Chapitre 2 - P1

Lorsque Aurore quitta la bâtisse dauphinoise dans laquelle elle vivait depuis maintenant près de vingt ans, des nuages teintés de rose la saluèrent, comme pour l’inciter à profiter de cette aube naissante. Ses tracas se reflétaient mal dans le ciel, mais cela ne l’empêcha pas d’admirer son éclatante beauté, ni d’inspirer à plein poumon l’air tiède suggérant l’arrivée de la belle saison.

Elle rejoignit le bord de la route principale en une poignée de minutes puis entreprit de remonter le trottoir fraichement goudronné, celui-ci contrastant avec les trous sur la chaussée qui épuisaient les amortisseurs des véhicules n’ayant d’autre choix que d’emprunter ce chemin manquant d’entretien.

Tandis qu’elle marchait à grandes enjambées, elle ressentit encore cette présence puissante et menaçante qui lui rappelait son passé. Elle accéléra donc, dans l’espoir de la semer ou, au moins, d’atteindre la maison d’Ophélie avant que la présence ne la rattrape. Aurore ignorait tout de ses intentions mais ne supposait pas qu’elles soient diplomatiques. Chez son amie, elle ne pensait pas qu’elle ose faire quoi que ce soit. Aucun ennemi sensé ne s'attaquerait à deux Sentinelles mais, après tout, rien ne lui disait qu'elle avait à faire à un ennemi sensé.

Aurore devait par conséquent faire preuve d’une prudence absolue.

Ophélie résidait non loin de chez elle. Le parcours n’étant pas  vallonné, mais au contraire plat comme le dessus d’une table, il ne lui fallut qu’un quart d'heure à vive allure pour rejoindre celle à qui elle demanderait conseil.

Lorsqu’elle eut atteint son objectif, elle ne s’embêta pas à frapper à la porte. Cela faisait bien longtemps qu’Aurore disposait à sa guise d’un double de la clé de la maison d'Ophélie. Après tant d'années à se cotoyer et affronter tous les dangers ensemble, il n'y avait là pas grand chose d'étonnant. Elle jouit pleinement de ce privilège tandis que l’angoisse s’emparait d’elle, repoussant toutes ses vaines tentatives de lutte.

Même si elle ne s’attendait pas à la visite d’Aurore ce matin là, Ophélie se montra très réactive. Elle ne connaissait qu’une seule personne à qui elle avait confiée une copie de ses clés. Entendre la porte d’entrée se déverouiller ne pouvait donc signifier que l’arrivée d’une personne. Quant à sa venue à l’improviste, elle ne présageait probablement rien de bon. Aurore avait pour habitude de prévenir avant de venir, c'était une personne plutôt du genre organisé, pas quelqu'un qui s'imposait sans avertir au préalable.

Ophélie était d'ailleurs à mille lieux d’imaginer ce qui alarmait tant son amie.

« Il m’a retrouvé ! Je ne sais pas comment Ophélie, je te jure que j’ai respecté toutes les précautions que l’on avait convenues. Ça fait des jours que je ne sors plus tranquille. Je sens l’aura d’un Maître à mes trousses, et ça me rend folle ! Je ne sais plus quoi faire !

— Attends Aurore, calme-toi. Ce que tu dis n’a pas de sens. Quel Maître pourrait être au courant de ta présence ici déjà ? Et comment aurait-il fait pour arriver jusqu'ici ? Tu sais bien qu'ils n'existent que peu de moyens pour passer d'un monde à l'autre et ce sont des secrets bien gardés. Il ne connaît même pas ce monde et n’a pas non plus de serviteur suffisamment puissant pour émuler le pouvoir d’un Maître.

— Mais je le sens Ophélie ! Je sens que quelque chose de dangereux me suit. Crois-tu que je perds l'esprit ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit…

— Alors pourquoi ne me crois-tu pas ? Je me connais. Je sais que mes sens ne se laisseraient pas duper. Ce doit être un Maître, ou alors…

— Ou alors ?

— Non, écoute… je ne vois pas qui d’autre que lui pourrait souhaiter m’assassiner. Pourtant…

— Aurore, tu te fais des idées, c’est sûr. Tu ne représentes pas de menace pour lui aujourd’hui. L’existence de Nathan lui est inconnue, d’ailleurs. Il ne savait pas que tu portais un enfant lorsqu'il t'a condamné au supplice du portail et, quand bien même il l'aurait su, il ne pourrait pas savoir que tu y as survécu. Personne ne sait avec exactitude en Isoria où mène les Murs Portails. À ma connaissance, tout le monde pense que celui du palais équivaut à la peine capitale. Comment pourrait-il en être autrement ? Les rares à en avoir traversés ne sont jamais revenus décrire leur expérience... Pour moi, c’est la seule chose, à la rigueur, qui pourrait le décider à envoyer un tueur. Et si c’était vrai, comment le ferait-il passer dans ce monde ?

— Nous l’envoyer n’est pas un souci. C’est surtout le faire revenir qui serait problématique… 

— Il n’est pas au courant, je te le répète. Ce n’est pas possible. Seules les Sentinelles savent que tu es ici. Tu ne deviendrais pas paranoïaque avec l’âge, par hasard ? »

Cette dernière réplique ne satisfit aucunement Aurore qui restait convaincue que quelque chose ne tournait pas rond. Connaissant bien son amie, Ophélie en lut autant dans l’expression de son visage. Même si elle savait qu’elle devrait bientôt rejoindre ses collègues, elle lui proposa de quoi boire. S’asseoir à une table, plutôt que de rester dans le hall, et discuter tout en étant confortablement installées serait certainement plus propice à la découverte d’une solution.

« Espérons que ce soit mon imagination, Ophélie. Espérons-le très fort. Écoute, je veux que tu me rendes un service.

— Je suis toujours prête à t’aider, tu le sais bien.

— Il faut que j’aille travailler. J’ai besoin que tu contactes Sophie. Il faut que je sache ce qu’il se passe avant de devenir folle.

— Aucun souci, je le ferai ! Autre chose ?

— Non, dépêche-toi seulement. Je repasserai ce soir et nous discuterons des informations que tu auras obtenues. Je le ferais moi-même mais je n'ai pas le temps de prier. J'ai des rendez-vous importants aujourd'hui et je ne voudrais pas les rater, surtout s'il s'avère plus tard que je me suis trompée. À tout à l’heure ! 

— À ce soir Aurore ! Ne te tracasse pas trop, je contacte Sophie immédiatement ! »

Aurore repartit sans attendre. Leur conversation serait, elle espérait, plus productive à son retour. Les cartes qu’elles auraient en main leur permettrait peut-être de mieux évaluer la situation.

*  *  *

Il ne fallut pas longtemps pour que Aurore se sente à nouveau traquée. Seules quelques minutes s’étaient écoulées lorsque la présence se fit plus imposante que jamais.

Elle pensait naïvement qu’elle pourrait rejoindre ses collègues, qu’ils se réuniraient comme d’habitude autour d’un café et partageraient quelques viennoiseries afin de planifier les prochaines échéances, discuter les futurs publications…

Ses projets du jour changèrent drastiquement lorsqu’elle reconnut la personne à ses trousses. Afin d’anticiper les mouvements que cette dernière faisait dans l’ombre, Aurore se mit à courir. Malgré la faible chance qu’elle avait de la semer, elle poursuivit sa course jusqu’à l’essoufflement et ne s’arrêta pas même lorsque le souffle sembla lui manquer. 

Elle comprit qu’elle ne s’échapperait pas lorsqu’elle s’écroula de fatigue. Si proche du but… Elle reconnaissait enfin le quartier où elle habitait depuis deux décennies et où son fils s’épanouissait tellement. Elle ne pouvait cependant pas aller plus loin. La maladie de l’Autre Monde la rongeait petit à petit, la vidant toujours plus de ses capacités. Elle devait à présent se ressaisir et faire face à celle qui menaçait sa vie. S’enfuir n’étant plus une option. S'il fallait en arriver là, elle mourrait dignement.

« Qu’est-ce que tu me veux, demanda Aurore avec toute l’agressivité qu’elle put rassembler.

— Toi ? Pourquoi voudrais-je avoir à faire avec toi ? Tu ne pourrais pas être plus ennuyeuse.

— ALORS QUOI, aboya Aurore à cette femme qu’elle avait toujours détestée. Pourquoi me suis-tu exactement ? Tu n'as pas mieux à faire de tes journées ?

— Tu pourrais m’inviter chez toi, tu sais, et on en discuterait comme des gens civilisés…

— Tu peux rêver ! Dis-moi ce que tu veux ou disparais !

— Oh, tant d’amertume dans ta voix. Je ne vois pas pourquoi, mais ce n’est pas grave… Je te pardonne.

— Ne te fiche pas de moi ! Dis-moi ce que tu veux et disparais !

— Eh bien eh bien, si tu insistes ma chère. Laisse-moi te poser une question alors : où est ton fils ?

— Mon… fils ? Comment sais-tu que j'ai un fils ? »

Aurore fut prise au dépourvu par l’interrogation de son ennemie. Que pouvait-elle vouloir à Nathan ? Pourquoi maintenant, après toutes ces années ?

« Je n'étais pas sûre, vois-tu, mais je me doutais. Tu as juste eu la gentillesse de me confirmer mes soupçons. Où est-il, Aurore ?

— Tu crois vraiment que je vais te le dire ? Plutôt mourir ! »

Elle savait qu’elle se condamnait en refusant de coopérer. Elle n'était clairement pas en état de combattre un Maître mais elle ne pouvait pas se résoudre à vendre la mèche. Si elle ne parlait pas, l’autre ne trouverait jamais Nathaniel à temps, trop peu familiarisée avec le nouvel environnement que représentait cet autre monde.

« Vraiment ? Tu préférerais la mort ? Ce n’est pas un problème, tu sais. ça me ferait très plaisir de te tuer, mais j’ai vraiment besoin de cette information… 

— Il faudra la soutirer à mon cadavre.

— Pfff, soupira la femme, quel gâchis. Quel perte de temps. Tu me déçois beaucoup, Aurore. Tu es tombée bien bas pour une reine. Enfin, ex-reine je veux dire. Je peux lire la peur dans tes yeux. Je peux voir ton corps s’effacer progressivement de cette réalité à laquelle il n’appartient pas. Tu es pathétique, vraiment. C'est donc vrai. La maladie de l'Autre Monde existe donc bel et bien. Mais peu importe. Je ferai ce que je dois faire, même si c’est à regret, crois-le bien. »

Joignant le geste à la parole, la femme dégaina les deux dagues qu’elle portait à sa ceinture et en lança une à Aurore, qui l’attrapa de sa main droite.

« Il ne sera pas dit que je ne t’ai pas vaincue à la loyale.

— Tu appelles ça « à la loyale » ? Comme si je pouvais égaler ta rapidité…

— Ne te dévalorise donc pas ainsi. N’es-tu donc plus une Sentinelle ? »

Lasse de ce jeu ridicule auquel se prêtait son adversaire, Aurore fondit sur la femme avec la ferme intention de lui faire ravaler son arrogance, à défaut de lui ôter la vie. Cette dernière put ainsi constater que le tempérament sanguin d’Aurore répondait toujours aussi mal à la provocation. Elle préssentait un affrontement d’une facilité affligeante. Aurore était autrefois une combattante redoutable, comme les autres Sentinelles d'ailleurs, mais c'était sans compter sans sa condition actuelle. Elle ferait tout d’abord un pas de côté pour esquiver l’assaut puis elle brandirait sa dague, prendrait un léger élan, puis abattrait sa lame en travers du corps d’Aurore.

Trois fois en trois points différents pour un succès garantis.

« C’est navrant. Tu n’es même pas capable de te défendre.

Je… ne… ne fais… pas l’étonnée.

— Je le suis pourtant. Déçue aussi. Je n’avais pas besoin de te tuer. Avoir ton sang sur les mains me chagrine réellement. Enfin… ma conscience y survivra. La déesse ne sera pas enchantée d’apprendre ce que j’ai fait mais elle ne m’en tiendra pas rigueur. Tu as attaqué la première, de toute manière…  Bon ! Je te laisse, j’ai d’autres chats à fouetter ! »

Elle ramassa la dague qu’elle avait prêtée à Aurore, sans un autre regard pour cette dernière qui gisait au sol. Elle récita ensuite une incantation ressemblant à une prière, puis elle ne fut plus là.

Aurore sentait ses forces la déserter peu à peu. Elle acceptait son sort, car elle avait déjà bien vécu. Elle aurait pourtant tellement voulu savoir pourquoi, plus de vingt ans après, l'Histoire la poursuivait encore. 

Elle aurait tellement voulu revoir son fils.

Elle pria alors, comme elle ne l’avait plus fait depuis si longtemps. Ayant pris l’habitude de communiquer avec Sophie par l’intermédiaire d’Ophélie, il fut étrange de s’adresser à elle directement. Étrange, et pourtant si réconfortant. La prière effaça le froid qui s'emparait peu à peu de ses jambes, de son ventre, de ses bras, de son corps tout entier... Tandis qu'elle contactait pour la dernière fois son amie de toujours, sa créatrice, sa prière lui réchauffa le coeur.

Sophie…

Je... Je n’en peux plus.

Aide-moi une dernière fois…

On apprécie tous un miracle de temps à autre. Aurore ne fit pas exception. L’apparition d’Ophélie lui offrit la goutte d’espoir qui la ferait tenir jusque la fin. Celle-ci s’agenouilla immédiatement près d’elle.

« Aurore ! Par Sophie, mais que s’est-il passé !? Oh non…

— Elle…

— Non. Ne dis rien. Économise tes forces. J’ai contacté Sophie comme tu me l’avais demandée. J’ai ta réponse. La sixième a trahi. Tu avais raison.
Pardonne-moi ! Je n'aurais jamais dû te laisser partir au travail, nous aurions dû contacté Sophie ensemble. Il a découvert…

— Non, Aurore l’interrompit, ce n’était pas…

— Si, il a découvert que tu étais encore en vie et que tu as eu un enfant. Ce doit être lui qui a envoyé quelqu’un pour finir le travail ! J’étais en train
d’écrire dans mon journal quand Sophie m’a urgée de te rejoindre. Tu as utilisé ton pouvoir, n’est-ce pas ? Ça faisait une éternité que je ne le ressentais pas.

— Ne… m’en parle… pas, le sarcasme d’Ophélie arracha une grimace à Aurore. Elle aurait ri si elle n’avait pas craint que la douleur ne l’achève. Mon fils,
balbutia-t-elle, guide Nathaniel… Guide-le…

— Allons qu’est-ce que tu racontes ? Tu ne vas pas mourir de blessures aussi ridicules. Tu… »

Ophélie se tue lorsqu’elle vit la porte de la maison d’Aurore s’entrouvrir. La reine déchue mit alors un terme à l’échange et congédia sa vieille amie :

« Adieu Ophélie. J'entends Sophie qui me rappelle à elle. Montre-lui le chemin, je compte sur toi. »

La conversation se termina ainsi. Ophélie se sentit alors très seule...

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Audebert95
Posté le 22/09/2024
Me revoilà! Alors clairement ce n'est pas la même ambiance que le 1er chapitre! Celui la a une la tension est palpable et révélateur bien qu'il y a encore plus d'énigme que dans le 1er. Je ne m'attendais pas à la mort de la mère mais il est vrai que c'est un évènement déclencheur très fort. Nous nous "reverrons" au prochain chapitre.
Phil Wayne
Posté le 22/09/2024
Re !
Tu as raison, il y a une vraie tension dans ce chapitre en comparaison avec le premier qui est beaucoup plus détendue. Je suis content de savoir que tu ne t'attendais pas à la mort de la mère, ça m'aide aussi ! Mon objectif premier n'était pas forcément qu'elle soit imprévisible (même si c'est plutôt brutal puisque ça arrive dès le deuxième chapitre) mais c'est un bonus fort appréciable :)
J'espère que la suite continuera à t'intriguer. Peut-être à bientôt,
Phil.
Carl
Posté le 15/06/2024
On rentre dans le vif de l'histoire !
Ca n'est pas du tout la tournure à laquelle je m'attendais après le chapitre un mais je trouve ca très intéressant ! Il y a de la tension ! Le récit s'accélère !
Phil Wayne
Posté le 15/06/2024
La mort d'Aurore est un mal nécessaire qui, comme tu l'as si bien souligné, nous propulse dans le vif de l'histoire. C'est un premier élément perturbateur qui est, et tu l'as dit, assez inattendu. Cela vient peut-être du fait que j'ai eu beaucoup de difficultés à écrire ce chapitre. Pour te donner une idée de la difficulté que j'ai eu, celui-ci est la troisième version. Décrire la mort d'Aurore de façon convenable était vraiment dur (pour qu'elle soit suffisamment percutante, mais aussi émouvante).
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