la rassura.

- Parce qu’elles proposent également des cours classiques de maths, français, histoire ou anglais. Ce n’est pas mon cas. Au Mistral, on étudie la magie et c’est tout. Les élèves ressortent avec tout ce dont ils ont besoin pour leur vie de magicien et retrouvent un collège classique où passer leur brevet et leur bac.

- C’est cher, 1 kum ? insista Didier, mécontent de n’avoir toujours pas obtenu sa réponse.

- 1 kum, c’est 1000 um. Vous pouvez considérer, si c’est plus simple pour vous, qu’un um vaut un euro.

- 1000 euros par jour ? s’étrangla Didier. Qui peut se payer ça ?

- Mon école est au complet chaque année, assura maître Gilain.

- Nous vous devrons 360 000 euros ?

Marlène frémit au nombre sacrément élevé. Pourtant, maître Gilain soupira puis les détrompa :

- Vous n’avez pas compris. Écoutez-moi bien : Marlène est une néomage. Elle ne restera pas un an au Mistral mais au moins trois, peut-être quatre, ça dépendra d’elle. Ensuite, continua-t-il, empêchant ainsi Didier de parler, chaque année, l’école est fermée durant quatre semaines, deux à Noël et deux en juillet, jours non payables évidemment, sauf que le tarif de 1 kum par jour ne comprend pas les extra : sorties scolaires ou téléportation. Il y a fort à parier que Marlène choisira souvent ces options et augmentera donc le tarif.

- Comment ça ?

- Nous proposons par exemple une visite du temple de Karnak. Cette sortie coûte 5 kum.

- 5000 euros pour aller regarder un temple ! s’étrangla Didier. Ben ma fille, tu vas t’en passer !

- Sauf que vous n’avez pas votre mot à dire, monsieur Norris, cingla maître Gilain.

La précision jeta un blanc. Le silence fut total. Didier n’en revenait pas de la réplique acerbe du directeur.

- Il faut que vous compreniez. C’est important, essentiel même. La magie est une chose intime, personnelle et précieuse. Nul n’a le droit de prendre la magie de quelqu’un. C’est interdit. Le vol est sévèrement puni, très sévèrement. Pour trouver un néomage, les recruteurs retirent la magie présente dans les adolescents de quatorze ans et regardent si la magie remonte. Une fois cela fait, ils rendent la magie à son propriétaire – magicien ou pas, remarquez bien – parce que ça serait un crime de…

- S’il y a de la magie dans un être humain, il est forcément magicien, répliqua Didier.

- Non, répondit maître Gilain avant de secouer la tête. Il y a de la magie dans tous les êtres vivants, plantes, animaux, champignons.

Le mot utilisé fit sourire les Norris qui l’utilisaient à la place de néomage depuis une semaine.

- Je crois comprendre ce qui vous bloque. L’un de vous saurait-il me dire ce qu’est un magicien ?

- Quelqu'un capable de manipuler la magie ? tenta Marlène.

- Absolument pas, la contra le directeur. Tu es magicienne. Sais-tu manipuler la magie ?

- Justement, je ne suis pas encore une magicienne…

- Bien sûr que si ! Tu l'es depuis ta naissance. Un magicien, c'est un être vivant capable de créer de la magie. Normalement, un être vivant naît avec une certaine quantité de magie. Celle-ci ne changera jamais et si on la lui enlève, il restera vide. Rien ne se passera. Au contraire, les magiciens sont capables de créer de la magie. Cela ne veut pas dire qu’ils en ont plus que les autres mais juste qu’ils en créent.

- Marlène crée de la magie, comprit Henriette. Et vous aussi ?

- Mais Marlène plus que vous parce qu’elle est néomage ? supposa Didier.

Le directeur rit à la blague puis s’excusa d’un geste avant de répliquer :

- Marlène ne crée qu’une quantité infime de magie. Le but de mon école est justement de lui permettre d’améliorer cela. Un jour, je l’espère pour elle, elle saura en créer plus que moi. Pour le moment, fort heureusement pour moi, je la dépasse, et de beaucoup.

- Combien en créez-vous par jour ? demanda Didier.

- Cette question est déplacée, annonça le directeur. C’est comme demander l’âge d’une femme. Ça ne se fait pas. La magie est une chose intime qui ne se partage pas.

- Mais vous savez que Marlène n’en crée presque pas, le contra Didier.

- Pour aider Marlène, ses professeurs auront besoin de savoir où elle en est mais une fois sortie de l’école, ses réserves ne seront connues que d’elle seule.

- Donnez-nous un ordre d’idée, s’il vous plaît, demanda Henriette. Combien Marlène crée-t-elle de magie actuellement ?

- Cette question est déplacée, répéta le directeur.

- Je suis d’accord pour que mes parents le sachent, indiqua Marlène. La maison est sécurisée alors personne d’autre que nous n’entendra, de toute façon !

- Je ne suis pas spécialiste d’aussi petites quantités. Je dirais un millionième d’um, finit par cracher le directeur.

- Un millième de… chuchota Marlène.

- Millionième, la corrigea le directeur. Tu n’as jamais côtoyé la magie. C’est normal. Ne t’inquiète pas, tu vas vite progresser.

- Et si ça n’était pas le cas ? demanda Didier. Et si Marlène ne devenait jamais cette grande magicienne que vous voyez dans vos rêves ?

- Elle me paierait avec le peu qu’elle produit, quitte à y passer toute sa vie.

- Et si sa vie n’y suffit pas ? insista Didier.

Le directeur haussa les épaules.

- Vous vous en fichez de perdre de l’argent ? gronda Didier.

- De l’argent, j’en ai. Je peux me permettre de prendre des risques et je suis certain que ce n’est pas le cas ici. Marlène sera une excellente magicienne. Je n’en doute absolument pas.

- Donc vous me laisserez aller voir un temple avant même d’être certain de pouvoir être remboursé ?

- Oui, Marlène, dit maître Gilain.

- Tu as entendu le prix ? s’exclama Didier. Tu n’iras pas !

- La magie de Marlène lui est personnelle, répéta François Gilain. Nul ne saurait le lui prendre. Pas même ses parents. C’est une sécurité, pour protéger les enfants. Marlène payera avec sa magie. Elle en dispose comme elle le souhaite.

- Elle n’est pas majeure, la contra Didier tandis qu’Henriette observait le combat de coqs avec angoisse.

- Elle le sera au moment du paiement.

- Si sa magie est personnelle, comment la lui prendrez-vous pour vous faire rembourser ?

- Je ne la lui prendrai pas. Elle me la donnera. C’est un crime odieux que de voler la magie de quelqu’un.

- Et si elle refuse de vous la donner ?

- Dans ce cas, elle serait jugée par un tribunal, comme dans n’importe quelle affaire d’impayé ! s’exclama le directeur. Pourquoi voulez-vous qu’il en soit autrement ? Et pourquoi Marlène refuserait-elle de me payer ? Mes équipes vont lui apporter la puissance, la gloire et l’immortalité ! Elle me paiera en remerciement, je n’en doute pas.

Marlène en frémit. Elle ne se sentait pas du tout à la hauteur. Cela faisait peser un sacré poids sur ses épaules.

- Les bourreaux pourront-ils lui prendre sa magie de force pour vous rembourser ? insista encore Didier.

- Non, appuya le directeur. Ils la mettront en prison.

- Avec une amende, je suppose ?

- De l’argent fiduciaire, vous voulez dire ? Non. Le contrat l’exclut, rappela le directeur en désignant les feuilles à moitié froissées dans la main de monsieur Norris.

- Vous prenez un risque en me prenant dans votre école, murmura Marlène, celui que je ne puisse jamais rembourser vos frais.

- Soyons d’accord, Marlène, je ne suis pas une œuvre caritative. Entendons-nous : j’adore ce que je fais. J’aime montrer sa voie à chacun et permettre à tous de s’épanouir pleinement mais je le fais aussi pour être riche. Une journée à l’école ne me coûte pas 1 kum par élève. La différence va directement dans ma poche.

Marlène ouvrit de grands yeux à cette réponse d’une transparence totale.

- Que faites-vous de la magie en sus ? demanda Didier.

- Je me soigne, indiqua maître Gilain.

- Vous êtes malade ? s’inquiéta Henriette.

- Non, madame Norris, je suis un être humain. Je meurs d’une seconde à chaque seconde qui passe. La magie me redonne cette énergie perdue.

- Vous êtes immortel, comprit Didier. Quel âge avez-vous ?

- Quatre cent douze ans, indiqua le directeur.

Les Norris restèrent un instant interdits face à cette réponse.

- Vous êtes un grand magicien ! s’inclina Didier.

- Pas du tout, répliqua le directeur. Marlène sera une grande magicienne. Moi, je suis plutôt pitoyable. En revanche, je suis riche.

- Qu’est-ce que l’argent a à voir là-dedans ? s’étonna Didier.

- Avec de l’argent, on peut accéder à des soins de meilleurs qualités, vous l’ignoriez ? ironisa le directeur qui continua sans laisser un membre de la famille répondre. La qualité d’un magicien se mesure à la quantité de magie qu’il crée. Moi, je n’en crée que très peu. Je ne pourrais même pas me payer ma propre école.

Moins d’un kum par jour donc.

- En revanche, je sais la manipuler. Je puise dans les stocks de l’école et je me soigne, termina le directeur.

- Votre vie dépend donc des revenus de votre école, comprit Marlène. Vous prenez un risque en m’acceptant. Je vais utiliser les réserves de l’école sans que vous n’ayez l’assurance d’un remboursement futur.

- J’ai confiance. Tu deviendras une magicienne exceptionnelle.

Cet homme mettait littéralement sa vie entre ses mains. Marlène n’en revenait pas.

- Nous n’avons trouvé nulle part dans le document les modalités de remboursement, indiqua Didier qui prenait bien soin de sa fille.

- Ni vous ni Marlène ne connaissez quoi que ce soit au monde de la magie. Si j’énonçais les modalités, vous ne seriez pas en mesure de les comprendre, ce qui est illégal. La façon dont Marlène me remboursera sera discuté à sa sortie de l’école.

Didier sembla rassuré.

- J’ai peur… de ne pas être ce que vous pensez que je suis, bafouilla Marlène.

- Je n’ai aucun doute, assura le directeur.

Marlène sentit une boule se former dans son ventre. Elle n’y croyait pas une seule seconde.

- Tu signes ton inscription, Marlène ? proposa le directeur en prenant les documents de la main de Didier pour les remettre à la néomage.

Le directeur récupéra les documents dès que Marlène les eut signés.

- Nous nous reverrons à la rentrée, Marlène. Prends soin de toi. Monsieur Norris, Madame Norris.

Le directeur sortit par la porte qu’il referma derrière lui. Didier se tourna vers sa fille. Marlène se tordait les doigts et gigotait dans son fauteuil.

- Comment peut-elle signer elle-même ces documents alors qu’elle n’est pas majeure ? C’est légal ? gronda Didier.

- Peu importe, répliqua Henriette. C’était le mieux à faire de toute façon.

Marlène se sentit mal. Elle ne voulait pas partir.

- Tu as raison, accepta Didier. J’ai peur pour toi, Marlène. J’espère que tu n’as pas fait une bêtise.

- Le monsieur de la CIM nous a conseillé cette école et puis moi, je l’ai trouvé très bien ce directeur, très honnête et à l’écoute.

- Il donne un peu trop de liberté et de droits à ses élèves, ronchonna Didier. Ce ne sont que des enfants.

Marlène grimaça. Elle aimait bien le principe, elle.

- Marlène ! Tu te rends compte que chaque jour que tu passeras là-bas te coûtera 1000 euros ! Plus question de glander !

Marlène baissa les yeux puis se leva avant de rejoindre sa chambre. Très affectée nerveusement, elle pleura.

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