Chapitre 3 - P1

Le visage de Nathan prit une expression de surprise lorsqu'il ouvrit la porte. Le corps d'une femme venait de s'envoler en poussière et une autre femme était agenouillée là où elle se tenait il y a seulement un instant. Cette dernière ressemblait particulièrement à une personne qui rendait parfois visite à sa mère.

« Vous ? » s’exclama-t-il lorsqu’il découvrit son visage. Je vous connais, n’est-ce pas ? Je vous ai déjà vue. J'en suis presque sûr. Vous… vous êtes une amie de ma mère, non ? »

Toujours à genoux, la femme aux cheveux blancs et à l'allure déjà plutôt agée, même si Nathan ne se serait pas amusé à deviner son âge exact, se releva progressivement. Lorsqu'elle fut sur ses pieds, elle se retourna lentement et regarda Nathan droit dans les yeux. Nathan ne savait pas quoi dire de plus. De toute évidence, une personne venait de mourir sous les yeux de cette femme. Son regard était d'une rare intensité, comme si elle était en train de le sonder. Il attendit ce qu'il lui sembla plusieurs minutes, puis elle finit par briser le silence :

« Il est temps que vous sachiez la vérité. Nous serons mieux à l'intérieur. »

Des larmes coulaient encore sur ses joues ridées. Elle avait une voix trahissant la perte d'un être cher mais son ton était sans appel. Il n'y avait pas de place pour une potentielle objection et Nathan dut la laisser rentrer. Les cours devraient attendre... et puis, il devait surtout admettre qu'il brûlait d'apprendre ce qu'il venait de se passer. Le corps des mourants ne disparaissent pas comme cela dans le monde réel et il était de toute évidence le témoin de quelque chose de paranormal.

Toute de noir vêtue, telle une personne endeuillée, elle marcha en direction du salon comme si elle connaissait l’habitation dans ses moindres recoins. Une fois assise sur le canapé, elle sécha ses yeux embués avec le revers de la manche droite de son pull. Après lui avoir amené de l'eau et s'être installé sur une chaise en face d'elle, elle ouvrit la bouche pour parler. À sa première tentative, aucun son n'en sortit. Il lui fallut encore quelques minutes pour récupérer suffisamment ses esprits :

« Nathaniel... Avez-vous bien fermé la porte à clé ?

— Oui, je le fais toujours, ne serait-ce que par habitude.

— Bien. Il ne faudrait pas que nous soyons dérangés par qui que ce soit. Maintenant que j'y pense, on n'est jamais trop prudent... Fermons également les volets. Ce que j'ai à vous dire doit rester dans le plus grand secret et, si nous ne risquons pas particulièrement d'être entendues par des oreilles dangereuses désormais, mieux vaut nous préserver des yeux indiscrets. Si nous étions vus par des individus normaux, ils pourraient ne pas comprendre et mal interpréter. Allons, vous me questionnerez après, fermons rapidement ces volets, ne serait-ce qu'au rez-de-chaussé. »

Ils s'exécutèrent promptement puis revinrent s'asseoir exactement là où ils étaient quelques instants plus tôt :

« Bon... Assez attendu. Nathaniel, je vous dois un certain nombre d'explications. Votre mère aurait voulu vous les transmettre elle-même mais le destin le lui a refusé. Cela me désole mais...

— Attendez une seconde ! Qu'est-ce qui empêche ma mère de me dire ce que vous avez à me révéler ? Elle est partie au boulot ce matin mais il n'y a pas d'urgence, nous pourrions attendre qu'elle revienne.

— Nathaniel...

— Oh, et tant que j'y pense : j'ai aussi du mal à comprendre pourquoi vous m'appelez Nathaniel. Même ma mère ne m'appelle pas comme ça, ça fait vachement formel quand même, même si l'on ne se connait que de loin. Appelez-moi Nathan, c'est plus court. Et c'est moins bizarre, je dois dire aussi. »

Un petit sourire avait échappé à Nathan en disant cette dernière phrase. Naïvement. Il ne se doutait pas que son monde était sur le point de s'écrouler et que sa bonne humeur aurait bientôt une excellente raison de déserter.

« Écoutez... j'ai tant à vous dire et si peu de temps pour le faire. Ce que je n'aurai pas le temps d'expliquer, d'autres le feront. Je vais m'efforcer de vous répondre mais, s'il vous plaît, ne m'interrompez pas. »

Elle ferma les yeux et respira profondément.

« Je suppose que je devrais commencer par me présenter. Ce ne sera probablement pas très parlant pour vous, mais vous devez tout d'abord savoir que je suis Ophélie, huitième Sentinelle d'Isoria. De ce que j'ai compris votre mère n'a jamais ne serait-ce qu'évoqué votre monde d'origine, il est donc normal que vous ne connaissiez pas Isoria. C'est d'ailleurs bien dommage, car tout va se précipiter pour vous.

— Euh... Temps mort, dit Nathan en croisant ses bras devant lui. Attendez, attendez, attendez, c'est incompréhensible votre affaire. Je vis ici, je vais à l'université, c'est quoi cette affaire de "monde d'origine" ? Et ma mère, je ne comprends toujours pas pourquoi elle ne peut pas me le dire elle-même plutôt que de laisser faire une pseudo-étrangère... »

Le coup fit mal à Ophélie. Que Nathan la considère comme une inconnue n'était pas anormal. Elle s'était faite moins présente, voire carrément absente, après qu'il avait soufflé sa troisième bougie, mais elle avait tant aidé Aurore à s'occuper de lui lorsqu'il était né. Elle se rappelait ces fois où elle était restée jusqu'à tard pour lui raconter des histoires alors qu'il pleurait et refusait de faire la sieste lorsque sa maman était au travail. Cette époque était si loin à présent, presque irréelle...

« Nathaniel... Oui, Nathaniel, car c'est bien ainsi que vous vous appelez. Tout serait si simple si vous n'étiez que n'importe quel Nathan. Ce n'est malheureusement pas le cas. Vous êtes le fils des deux personnages autrefois les plus puissants du Grand Continent. Je suis triste d'avoir ce rôle de messagère aujourd'hui, car je ne vous apporte que des mauvaises nouvelles. Vous n'avez jamais connu votre père, et je ne peux pas non plus vous promettre que vous le reverrez. Le malheureux est mort, il y a de cela vingt ans, dans des circonstances dramatiques que d'autres Sentinelles vous raconteront mieux que moi. Quant à votre mère... ma seule consolation est qu'elle a probablement enfin retrouvé l'homme qu'elle aimait tant... »

Il y eut un nouveau silence. Bien plus long cette fois-ci. Les paroles d'Ophélie avaient eu un étrange écho en Nathan. Il avait soudainement mal dans sa poitrine.

Terriblement mal.

Affreusement mal.

Mal comme il n'avait jamais eu mal.

Une douleur aigue envahissait d'un seul coup tout son être comme s'il avait tout perdu, comme s'il se retrouvait soudainement seul au monde. Il ressentait la mort de sa mère jusqu'au plus profond de son être. Ophélie n'avait pas osé lui dire clairement qu'elle était morte mais l'évidence s'imposait à lui. Elle était morte et il n'avait pas été là. Elle était morte et, tandis que sa poussière s'envolait et que l'univers reprenait son bien, il n'avait rien éprouvé.

Il aurait voulu mourir tant des sentiments contradictoires s'emparaient de lui. La colère, la douleur, la rancoeur, le chagrin... Ils faisaient tous rage en lui et luttaient pour s'imposer face aux autres.

Sa mère était morte et elle ne pourrait jamais lui parler de son père.

Son père qu'il mourrait d'envie de connaître depuis tant d'années.

Sa mère était morte et il ne pourrait jamais lui dire au-revoir.

Sa mère était morte...

Ophélie s'était tue et observait Nathan. Elle avait vu son visage se fermer tandis qu'elle finissait sa phrase.

« Pardonnez-moi Nathaniel. Je vous demande pardon, car je dois continuer à vous parler en dépit de votre peine. Je vois vous dire ce que vous ne pouvez plus ignorer alors que l'ennemi est à votre porte. Votre sang est bien trop précieux pour que vous ne soyiez en sécurité ici et je ne serai pas assez forte pour vous protéger contre toutes les menaces qui pourraient vous retrouver.

« Aurore, votre mère et jadis la reine du Grand Continent, a été assassinée. J'en ai honte mais je ne sais pas qui a commis ce méfait. Je suis pourtant certaine qu'il s'agit d'un assassinat. Je n'ose pas utiliser le terme "exécution", ignorant le véritable coupable, mais je crains que la politique d'Isoria ne vous ait rattrapé. Il y a de cela vingt ans, votre mère a été bannie par Aaron II, le frère de votre père. C'est désormais lui qui siège sur son trône. Je n'aurais jamais imaginé qu'il pourrait avoir un jour vent de votre existence, puisque vous êtes né après l'arrivée de votre mère dans ce monde. Nous avons de la chance, car il ignore tout de vous. Il doit désormais avoir été informé que son assassin a accompli sa mission... mais je doute qu'il vous laisse tranquille. Je ne suis pas certaine que votre mère ait été sa cible principale, mais vous laisser vivre alors que vous pourriez régner à sa place... Non, je crois fermement que la personne qu'il a envoyé reviendra pour finir le travail.

Il vous faut comprendre que la situation politique en Isoria est particulièrement compliquée. Si nous ne sommes pas en guerre, je ne peux pas dire que vous avez
eu la chance de naître en temps de paix. Il n’était qu’une question de temps avant que quelqu’un ne découvre qu'Aurore était encore en vie. Voyez les vingt dernières années comme une bénédiction, un beau cadeau que vous a fait Sophie... mais vous êtes Nathaniel, premier du nom, héritier légitime du trône d'Isoria. Il est désormais l'heure de prendre vos responsabilités. Quelques rares individus sont au courant de votre existence. Il nous faut prier Sophie qu’ils en sachent le moins possible afin que la situation ne devienne pas rapidement impossible.

— N’est-elle pas suffisamment pénible selon vous, rétorqua amèrement Nathan. Ma mère est morte dans vos bras il y a moins d'une heure. Sur le coup, je n'ai pas compris, mais c'est elle qui s'est envolée en poussière un peu plus tôt. Je ne sais pas par quelle magie c'est possible...

— Je vous en prie, Nathaniel. Je comprends votre douleur mais…

— Vous ne comprenez rien du tout, ne faites pas semblant ! Ce ne sont que des paroles creuses. Des paroles que l'on utilise en ce genre d'occasion, les croyant adaptées pour compatir à la peine de celui ou celle qui a perdu un être aimé alors qu'il serait bien plus sâge de se taire !

— Vous faites erreur, Nathaniel. Je vous comprends mieux que vous ne croyez. D'autant plus que votre mère était ma meilleure amie. Ma longue existence m’a permis de voir des choses qui dépassent ce que vos cauchemars les plus obscurs pourraient projeter devant vos pupilles de nouveau né. Même votre mère n’a pas vécu autant que moi et, croyez-moi, je le regrette sincèrement. Cependant, on ne peut combattre l’inexorabilité en laquelle réside la perte de ceux que l’on aime.  Nous mourons tous à un moment donné et nous ne sommes pas libres d’en choisir la manière. Votre mère savait cela. Je suis bien consciente que ces paroles ne vous consoleront ni ne panseront cette plaie déchirant votre coeur mais il faut vous ressaisir immédiatement. L’heure est grave ! Vous pleurerez lorsque vous serez en sécurité, pas avant.

— Mais que se passe-t-il au juste ? Dites-moi car je ne parviens pas à tout saisir. De ce que vous avez dit, j'ai l'impression que tout a commencé il y a vingt ans.

— Nous traversons une période sombre et instable en Isoria. Vous en saurez davantage lorsque vous serez sur place mais voici l’essentiel : Votre père, notre roi Arthur III, a été renversé par son frère au cours d'une période que nous avons nommé "la Purge". Il était aimé du peuple et les circonstances dans lesquelles Aaron II a pris le pouvoir restent encore floues pour la majorité des Isorians, moi inclue. »

— Mais si je suis l’héritier légitime comme vous dîtes, ne me suffit-il pas de reprendre le trône pacifiquement ? Le peuple ne sera-t-il pas de mon côté s'il apprend mon retour ?

— Vous savez aussi bien que moi que ce n'est pas si simple.

— Pourquoi donc ?

— Nathaniel. Vous n’existez pas en Isoria. Vous êtes né dans ce monde, loin d’Isorialys et de la cour. Vous n’avez, politiquement, aucune chance face à l’Usurpateur en l’état actuel des choses. Pour régner, il vous faudra parfaire votre éducation, connaître l'histoire et la géographie d'Isoria, et acquérir de nombreux alliés dont vous êtes pour l'instant dépourvus. Bâtir un certain réseau d'alliances vous prendra probablement des années, mais plus que de votre héritage, il s'agit de votre sécurité. En l’état actuel des choses, vous devez supposer que cet endroit n’est plus sûr. Si le peuple venait à apprendre que vous êtes le fils d’Aurore, vous deviendriez l’homme le plus dangereux d’Isoria pour l’Usurpateur. Si j'étais à la place d'Aaron II, cette unique raison serait suffisante pour vous vouloir mort. Je regrette de ne pas pouvoir vous accompagner là-bas. Il me reste encore à guider une autre personne dans ce monde avant de pouvoir envisager mon retour en
Isoria.

— Mais que suis-je censé faire pour me rendre là-bas alors ? Je ne saurais même pas par où commencer sans vous. Dois-je trouver un portail, y a-t-il une clé ou quelque chose dans ce genre là ? »

— Se rendre en Isoria est à la fois facile et quasiment impossible. S'il existe au moins une porte connue avec certitude pour passer d'Isoria à ce monde, il y a un autre moyen. Pour que vous puissiez le comprendre, il faut toutefois que je vous explique un autre point clé. Je vois sur votre visage depuis le début de notre conversation que vous brûlez de me poser la question.

— Qui sont les Sentinelles ? Vous vous êtes présentées comme "la Huitième" mais je ne sais même pas quel rôle elles jouent dans tout ça. Vous êtes les gardiennes de quelque chose ?

— Oui et non. Je n'entrerai pas plus dans les détails aujourd'hui, les autres s'occuperont de parfaire votre éducation plus tard. Le rôle premier des Sentinelles est de protéger les intérêts de Sophie et la paix en Isoria. Cela vous concerne d'ailleurs directement car, votre mère ayant été la Dix-septième, cela fait de vous la Dix-huitième.

— C'est amusant comme chaque fois que vous ouvrez la bouche pour m'expliquer quelque chose, vous utilisez d'autres choses que je ne connais pas en pensant que c'est clair... Et cette Sophie, qui est-ce ?

— Sophie est notre déesse, Nathaniel. Elle est non seulement notre mère à tous mais est également la source du pouvoir des Sentinelles. C'est grâce à ces mêmes pouvoirs que je vais vous renvoyer en Isoria.

— Là maintenant, tout de suite ? Ici, dans le salon ?

— Vous préféreriez que nous le fassions ailleurs ?

— Euh... Non, c'est juste que c'est très soudain... Je ne me sens pas prêt à partir comme ça...

— Allons, allons. N'ayez pas peur. Faites silence, installez-vous confortablement et détendez-vous. Oh, une dernière chose avant de commencer : n'ayez pas peur de parler de Sophie avec d'autres Sentinelles mais méfiez-vous toujours de votre entourage. Des oreilles mal intentionnées pourraient vous écouter et parler de la déesse dans les lieux publics est devenu assez dangereux de nos jours. Soyez attentifs. »

La discussion s'arrêta là. Ophélie s'assit en tailleurs et commença à méditer. À méditer ou... à prier ? Nathan n'aurait pas su dire si c'était l'un ou l'autre, mais elle semblait très concentrée.

Nathan n’y comprenait rien à rien. Toute cette histoire abracadabrante ne tenait pas debout. Sa mère lui aurait forcément dit la vérité si tout cela était fondé. Il ne pouvait pas vraiment être le prince héritier d’un royaume ou d’un empire ou de quoi que ce soit. C’était trop invraisemblable.

Bonjour Nathaniel. Je suis Sophie.

« Sophie ? Comment ça Sophie ? Non, je dois être en train de rêver. » Il s'était exprimé à voix haute, pourtant Ophélie restait de marbre, comme si personne n'avait rien dit. Comme si plus rien n'existait autour d'elle.

Non, non Nathaniel. J’ai bien essayé de te parler en rêve mais tu n’étais pas très réceptif. Ceci est bien réel. Mais peu importe, pas le temps de discuter. Je t’envoie directement en Isoria. Il est grand temps que tu rentres chez toi.

Les contours de la pièce se dissipèrent progressivement jusqu’à ce que Nathan ne puisse plus rien voir. Tout ne fut soudain que blancheur autour de lui, puis il perdit connaissance.

Épuisée, Ophélie se dirigea vers la sortie sans regarder en arrière. Son devoir accompli, elle ne pouvait pas traîner ici. Cette maison conservait encore le parfum, la présence de l’amie qu’elle venait de perdre. Elle ne le supportait pas. Elle se volatilisa à son tour.

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Carl
Posté le 15/06/2024
J'aime beaucoup le rythme installé au moment de l'annonce de la mort de sa mère ! L'espace entre ces quelques phrases, elles se cognent à l'oeil du lecteur, elles ressortent comme elles doivent marteler la tête et le coeur de Nathan !
On se sent tout de suite très impliqué avec le personnage !
Phil Wayne
Posté le 15/06/2024
Ça me fait vraiment plaisir de voir que tu as accroché. Tu es un des premiers à me faire de tels retours, c'est très motivant. C'est vrai que le rythme ne fait que s'accélerer sur plusieurs chapitres. Les explications commencent progressivement... et en même temps on n'en sait toujours pas assez dans le chapitre 3. Nathan en apprend juste assez pour faire le grand saut mais il est encore beaucoup dans le flou (un peu comme nous en vivant l'aventure à ses côtés)
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