Chapitre 28 - Le pouvoir du feu

Sur le terrain où les ronces subissaient l’assaut des lames mécaniques, Jeanne s’avança, la canne à la main. Les deux travailleurs, casque sur les oreilles pour se protéger du bruit de leurs machines, ne l’avaient ni entendue ni vue arriver. Quand elle atteignit le premier homme, une grande partie du sol était déjà déblayé. Son collègue mettait la tronçonneuse en marche.

— Qu’est-ce que vous faites là, jeune homme ?

— Qu’est-ce que vous dites ?

Il avait éteint sa débroussailleuse et dégagea une de ses oreilles.

— Qu’est-ce que vous faites là ? répéta Jeanne qui avait pâli.

— Ne restez pas là, madame.

— Ceci est un terrain public. Qui vous a permis de le saccager ainsi ?

— C’est précisément la ville qui nous envoie, madame, répondit-il en gardant son calme et sa politesse. Et notre mission est de le dégager pour le rendre un peu plus propre.

— Mais il n’est pas sale, voyons ! C’est vous qui êtes en train d’abîmer la nature.

La lame dentelée de la tronçonneuse avait commencé à attaquer un premier tronc dans un bruit assourdissant. Jeanne frissonnait.

— Le responsable de l’urbanisme et les promoteurs doivent tenir une séance d’information à la population prochainement. Nous faisons place nette, expliqua l’ouvrier aimable. Venez, je vais vous montrer les papiers.

Jeanne refusa de bouger. Elle avait les yeux rivés sur l’arbre en train de céder. L’homme s’éloigna un moment vers la camionnette puis il revint avec un dépliant officiel. Le papier annonçait la réunion publique, à l’école du quartier, une semaine après la fête prévue avec les enfants.

— Vous ne pouvez pas, reprit-elle. Savez-vous combien d’oiseaux nichent dans ces arbres ? Combien d’insectes s’en nourrissent ? Vous rendez-vous compte qu’ils sont vivants ?

— Madame, nous faisons notre travail. Vous devriez vous éloigner maintenant. Pour votre sécurité.

Le tronc craqua alors en une longue plainte qui prit fin avec fracas lorsqu’il toucha le sol. La vie l’abandonna dans un bruit d’explosion. Jeanne en resta muette, les larmes aux yeux. Le bûcheron s’attaquait déjà à un deuxième bouleau proche de celui qui était maintenant couché. La vieille dame ne pouvait détacher son regard, tandis que le premier ouvrier tentait gentiment, mais fermement de l’attirer hors de la zone des travaux. Il la tirait par le coude. Quand le second bouleau s’abattit à son tour, deux cris perçants retentirent.

— Non !

— Vous êtes fous ! Arrêtez !

Aube et Noémie avaient surgi comme des furies et s’étaient jetées devant les arbres. Elles couraient sur la parcelle et empêchaient le travail de continuer. L’ouvrier responsable, débordé, commença à s’énerver.

— Ça suffit ! Les enfants, arrêtez ou j’appelle la police !

— Oh, mes princesses ! s’écria Jeanne. Qu’est-ce que vous faites là ?

— On ne se laissera pas faire, hurla Noémie.

Elle bondissait des bras de Jeanne aux troncs des arbres les plus proches. Aube observa autour d’elle. Les pies et les corneilles semblaient avoir eu le courage de revenir et croassaient au-dessus d’elle. Un vent fort s’était levé.

« Je suis désolé, Aube. Je n’ai rien pu empêcher. »

La voix d’Éfflam était brisée. Il pleurait avec la sève qui s’écoulait du bois coupé.

« Éfflam ? » répondit-elle. « Ta magie n’agit plus ? »

« Ce n’est pas de la magie, Aube. Mon esprit n’a pas accès à la matière de ces machines. »

« On peut y arriver » lui dit la fillette. « Aide-moi, s’il te plaît. »

Aube se concentra sur le moteur. Son mécanisme de métal. L’essence qui pulsait dans ses fins tuyaux. Le tout produisait de la chaleur. Beaucoup de chaleur. Aube pouvait peut-être l’intensifier. Elle sentait la force du feu. Les plus petites pièces ne pourraient y résister. Elle affûta son esprit comme si elle lui ordonnait de souffler pour attiser des flammes, de frapper pour provoquer un incendie. Sous sa pression, l’arrivée d’essence céda laissant gicler le carburant dans un panache de fumée. L’incident éteignit les grognements du moteur en quelques hoquets jusqu’à son arrêt complet. Les deux hommes se regardèrent surpris et contrariés.

— C’est sérieux ?

— Je crois que le moteur vient de cramer. Je ne pourrai pas réparer ça ici.

— D’accord. On remballe.

Ils rassemblèrent leur matériel avant de le ranger dans leur camionnette. Après le fracas des machines et de la chute des arbres, tout se déroulait dans un silence irréel et étonnant. Aube et Noémie soutenaient Jeanne qui tremblait sur ses jambes aussi dures et fines que sa canne. La nature semblait se replier. Le vent soufflait. Les nuages noirs et gris passaient rapides et menaçants dans le ciel.

Aube sentit la présence d’Éfflam qui était pourtant tout à fait invisible. Elle ne parvenait pas à se réjouir d’avoir provoqué la surchauffe du moteur. Deux arbres étaient morts, des nids détruits et des ronces arrachées. Autour, elle le sentait, les travailleurs de GigaCom étaient à l’œuvre. Ils continuaient à rétablir des connexions. Cela alourdissait l’atmosphère, rendait l’air plus agressif et repoussant. L’espace où la nature pouvait s’épanouir se rétrécissait. Aucun animal ne traînait dans le coin. La végétation retenait son souffle, blessée et recueillie. Même si les hommes rangeaient leurs outils, ils avaient revendiqué leur pouvoir. Ils avaient clairement proclamé être les maîtres des lieux. La menace grondait comme le bruit d’une autoroute ressemble à celui d’un dragon endormi.

— Vous ne devriez pas rester là, dit l’ouvrier à Jeanne et aux petites filles, en terminant de rassembler ses affaires. Nous reviendrons demain.

Ils partirent enfin les laissant toutes les trois avec leur tristesse et le papier qui annonçait la réunion des autorités.

— Éfflam ?

Aube devinait la silhouette de son ami. Il avait glissé le long des troncs abattus. Mais il restait discret, fondu dans le décor dévasté.

« Éfflam ! Fais quelque chose pour les arbres, je t’en prie » le supplia-t-elle.

« C’est trop tard. »

« Alors fais repousser les ronces plus grosses et plus fortes pour qu’elles protègent le terrain et empêchent les hommes de revenir. »

« C’est impossible. »

« Mais tu peux modifier la matière » dit-elle.

« Pas plus que toi. Je ne peux pas changer le cycle de la nature. L’automne est là, les ronces ne reviendront pas. Les troncs sont couchés au sol. Ils peuvent devenir de la terre, planter des repousses, mais ils ne se relèveront plus. »

« On doit faire quelque chose » insista Aube.

« Oui, mais il n’y a pas de formule magique. On peut aller dans le sens de ce qui doit être. On peut vieillir le bois qui vieillira. On peut modifier la force d’un champ magnétique. Mais personne ne peut empêcher ce qui a été inscrit dans le temps. »

Jeanne serra les filles contre sa poitrine.

— Notre ami a raison, dit-elle. Maintenant il faut que vous me rameniez à la maison et que vous rentriez à l’école.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Elly Rose
Posté le 25/11/2022
Bonsoir Michael,
Ce chapitre m'a clairement mit les larmes aux yeux. Bien que cette scène ne soit pas à proprement parler, violente, la détresse de la nature, de Jeanne, Aube et Noémie sont tellement présentes que j'en ai eu le cœur serré.
Il n'en reste pas moins que c'est un écrit magnifique et que bien que je redoute la suite, j'ai envie de savoir ce qu'il adviendra!
Bonne écriture!
MichaelLambert
Posté le 26/11/2022
Bonjour Elly Rose !
Ça me touche que ça te touche ! Je sais de quelles émotions je pars quand j'écris cette histoire et certaines scènes mais je ne sais jamais si ça passera de la même manière auprès des lectrices et lecteurs. Tes retours me sont très précieux !
A très bientôt pour la suite !
Vous lisez