Chapitre 4

Notes de l’auteur : Bonne lecture à toutes et à tous !

Chapitre 4

 

Les épais rideaux de la chambre d’hôtel ne parvenaient pas à occulter totalement le soleil qui brillait à l’extérieur et même en cette heure tardive du matin, Lena connut le plus grand mal à émerger. Elle se retourna avec langueur vers Jeremiah qu’elle pensait trouver encore allongé mais qui, assis sur le bord du lit, était déjà vêtu d’une chemise noire. Il lui présentait son dos et marmonnant dans un combiné de téléphone qu’il tenait entre le menton et l’épaule, il griffonnait quelque chose sur un calepin. 

 

Ils avaient énormément veillé après qu’il l’ait emmenée au restaurant puis au théâtre, et elle n’avait elle-même aucune motivation à se tirer des draps du lit gigantesque de la chambre de luxe. Elle était pourtant une personne matinale habituellement. Elle plaça une main à la naissance du dos de Jeremiah pour lui faire savoir qu’elle était éveillée, et il lui jeta aussitôt un regard contrarié. Il arracha la feuille et plaqua le crayon sur le calepin dont il se servait auparavant, puis il raccrocha sèchement. 

 

“Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle.

-Les affaires, ma chérie, répondit-il en se penchant vers elle pour l’embrasser, tu sais ce que c’est.”

 

Il se leva ensuite et elle remarqua qu’il avait déjà parfaitement coiffé ses cheveux bruns sur le côté, et rasé sa barbe de si près que plus aucun poil n’était visible. Seuls quelques boutons manquaient à sa chemise, et désormais debout devant le lit, il se résolut à régler ce souci, avant d’ajouter des boutonnières à ses manches à sa tenue.

 

“On part déjà ?

-Seulement moi, toi, tu peux rester. Byrne attend devant, il te reconduira. Tu as ta journée, n’es-tu pas heureuse ? Pas de client à contenter… enfin, se moqua-t-il avec un petit sourire, façon de parler, en as-tu réellement contenté un seul ?”

 

Plaidant aisément la culpabilité, Lena pouffa alors que Jeremiah, après s’être passé de l’eau de cologne, se penchait vers elle pour l’embrasser plus profondément que la première fois. Il lui caressa la joue et lui souffla : 

 

“Sois sage, hm ? 

-Sûrement pas !”

 

Secouant la tête avec dérision, Jeremiah se redressa et se saisit d’une longue veste ainsi qu’un attaché-case en cuir, fin prêt à prendre la sortie, quand Lena, s’asseyant sur le lit, les draps contre sa poitrine nue, le retint d’une question : 

 

“Et on se voit ce soir, hein ?

-Impossible, ni ce soir, ni demain soir. Rendors-toi.”

 

Sur ce, il disparut derrière la porte que Lena regarda mornement se refermer. Déçue, elle se laissa retomber contre la tête de lit et son regard vogua dans la pièce désertée autour d’elle. Ce fut ainsi que son intérêt s’arrêta sur la table de chevet du côté de Jeremiah, là où le crayon et le calepin reposaient. Elle s’y déplaça et trouva gisant par terre, roulée en boule, la feuille qu’il avait déchirée. Ses longs cheveux bruns cascadant jusqu’au sol, elle s’y pencha pour la récupérer et après s’être relevée, elle la déplia et lut son maigre contenu.

 

Le Preston’s, demain soir, 19h15. Emmener bague et fleurs.

 

Bague et fleurs ? Le sourcil froncé, Lena retourna son regard vers la porte. Non. Jeremiah ne pouvait pas voir une autre fille derrière son dos. Il devait bien savoir qu’elle le tuerait si jamais il lui faisait ça.

 

Toute trace de fatigue désormais dissipée, son poing se referma contre le papier qui n’en fut que plus froissé encore.

 

 

“Le Preston’s… c’est un des meilleurs restaus de Philly mais il est en dehors de Germantown. Il est à l’autre bout de la ville, à Rittenhouse Square.

-Evidemment… le coin des riches.”

 

Accoudé au plan de travail métallique, Douglas Fortland, commis aux cuisines du O’Faeries, avait fait une pause dans la préparation des ingrédients du service du soir. Comme toujours, il s’y était pris en avance, déterminé à s’attirer les faveurs de son supérieur et de monter les échelons. Si Lena était devenue son amie, c’était principalement car son dévouement et son courage l’avaient touchée. Il portait son amour de la cuisine sur ses kilos en trop et sa taille rebondie, mais aussi sur son air concentré dès qu’il avait un ustensile entre les mains. Il travaillait plus que nul autre aux cuisines, était là avant et après ses heures, et faisait preuve de courtoisie envers tout le monde, y compris les Faeries, ce qui était bien loin d’être le cas général. Cela dit, il devenait rouge pivoine dès que l’une d’elles lui adressait la parole. Douglas était vraiment un gentil garçon et les employés des cuisines ne s'étonnaient plus de voir Esmeralda faire irruption avant et après les services pour alpaguer leur collègue.

 

En l'occurrence, les cuisines étaient pratiquement désertes et personne ne s'attardait sur la feuille chiffonnée que Lena avait remis à Douglas. Bien que Lena avait terminé sa journée, elle n’avait pas passé un moment tranquille depuis son réveil chaotique et son congé s’arrêtait à 18h ce soir, horaire où elle devait danser. Jeremiah n’était qu’un sale menteur. 

 

“Rassure-moi, Maddy, tu ne comptes pas y aller ? 

-Bien sûr que si, j’vais y aller !

-Tu as toutes les chances de tomber sur une bande de requins à ton arrivée, grimaça Douglas, enfin, tu sais… tu sais qui est Jeremiah. Et quel genre de personnes il fréquente. Des gangsters, des gens dangereux.

-Rien ne m'empêchera de découvrir la vérité, Doug.”

 

Devant l’air déterminé et vengeur de Lena, Douglas ne parut qu’encore plus inquiet. Personne au O’Faeries ignorait le tempérament téméraire de Lena et le caractère inextinguible de son courroux, et étant lui-même originaire de Germantown, il avait par la suite rencontré des gens qui la connaissaient d’ailleurs et qui lui avaient alors appris qu’elle était encore pire à l’extérieur du cabaret. La voir dans un tel état ne lui disait rien qui vaille. 

 

“Honnêtement, c’est sans doute rien, tu devrais oublier avoir jamais vu ce papier, prétendit-il, pourquoi aurait-il laissé une preuve si incriminante derrière lui s’il comptait vraiment voir une autre fille en cachette ? 

-Parce qu’il pense que je suis stupide, voilà pourquoi ! cracha-t-elle, mais j’suis pas stupide, Doug, pas au point de pas savoir pour quel genre de rendez-vous un homme apporte une bague et des fleurs. M’faut l’adresse du Preston’s, Douggy.”

 

Elle en frémissait de colère et Douglas avala sa salive, un sentiment désagréable s'emparant de lui. Quand Lena était vêtue de ses jolies robes rouges et violettes qui mettaient ses courbes en valeur, qu’elle avait les cheveux savamment coiffés et que de la poudre étincelait sur ses yeux, elle avait l’air douce et vulnérable. Mais lorsqu’elle était habillée comme elle l'était en cet instant comme un homme, comme l’étaient ces femmes qui n’avaient peur de rien, même pas des conventions du monde, c’était une autre histoire. Il ne savait pas s’il devait avoir peur pour Jeremiah ou pour elle. Bien sûr, c’était une pensée irrationnelle. Lena n’était qu’armée de sa batte et de ses poings, et nul ne pouvait en dire autant de Jeremiah Hayden.

 

“Il a de l’argent, Lena, et son père tient Germantown. Si tu l’énerves…

-J’en ai rien à foutre, Doug ! Rien à foutre, putain ! éclata-t-elle. J’ai accepté bien des choses pour lui ! Une fois… une fois, il a voulu que je danse pour lui et d’autres hommes, et laisse-moi te dire que c’était pas du flamenco. S’il me trahit, je le tuerais de mes propres mains.”

 

Doug la fixa un instant, à la fois surpris mais plein d’empathie, avant de baisser les yeux, acquiesçant du menton. Lena était en rage et elle avait toutes les raisons de l’être. Dans ce monde, malheureusement, on pouvait avoir raison sur toute la ligne et ne pourtant jamais obtenir gain de cause, mais il savait bien que Lena n’entendrait aucun de ses arguments.

 

“Tu en as parlé à quelqu’un d’autre ?

-Non, qu’à toi, répondit-elle en récupérant la note. Mes amis du quartier et ma famille seraient trop contents de me dire qu’ils m’avaient prévenue. Jared, pareil. Quant à Owen, si je lui dis, il s’inquiéterait bien trop… Ne parlons même pas d’Alexandra, elle voudrait venir avec moi.

-Ce serait peut-être mieux.

-Non, c’est quelque chose que j’dois faire seule. L’adresse, Doug, file-moi l’adresse.”

 

Il n’y eut qu’un silence durant lequel le commis se massa la nuque avec embarras.

 

“Si tu me la donnes pas, je la trouverais autrement. J’compte prendre un taxi de toute façon mais je veux être sûre d’être au bon endroit.

-Je te la donnerai, Maddy.”

 

 

Sa présence au O’Faeries n’était évidemment pas passée inaperçue auprès de Fry qui l’avait aussitôt traînée jusqu’aux loges pour qu’elle s’y fasse préparer. Fry était la coordinatrice des Faeries, mais elles l’appelaient toutes la Sorcière. Si elles étaient toutes les fées des contes merveilleux, Fry était leur marâtre persécutrice. Son véritable nom était Frieda mais elle avait tenu à américaniser son prénom. Grande blonde allemande de 38 ans, elle ne quittait jamais ses talons hauts et ne supportait pas qu’un seul cheveu sorte du rang. Lena l’avait déjà vue gifler des gamines pour qu’elles arrêtent de pleurer et quand c’était elle qui se chargeait de leur mise-en-beauté, les Faeries savaient que l’heure de la sanction avait sonnée. Un peigne et un recourbe-cil devenaient des armes entre les mains de la Sorcière. 

 

Lena la détestait de tout son être, et ça ne datait pas d’hier. Elle la haïssait encore davantage que Mary White. C’était Fry qui les avait accueillis, Jared et elle, ce fameux jour où ils étaient venus pour se faire embaucher. Fry qui lui avait vendu ce métier comme un simple emploi de serveuse, elle également qui l'avait enfermée dans une pièce avec l’un des pires clients du O’Faeries pour la punir après qu’elle se soit mal comportée. Ce jour-là, elle avait échappé de peu à un viol et le lendemain, elle hurlait sa démission dans le bureau de Jeremiah. Et même si sa démission n’avait pas abouti, Jeremiah l’ayant persuadée de rester, Lena s’était promise qu’un jour elle le lui ferait payer, à Fry, lui ferait payer jusqu’au dernier cent.

 

“Fais le tour de la salle, que tout le monde te voit avant ton entrée sur scène, lui commanda Fry. Et sers quelques verres. Après, tu reviens et tu changeras de robe. Ne t'avise pas d’être en retard.

-Et si je suis en retard, qu’est-ce que tu vas faire ?”

 

La mâchoire de Fry se crispa sensiblement et Lena savait qu’il lui brûlait de la frapper. Cependant, Lena n’était plus la petite Faerie à qui on pouvait arracher les ailes, elle était devenue Esmeralda et Fry ne pouvait plus lever la main sur elle sans qu’elle n’en reçoive le revers. A la petite différence que Lena giflait avec les phalanges. Et ce soir, elle n’avait pas la délicate humeur des compromis. 

 

“Si tu ruines le show, Jeremiah ne risque pas d’être très content, siffla Fry.

-Qui te dit que j’ai envie qu’il soit content ?

-Gonzalez…

-Il est où d’ailleurs ? Une sorcière comme toi doit bien le savoir.”

 

Les loges étaient devenues aussi silencieuses qu’un cimetière, tout commérage avait cessé. Ça faisait bien longtemps que les filles du O’Faeries n'avaient pas vu leur consoeur en robe rouge aussi révoltée. Fry, les bras croisés sur sa poitrine, ses longues griffes manucurées tapotant avec une colère contenue, se retenait de reculer alors que Lena s’avançait vers elle, l’allure menaçante. 

 

“C’est toi qui couches avec lui, aux dernières nouvelles, rétorqua Fry. D’ailleurs, ça t’a bien réussi, non ? N’est-ce pas vrai, Esmeralda ?

-Si tu m’appelles encore une fois comme ça, je t’explose la gueule. Et de ta tronche, crois-moi, Jeremiah s’en fout pas mal.”

 

Un peu déboussolée par la colère qu’elle sentait grimper chez son interlocutrice, Fry la considéra avec prudence. Lena s’était calmée avec le temps et elle ne causait quasiment plus de problème, ne répondait que rarement à ses piques. Elle se contentait désormais de suivre les directives de Fry en la snobant avec froideur et mépris, et les deux femmes cohabitaient ainsi. Ce soir, c’était différent, Lena semblait avoir rangé les bonnes manières qu’on lui avait enseignées au cabaret et ce n’était clairement pas une bonne chose. Elle n’avait aucun doute que la jeune femme n’attendait que la première excuse pour l’envoyer au sol d’un coup de poing, et il y avait des bruits selon lesquels Esmeralda avait pratiqué la boxe dans son adolescence.

 

“Va-va servir les clients ! s’écria Fry, légèrement hystérique, en bégayant un peu. Tout de suite !”

 

Devant la peur qu’elle lisait dans le regard bleu à quelques centimètres du sien, Lena eut un petit rire moqueur. Puis, désintéressée, celle-ci tourna ses hauts talons et sortit des loges, entendant la voix stridente de la Sorcière qui se retournait contre les autres filles pour se défouler contre elles. 

 

La salle était pleine comme tous les soirs, et Lena se lança dans des déambulations tempétueuses, s’asseyant à des tables et servant les clients sans décrocher plus qu’un mot ou deux. On lui toucha abondamment les cheveux et elle se retint à grandes peines de tordre des poignets. Dans un coin reculé de la fosse, elle repéra alors Owen assis avec un homme qui semblait venir régulièrement ces temps derniers. Owen était le grand frère d’Alexandra, sa maquilleuse, et était l’un des rares serveurs masculins du O’Fearies, il ne portait pas de robe à sequins verts mais un costume relativement banal de cette même couleur. Il n’échappait pourtant pas au reste des obligations d’une Faerie, bien que lui était au service des quelques clientes féminines. La plupart du temps, en tous les cas. Il arrivait que des hommes requièrent ses services et bien que Lena connaissait l’homosexualité d’Owen, elle ne voyait pas ça d’un bon oeil. 

 

Les hommes qui venaient au cabaret… ces hommes n’avaient bien souvent aucun égard pour ceux qui les servaient. Et bien qu’Owen n’était que d’un an plus jeune que Lena, et travaillait ici depuis plus longtemps qu’elle, ayant été lui et Alexandra mis à la rue par leurs parents alors qu’ils n’avaient que seize et dix-sept ans, il n'en restait pas moins frêle et vulnérable. En outre, il comptait parmi les rares amis qu’elle s’était faite ici. Il était sensible et délicat, innocent malgré tout ce qu’il avait vécu, et Lena avait essuyé bien trop de fois ses larmes pour être en mesure de supporter de le voir dans une position de faiblesse. Ce qui, naturellement, était monnaie courante au O’Faeries. 

 

Sans même articuler un au-revoir à ses clients actuels, Lena se leva de la banquette et marcha droit sur Owen, les joues cramoisies, qui emplissait timidement en soda le verre de son client. L’homme à ses côtés évoquait vaguement quelque chose à Lena par ses venues fréquentes au cabaret mais aucun souvenir en particulier ne s’imposait à elle. Elle n’aima tout de même pas l'œil prédateur qu’il vrillait sur Owen. En quelques derniers pas, elle fut sur eux et elle s’empara de la bouteille en verre des mains graciles d’Owen avant de s’asseoir de l’autre côté du client. Les deux hommes furent un instant muets de surprise face à l’apparition impérieuse de Lena qui avait déjà pris sur elle de reprendre la tâche de service, remplissant le verre qui en venait presque à déborder. 

 

“Maddy…, souffla Owen.

-Maddy ? répéta l’homme avec raillerie. Je croyais que tu t’appelais Esmeralda.”

 

Lena jeta un regard acerbe à l’homme et fit claquer le cul de la bouteille contre la table. Un sourire glacial tomba alors sur son visage et elle répondit : 

 

“Qui ici n’a qu’un seul nom ? Maddy ou Esmeralda, dans tous les cas, je suis là pour vous servir. 

-Depuis quand ? La dernière fois, j’étais pas assez bien pour toi, tu m’as envoyé balader !”

 

Lena adressa un regard en biais à Owen, l’invitant à déguerpir dans l’instant, et celui-ci ne se fit pas prier. Il se glissa hors du canapé rebondi et s’enfuit en trottinant sans que l’homme ne s’aperçoive de rien, trop occupé qu’il était à braquer un regard rancunier sur elle. Il n'avait l’air ni riche, ni important, ce qui expliquait sa présence dans un coin obscur de la fosse, et Lena ne se souvenait pas même lui avoir refusé quoi que ce soit. Des hommes comme lui, elle en voyait chaque soir à la douzaine. 

 

“J’ai dix minutes avant ma scène, c’est à prendre ou à laisser.

-Et bien, reste alors…”

 

Et sa main se glissa tout naturellement contre sa cuisse seulement vêtue de bas légers, Lena ne supportant le moment qu’en s'imaginant lui fracasser le crâne à coup de batte de baseball.

 

 

Ce soir-là, ce fut bien en pantalon qu’elle s’apprêtait à sortir par les grandes portes, ainsi que d’un pas massacreur. Elle n’avait toutefois pas causé d’incident, ça aurait été tout gâcher. Le bruit serait parvenu jusqu’aux oreilles de Jeremiah qui se serait alors douté de quelque chose, et Lena comptait fermement le prendre la main dans le sac. Il ne l’embobinerait pas une seconde fois. 

 

Avant qu’elle n’ait atteint les portes vitrées, on lui barra la route et Lena se recula d’un pas, déjà sur la défensive, alors même qu’il ne s'agissait que de Jared, toujours dans sa tenue de barman. Une expression suspicieuse et préoccupée baignait son visage, et Lena grogna aussitôt. 

 

“Qu’est-ce qui t’arrive enfin ?

-Rien ! claqua-t-elle.

-Tu as été ingérable toute la soirée, ils murmurent tous à ton sujet.

-C’est bien le dernier de mes soucis, figure-toi !”

 

Lena se lança d’un pas sur le côté pour le dépasser mais son meilleur ami se saisit de son coude. Un soupir ulcéré à la bouche, elle se retourna vers Jared qui semblait aboutir à ses propres conclusions et ce fut avec exaspération qu’il réalisa : 

 

“Ainsi, c’est à cause de Jeremiah. Qu’est-ce qu’il a encore fait ?

-J’ai aucune envie de t’en parler, d’accord ?

-Lena…

-J’ai pas besoin de tes conseils, Dada ! Je sais ce que je fais !

-Vraiment ?”

 

Les doutes inscrits sur le visage parfait de son meilleur ami lui furent intolérables en cet instant. Elle aimait Jared comme elle aimait ses frères, elle donnerait tout pour lui sans la moindre hésitation mais parfois, il était si… parfait. Rien ne semblait vraiment lui faire obstacle. Beau, brillant, bien élevé, il ne lui manquait qu’une situation financière, et n’était-ce pas qu’une qualité illusoire, de toute façon ? Jared était la perfection incarnée, comment aurait-il pu comprendre sa situation ? Les humiliations qu’elle subissait quotidiennement, la déception qui se lovait, acide, dans son ventre, ce tunnel sombre dont elle peinait à voir le bout. Elle n’était pas intelligente comme lui, on se moquait d’elle ici. Et Jeremiah… il était celui qui rendait tout ça tolérable. Que ferait-elle, maintenant ? Maintenant qu’elle ne pouvait plus compter sur lui pour rendre tout ça vivable ?

 

Des larmes rageuses lui grattaient les yeux, et elle darda un œil injustement amer sur Jared.

 

“Tu comprendrais pas, de toute façon. 

-Lena, il n’en vaut pas la peine.”

 

Qu’il le vaille ou non, la peine était là. A chaque mètre du tunnel, elle était là, lancinante. Lena secoua la tête, rendue muette par la rage, par la douleur. 

 

“Tu devrais lire le Bossu de Notre Dame.

-Dada, lâche-moi avec tes bouquins, balaya-t-elle avec impatience, j’ai aucune envie de lire.

-Le personnage d’Esmeralda est tiré de ce livre.

-Je sais bien, on m’a assez fait la blague comme ça !”

 

Il lui brûlait de s’en aller et de rentrer chez elle, d’aller prendre un bain et de se coucher. Demain soir, sa vie prendrait un tournant irréversible, elle le savait, et elle avait besoin de dormir. Jared, cependant, refusait de la lâcher, comme décidé à lui faire une conférence de littérature française là, devant l’entrée magistrale du O’Faeries.

 

“Ecoute-moi, tu veux ! s’agaça-t-il. C’est bien Jeremiah qui a choisi qu’on te présenterait au public sous cet alias, non ?

-Où tu veux en venir ?

-Lena, dans le livre, Esmeralda est une prostituée.”

 

Le regard vacillant, Lena nia les faits avec sidération, ne voulant pas comprendre l’évidence que Jared insista pour clarifier : 

 

“Depuis le tout début, c’est ainsi qu’il te voyait, Lena. C’est ainsi qu’il voulait qu’on te voit.”

 

 

Le Preston’s, c’était une devanture immense qui forçait le passant au torticoli, tout comme le O’Faeries le faisait sur Wayne Avenue. C’était aussi de grandes vitres qui donnaient sur l’ampleur grandiose de l'intérieur, incandescent des lumières blanches et des décorations dorées qui y régnaient en maîtres. Une brève seconde subjuguée par le spectacle que l’établissement donnait sur le large trottoir, Lena connut une latence avant de tendre la monnaie au chauffeur et ouvrir la porte du taxi. Les gens qui foulaient ce coin de la ville étaient richement vêtus, richement chaussés et ils observaient, du jugement dans le coin de l'œil, la tenue masculine de Lena. Elle ne leur adressa qu’un intérêt malaimable en leur coupant la route pour traverser le trottoire jusqu’aux vitres. Confus, le portier la surveillait depuis la porte du restaurant alors qu’elle scrutait les tables rondes qui étaient élégamment agencées dans la salle de réception. Toutes recouvertes de nappes immaculées où trônaient des compositions florales fraîchement conçues et des bougies nichées dans des socles d’or. Le cadre parfait pour un dîner romantique.

 

La nuit était tombée depuis deux heures, et la neige avait suivi de près, dégringolant du ciel noir en d’épais touffes blanches qui s’accrochaient à son béret. 

 

“Miss, l’appelait le portier, Miss ? Vous devez vous reculer des vitres.

-Mon copain est à l’intérieur, répondit-elle, je veux voir ce qu’il fait, ok ?”

 

Le portier ne semblait pas beaucoup rassuré par cette justification mais ne trouva rien à répondre. Elle plaquait désormais ses deux mains en jumelles contre la vitrine pour occulter le reflet des lampadaires de rue, et comme un vautour à l’affut de son prochain repas en survolant les plaines, Lena traquait Jeremiah parmi les convives. Elle finit par le trouver vers le centre de la salle, attablé en face d’une fille aux cheveux châtains et enrubannée d’une robe rose poudré. Son poing percuta la vitre, furieuse. Elle le savait ! Le bouquet de fleurs reposait sur les genoux de la fille qui lui tournait le dos, et elle voyait Jeremiah faire glisser une petite boîte carrée en cuir contre la nappe jusqu’à l’inconnue. 

 

“L’enflure…, jura-t-elle avant de passer à l’espagnol, Gilipollas…

-Miss ! Miss, je vais devoir vous demander de partir !”

 

Le jeune portier accourait vers elle mais s’éloignant des vitres, elle l’esquiva sans difficulté. Et elle fonça à grandes enjambées vers l’entrée qu’elle ouvrit à la volée, le portier sur les talons qui, désemparé, faisait signe à la sécurité de lui venir en aide. Le réceptionniste voulut lui barrer le chemin avec un “Miss” supplémentaire mais elle le bouscula, ne ralentissant pas sa démarche endiablée. La chaleur de l'intérieur avait remplacé le froid hivernal de la rue mais son sang pompant fort à ses tympans, elle bouillonnait littéralement. Et ce fut ainsi qu’elle déboula dans le restaurant, perturbant l'atmosphère distinguée et respectable des lieux sur un ton explosif :

 

“CABRON ! HIJO DE PUTA ! VOY A MATARTE !”

 

Ce fut alors qu’elle se figea, reconnaissant la femme et voyant le bijou qui brillait dans le coffret qu’elle avait ouvert. Il s'agissait d’une bague, oui, d’une bague de fiançaille et la tenant, ce n’était nulle autre que Mary White. Se remémorant la manière dont elle l’avait percutée dans le couloir, en début de semaine, courant comme si elle fuyait une scène de crime, tout devint limpide pour Lena. Cette liaison durait depuis longtemps. La chanteuse était devenue blême, et une main tremblante cherchait à masquer son visage, mais Lena la voyait désormais plus clairement que jamais. Si elle avait détesté Mary dès son embauche au cabaret, un an auparavant, ça n’avait pas été sans raison. Elle avait aussitôt volé la vedette à des artistes reconnues qui avaient travaillé dur pour mériter leur place. Pas à Lena qui n’avait jamais été une tête d’affiche, n’étant qu’une danseuse bonne à exciter les pulsions des hommes afin qu’ils se ruinent dans l’alcool et d’autres vices, mais à des femmes que Lena estimait. Et elle n’avait pas compris, s’était plainte auprès de Jeremiah. Pourquoi adaptait-on tous les emplois du temps à celui de Mary ? Pourquoi Fry avait-elle comme ordre de choyer Mary alors qu’elle persécutait toutes les Faeries ? Pourquoi n’y avait-il que son nom, Mary White, en capitales sur la façade du cabaret ? Quelque chose avait tout de suite déplu à Lena, d’autant plus quand elle interrogeait les intéressés et ne recevait aucune réponse. Mary bafouillait qu’elle n’y était pour rien, ingénue comme un angelot descendu des vitraux des églises, quant à Jeremiah, il s’irritait aussitôt, lui rappelant que ça ne la regardait pas. Qu’elle n’était qu’une serveuse et une danseuse.

 

Maintenant, elle comprenait. Maintenant, enfin, tout faisait sens. Depuis le début, Mary White avait été la femme rêvée pour Jeremiah. Quant à Lena, elle était Esmeralda et ils savaient tous, désormais, ce que cela signifiait. 

 

Jeremiah déposa la serviette ouvragée sur la table et se leva, comme s’il n’était qu’à peine ébranlé, comme s’il avait anticipé que ce moment adviendrait. Le dégoût de ce qu’elle voyait devant elle, tous les indices dont elle avait besoin pour imaginer tout le reste, l’ampleur de sa trahison, lui avait ôté toute envie de hurler et de renverser les tables. Son coeur, réalisa-t-elle, était complètement ravagé. C’était donc ça d’avoir le cœur brisé. 

 

Il s’avança vers elle comme un homme du monde et lorsqu’il fut assez près d’elle, il sourit de cette manière factice. 

 

“Ma chérie, sortons.”

 

Pour toute réponse, elle lui cracha au visage, créant l’émoi le plus total dans le restaurant. Elle entendit son nom de scène être murmuré d’une table à l’autre, et la rage revint graduellement. Était-il Quasimodo ? Ou cet homme d’église perverti, Frollo ? Peut-être, s’imaginait-il être Phoebus, oui, c’était sûrement plus son style. Entre la veille et cet instant, elle avait eu le loisir de faire ses recherches. Ce n’était pas compliqué, Estevan, son frère le plus âgé, travaillait dans une librairie et il lui avait résumé l'œuvre avec le plaisir de partager son savoir à sa petite-soeur. Elle l’avait écoutée, les dents serrées, se demandant silencieusement s’il avait fait le rapprochement entre le personnage du livre et elle-même.  

 

D’un geste lent, Jeremiah se passa la main sur le visage alors qu’une étincelle naissait dans ses yeux bruns. Il se saisit ensuite sans ménagement du bras de Lena et la traina jusqu’à la sortie. Les employés du restaurant les observèrent sortir avec un jugement latent, et bientôt, surgissant de nulle part, la garde rapprochée de Jeremiah, qui n’était jamais loin, vint les encadrer. Passées les portes, elle ne lui laissa pas le choix de la lâcher ou non. Elle lui expédia un puissant coup de coude dans la mâchoire qui non seulement lui fit lâcher prise, mais le fit tituber sur un demi-mètre. Elle entendit les reniflements moqueurs des baraques irlandaises à voir le fils du patron se faire frapper par une femme mais lorsqu’il se retourna, la lèvre éclatée, vers elle, les rictus avaient tous disparu. 

 

“Et tu t’étonnes que je te préfère Mary ? siffla-t-il, écoeuré. Crois-tu que je puisse épouser une fille comme toi ? Tu n’as aucune éducation ! En dépit de tous les cours de savoir-vivre que je t’ai obligée prendre, tu restes une sauvage ! Un véritable animal qui ne sait pas se tenir !

-Je vais te tuer !”

 

Bondissant sur lui, fin prête à l'étriper avec les dents et les ongles, et à en faire de la charpie, elle fut tout de suite saisie au vol par une paire de bras épais comme des poteaux qui la soulevèrent hors du sol. Elle ignorait bien quelle armoire à glace avait tenu à sauver son chef de ses poings mais elle se débattait comme une endiablée, vrillant un regard fou de rage à Jeremiah qui observait la scène, consterné, en se massant son menton rougi par le dernier coup.

 

“C’est toi qui te tapes cette pétasse dans mon dos et c’est de ma faute ?! cria-t-elle, révulsée. Tu trouves en plus le moyen de m’insulter ! Tu vas le regretter, Jeremiah ! Je vais te le faire regretter !”

 

Embarrassé par le raffut qu’elle parvenait à causer à elle seule devant la foule huppée de Rittenhouse Square, il s’excusa en baissant le menton face aux regards désapprobateurs et se rapprocha de Lena, toujours maintenue dans l’étau humain qu’elle avait désormais reconnu en Byrne. Le gorille que Jeremiah aimait lui envoyer pour qu’il la conduise là où il voulait. 

 

“Ca n’a pas à virer au drame, ma puce, tu te fais du mal pour rien, voulut-il l’apaiser. Je vais me marier à une femme plus convenable ? La belle affaire. Ça ne changera rien à nous deux.

-Comment ça, ça ne changera rien ?! se scandalisa-t-elle, devenant complètement folle dans l’emprise de Byrne. Tu veux te marier à cette greluche et tu crois que je vais l’accepter ? Si tu fais ça, Jeremiah, plus jamais tu me vois ! 

-Ne dis pas des choses que tu pourrais regretter, Lena. Je te laisse la reconduire chez elle, Byrne, elle s’est déjà suffisamment tournée en ridicule comme ça.

-Oui, patron.”

 

En le voyant faire demi-tour et se diriger d’un pas serein pour retourner à l’intérieur du Preston’s, Lena rebondit sur ses talons, cherchant par tous les moyens à se libérer de Byrne, quitte à lui écrabouiller les orteilles, lui donner des coups de coude dans les testicules ou les tripes, et des coups de boules en plein visage. Mais rien n’y fit, et elle s’épuisa pour rien. Tout ce qu’elle gagna fut que son béret chuta de sa tête.

 

“ENFOIRE ! LÂCHE ! hurla-t-elle. REVIENS ! ESPECE, ESPECE DE… REVIENS !”

 

Mais il passa les portes que le jeune portier lui ouvrit et ne lui adressa qu’un seul regard las avant de disparaître de son champ de vision. Après ça, Byrne se mit à la porter vers une automobile noire garée le long du trottoir, un peu plus loin. On ouvrit une porte et elle fut jetée sur la banquette arrière. Soufflant de colère comme une locomotive, Lena la rouvrit aussitôt et Byrne, sa tête blonde contrariée tournée vers elle, l’épingla par-dessus le toit de la voiture d’un regard d’avertissement. 

 

“Remonte dans cette voiture, Lena.

-Va te faire enculer, Byrne ! Allez tous vous faire enculer, tous autant que vous êtes !”

 

D’un regard circulaire, de la haine plein les yeux, et d’un index accusateur, elle mitrailla tous ces subalternes en costumes qui acceptaient de faire le sale boulot des Hayden sans jamais poser de questions et qu’elle trouva, en cet instant, particulièrement pathétiques. Puis, elle partit d’un pas fracassant le long du trottoir. Et on n’insista pas davantage pour la raccompagner à son domicile.

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