Chapitre 2 : Maudit dandy

Par Rouky

J’avais donné mon accord pour que Red Sharp soit hébergé chez nous le temps que l’affaire du Vicaire soit réglée, mais je n’en éprouvais aucun plaisir pour autant. Il était là depuis une semaine, et je ne lui avais pas offert une seule parole.

Par chance, Alva Blom avait décidé de ne pas résider ici. C’était déjà ça de gagner. Elle était repartie on ne sait où, mais avait juré de revenir nous voir au plus vite, afin de reprendre en main l’enquête de “La Pieuvre”.

Léon, complice du Vicaire, était encore à l’hôpital, du moins pour la matinée. Ce midi, enfin, il allait être emmené dans le bureau de Jacques Barnet. Nous devions retrouver le commissaire à ce moment-là.

Mais nous devions d’abord accueillir Albin Nozière, le jeune homme illégalement incarcéré. Il ne devait pas tarder à arriver, accompagné d’un policier. Décidément, cette journée s’apprêtait à être longue...

Je trouvais donc Red Sharp à moitié endormi, le nez au dessus de sa tasse, les yeux mi-clos. Ses cheveux étaient ébouriffés, et sa tenue froissée. Moi qui l’avais connu toujours si propre et attentionné de sa personne, je m’étonnais de le voir ainsi négligé.

- Red ? Appelai-je.

Il sursauta en levant sur moi ses yeux sombres et cernés.

- Quoi ? dit-il brusquement.

- Est-ce que... tout va bien ?

- Ah. Oui, oui, je vais bien. Je n’ai juste pas très bien dormi, c’est tout...

Depuis que Gallant m’avait rapporté sa rencontre avec Sharp, et le fait que Jehan Saint-Cyr voulait le faire décapiter, j’éprouvais une sorte de ... compassion, à l’égard de mon rival.

- Tu as réussi à écrire à ta famille ? osai-je lui demander.

Il me fusilla du regard, sans raison apparente. Je m’attendais à ce qu’il se terre dans le silence mais, à ma surprise, il secoua lentement la tête en me répondant :

- Non. Enfin, oui. J’ai été posté une lettre. Ils n’ont toujours pas répondu. Mais je ne cesse de me dire que Saint-Cyr les a peut-être déjà...

Sa voix flancha, et il se concentra à nouveau sur sa tasse de café. Je ressentis un pincement au cœur face à sa détresse. Il ne ressemblait plus au jeune homme arrogant que j’avais connu autrefois. Aujourd’hui, il ressemblait plus à une bête traquée, craignant pour sa vie et celles de ses proches.

Je m’assis en face de lui, me servit du café, et observais la baie vitrée qui rendait la cuisine si lumineuse. Des tulipes, des coquelicots, des hortensia... Le jardin, entretenu par un vieil homme que mon père payait grassement, rayonnait de mille couleurs. Malgré cet arc-en-ciel pittoresque, un nuage sombre planait sur cette maison.

- Euh... commença Sharp.

Je tournai mon regard vers lui. Il avait toujours les yeux rivés sur sa tasse, mais il s’éclaircit la voix pour me parler.

- Je voulais juste te dire que... j’apprécie que ton ami et toi vous me laissiez rester chez vous.

- Honnêtement, Red, dis-je d’une voix grave, je ne voulais pas de toi ici. Gallant m’a convaincu mais, en ce qui me concerne, je ne peux pas oublier toutes les horreurs que tu m’as fais subir par le passé. Et je ne t’ai jamais pardonné. Je compatis pour ta famille et pour toi, et je t’aiderai du mieux que je peux. Mais n’oublie pas que c’est toi qui est allé te mettre dans ce pétrin. Tu aurais pu rester un policier intègre, éviter cette organisation criminelle et rester dans le droit chemin. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.

Peut-être fus-je un peu trop dur, car il releva sur moi un regard noir qui me fit frissonner.

- Tu penses que c’est aussi facile ? Cracha-t-il. Je suis le méchant de l’histoire pour toi, hein ? Pauvre méchant Red qui t’a traumatisé alors que t’étais gosse, et qui s’est jeté volontairement dans la gueule du loup. Tu te trompes, Thomas. Oui, j’admets avoir fait des erreurs dans ma jeunesse. J’étais jaloux de toi, de ta famille aimante, de ta richesse, de ta réputation. Tu avais tout, et moi rien. Alors oui je m’excuse de t’avoir aussi mal traité, mais je ne m’excuserai pas d’avoir rejoint l’organisation de Saint-Cyr. Ma famille avait désespérément besoin d’argent, et on m’a promis richesse et sérénité en rejoignant les rangs du patron. Alors quoi, tu vas me blâmer d’avoir voulu sauver ma famille d’une pauvreté extrême ?

- Je dis juste que tu aurais pu faire autrement, m’empourprai-je.

- Comme c’est facile à dire pour toi ! S’écria Red en se levant.

Craignant une altercation physique, je me levai à mon tour. Red resta en bout de table, mais sa fureur se lisait clairement sur son visage.

- Tu n’as jamais manqué de rien ! Me réprimanda-t-il. Gosse de riche insolent, tu ne sais pas ce que c’est que la pauvreté, la faim, un père alcoolique, une mère qui doit se prostituer pour ramener des miettes de pain. Tu ne sais pas ce que c’est de pleurer chaque nuit en silence, pour ne pas effrayer ta petite-sœur. De ne pas savoir si ton père viendra dans ta chambre pour te battre, ou s’il s’en prendra plutôt à ta mère. Alors ne viens surtout pas me parler des mauvais choix que j’ai pu faire, maudit dandy, parce que toi et moi ne vivons pas dans le même monde. Tu es sur un petit nuage, et tu viens faire la morale à ceux qui se noient sous la pluie ?!

Je restai hébété, ne sachant quoi dire. Je ne savais même pas quoi penser...

- Red, dis-je, je ne savais pas que-

Je fus interrompu par l’arrivée de Gallant qui dévala les escaliers. Des piles de dossier sous le bras, il avait le teint plus lumineux qu’à son réveil. Il nous offrit un large sourire, avant de froncer les sourcils en nous voyant debout.

- Tout va bien ? demanda-t-il.

- Oui, oui, grogna Red en se rasseyant. On veut juste me faire décapiter, alors comment je vais, à ton avis ?

- Ne t’en fais pas, l’ami, nous t’empêcherons de finir comme notre bon vieux Louis XVI.

Ne saisissant pas la référence, Sharp se contenta de plisser les yeux sans répondre. Gallant prit place entre nous deux, et dispersa ses papiers sur la table. Je me rassis à mon tour, encore chamboulé par les propos de Red.

- J’ai tenté de réunir toutes les informations en notre possession, déclama le détective. Nous allons donc procéder à un exposé sommaire. Red, toi qui trempe aussi près du crime, n’hésite pas à me reprendre si je dis une quelconque bêtise. Profitons qu’Alva ne soit pas parmi nous pour établir un plan d’attaque.

Red Sharp lui offrit son éternel regard noir, mais ne dit rien.

- Nous avons donc quatre hommes, commença Gallant. Saint-Cyr en Angleterre, De Guise en France, Falk en Suède, et Salvatelli en Italie. Chacun d’eux s’est spécialisé dans une branche criminelle différente : les assassinats, le recel, l’exploitation illégale, et le trafic humain. Le Vicaire travaille pour Saint-Cyr, alors-

- Première erreur, l’interrompit Sharp. Le Vicaire ne travaille pas pour Saint-Cyr. A l’origine, il était employé par Salvatelli. Mais ce dernier a... “offert” son soldat le plus précieux à Saint-Cyr, en gage de bonne volonté. Apparemment, le Vicaire a vécu cela comme une trahison. Depuis, il n’a eu de cesse de désobéir à Saint-Cyr. C’est certainement pour cela qu’il a envoyé les hommes de De Guise à la police, afin de s’opposer à Saint-Cyr. Mais, ce faisant, il s’est aussi mis De Guise à dos.

- Très bien, reprit Gallant. Donc, le Vicaire travaille pour tout le monde et personne à la fois. Et Léon Châtel travaille pour le Vicaire. Au dessus du Vicaire, nous avons l’Evêque. Que sais-tu à propos de lui ?

Sharp haussa les épaules.

- Je ne suis pas sûr. Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer l’Evêque. Tout ce que je sais, c’est qu’il agit comme une sorte de médiateur. C’est lui qui a fait entrer en contact le Vicaire et l’homme de main de Saint-Cyr, à Paris, pour effectuer l’échange. A part cela, j’ignore tout de lui.

- Et le Cardinal, alors ?

- C’est le trésorier, en quelque sorte.

- De Saint-Cyr ?

- De tout le monde. Le Cardinal, il contrôle le fond commun de l’organisation. C’est lui qui gère toutes les transactions entre les différentes branches, qui récupère le butin et qui le redistribue équitablement.

- Je vois.

- Le duc Falk, intervins-je, a annoncé qu’il faudrait faire tomber au moins dix personnes pour arrêter leur organisation. Pour le moment, nous avons sept personnes sur qui nous nous concentrons : Saint-Cyr, De Guise, Falk, Salvatelli, le Vicaire, l’Evêque et le Cardinal. Red, as-tu une idée de qui pourrait être les trois derniers individus ?

- Non, je n’en ai pas la moindre idée.

- Solomon Chevallier, par hasard ? questionna Gallant.

- Lui ? s’amusa Sharp. Chevallier et moi ne sommes que de simples soldats au bas de la pyramide. Notre perte ne causerait absolument aucun dommage à nos employeurs.

- Tu connais donc bien Chevallier ? Que peux-tu nous dire sur lui ?

- C’est une petite frappe, rien de plus. Un chien fidèle à De Guise. Il n’est pas dangereux, loin de là.

- Il a pourtant assassiné un vieil homme de sang-froid, gronda Gallant.

- Croyez-moi, ce n’est rien en comparaison de ce que des personnes mieux placées dans l’organisation sont capables de faire.

- Bon, soupira Gallant. Au sommet de la chaîne alimentaire, nous avons un comte Français, un magnat Anglais, un duc Suédois, et un baron Italien. En dessous d’eux, nous avons un Cardinal, un Evêque et un Vicaire travaillant apparemment à leur propre compte, mais tous reliés entre eux. Red, tu travaillais pour Saint-Cyr. Alva Blom pour Falk, Solomon Chevallier pour Ambroise De Guise, et Léon pour le Vicaire, qui agissait auparavant pour Salvatelli. Pour le moment, il nous faut attraper le Vicaire. Le duc Falk étant notre allié, il pourrait nous aider.

- Le duc ? S’étrangla Sharp. Le duc, je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, et jamais plus je ne voudrais avoir à l’affronter !

- Pourquoi ? Questionnai-je.

Le regard effrayé de l’inspecteur me fit froid dans le dos.

- Parce que, répondit-il simplement. J’en ai assez d’être le souffre-douleur des plus puissants. Ces gens là en veulent toujours plus, et c’est ceux d’en bas qui doivent en payer les conséquences. Le Duc est un homme ignoble.

- Je comprends, dit Gallant. Nous devons donc parvenir à communiquer avec le Vicaire, afin de lui montrer que nous sommes en possession de son fidèle allié Léon, et de la Mésange d’Ambre.

- Comment faire ? Demandai-je. Le Duc a parlé de Naples, mais je trouve cela bien dangereux. Se jeter dans les bras de Salvatelli, sans certitude d’y trouver le Vicaire...

- Nous n’avons pas vraiment le choix, répliqua Gallant. Nos ennemis se trouvent là-bas, nous devons y aller. Nous savons qu’ils y sont, mais eux ignorent que nous arrivons. Cela nous laisse un avantage de surprise considérable.

Je m’apprêtais à répliquer, quand quelqu’un toqua à la porte.

Ne voulant pas laisser les domestiques accueillir notre invité, je me précipitais vers l’entrée, suivit de Gallant.

Sharp nous imita, plus poussé par la curiosité que par la bienveillance.

J’ouvris la porte, et aperçu sur le seuil un agent de police au crâne dégarni, au visage sévère. Derrière lui, tête baissée et mains croisées dans le dos, Albin Nozière patientait, grelottant. La température étant plutôt clémente, je mettais ces tremblements sur le compte de sa nervosité.

- Je vous le laisse, grommela simplement l’officier. Il n’avait aucun bagage, aucune affaire. Puisqu’il est majeur, vous n’avez absolument rien à signer. Nous ne pouvons compter que sur votre bonne volonté pour ne pas le renvoyer dans la rue. Sur ce, messieurs, passez une bonne journée.

Il inclina la tête, puis tourna les talons. Albin s’effaça pour le laisser passer. L’officier s’éloignant, je pu reporter mon attention sur l’adolescent. Il avait repris des couleurs, depuis la prison, et n’avait plus la maigreur squelettique dont il avait été victime.

Il était habillé d’une chemise et d’un pantalon en flanelle, et ses cheveux blonds étaient brossés maladroitement, visiblement à la hâte. Ses yeux gris restaient vissés au sol, n’osant pas nous regarder.

- Entre, je t’en prie, dis-je en m’écartant à l’intérieur.

Le jeune Albin pénétra dans la maison.

Red Sharp le dévisageait sans comprendre. Gallant se planta devant le jeune homme, et lui parla d’une voix calme.

- Albin, dit-il, comment vas-tu ?

Albin Nozière releva la tête, et ses pupilles affolées ne parvinrent pas à s’accrocher au regard de Gallant. Il baissa à nouveau la tête. Le traumatisme qu’il avait subi en prison, toute cette violence à un si jeune âge, c’était évident qu’il en garderait des séquelles.

- Nous devons nous rendre quelque part, reprit Gallant. Mais Georges, le majordome, va te présenter les lieux, et te montrer ta chambre. Si cela te convient, lorsque nous reviendrons, nous irons en ville pour t’acheter de nouvelles affaires. Une virée entre hommes dans les belles rues de Paris, ça te tente ?

Albin hocha lentement la tête, plus par bienséance que par réelle envie, à mon humble avis.

Je mis ma main sur l’épaule de Gallant, sous-entendant qu’il était temps pour nous de partir. Nous confiâmes Albin à Georges, qui jura de bien s’en occuper, et montâmes dans un fiacre, indiquant à notre chauffeur de se rendre au commissariat.

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